Un recueil de textes de circonstance qui rappellent combien Jankélévitch plaçait la philosophie au coeur de l'existence.

Ce recueil de textes de Vladimir Jankélévitch a une double importance. D’une part il permet de connaître un peu mieux, dans des circonstances précises, comment se manifestait, humainement et personnellement, la réflexion du philosophe sur des cas particuliers. D’autre part, il offre des textes philosophiques qui permettent d’insister sur certains points de sa pensée philosophique.

Comme elles sont particulièrement bien recontextualisées, ses prises de positions et de parole éclairent sous un jour plus discontinu et anecdotique les grandes lignes de sa philosophie. Par ailleurs, le soin que Françoise Schwab met toujours à la publication de textes de Jankélévitch rend l’ouvrage très accessible même à ceux qui ne seraient pas pétris par l’enseignement du philosophe d’exception qu’a été à bien des égards Vladimir Jankélévitch. Même si le titre met l’accent sur la notion de  « résistance », celle-ci n’est pas la seule qu’explore la série des interventions du philosophe. En effet, le recueil est groupé autour de quatre chapitres ayant chacun pour thème une notion fondamentale de la pensée de Jankélévitch, après un avant-propos éclairant de Françoise Schwab remettant en perspective l’importance de ces textes eu égard aux écrits proprement philosophiques déjà publiés du philosophe. Car les interventions ici réunies donnent à connaître l’importance de l’engagement sociopolitique du citoyen Jankélévitch, fidèle à ses valeurs et à un projet politique qui n’apparaît jamais explicitement dans ses œuvres, même s’il s’y laisse parfois deviner. Comme l’écrit F. Schwab : « Vladimir Jankélévitch n’a pas écrit d’ouvrage politique mais toute son œuvre morale y conduit en ce sens qu’elle ne cesse d’explorer le lien ontologique aux autres » (p.10). De même, mettre au centre la notion de résistance est pertinent, puisque la vertu jankélévitchienne accorde au courage un rôle crucial dans l’édifice de la morale, et que c’est bien de courage et de vertu que doit – ou qu’a dû – faire preuve le résistant   .

 

Phénoménologie de la résistance
 


Le premier chapitre consacré à la Résistance et utilement introduit par F. Schwab qui rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances V. Jankélévitch y a participé, est constitué d'un entretien où le philosophe revient sur les raisons de son engagement personnel, et de discours de commémoration.

Jankélévitch n’a jamais voulu édifier les autres pour se dispenser, grâce à ses paroles, de prendre ses responsabilités    : d’où son insistance sur le courage et la vaillance de ceux qui ont refusé l’Occupation et ses conséquences, et, après la guerre, sur la mémoire courte des survivants, qui oublient bien vite ces héros, dont l’existence a été interrompue avant l’heure pour que d’autres puissent vivre une vie décente.

Il montre que personne n’avait égoïstement intérêt à risquer de mourir pour le bien de tous, mais que certains ont eu la générosité de ne pas s’enfermer dans leurs propres soucis particuliers, ils ont eu besoin de s’engager dans un combat qui avait du sens pour eux. En réalité, ils n’étaient pas complètement libres de résister : ils ne pouvaient pas faire autrement pour pouvoir vivre dignement à leurs propres yeux. Après la guerre, ils continuent à lutter, en critiquant ouvertement ceux qui, pour des intérêts économiques, sont prêts  à reprendre rapidement les affaires avec l’Allemagne ou à la réarmer   ).
Pour Jankélévitch, le Résistant a donné un sens à son existence, même s’il en est mort, car c'est pour qu'une vie en liberté soit possible qu'il a risqué la sienne   . C’est notre devoir d’être fidèle à sa mémoire, de maintenir vivant le sens qu'il a rendu possible, face au nihilisme, par son combat, par sa passion   .

Aussi est-ce bien à une véritable phénoménologie que se livre Jankélévitch, remarquant qu’il doit exister dans le Résistant une ouverture à ce qui est plus grand que lui, qui dépasse son propre confort bourgeois et sa propre existence. Le geste de résistance est pratique, non théorique et obéit à des motifs passionnels, non issus d’une délibération mesquine et calculatrice : « C’était la passion qui définit la Résistance elle-même, c’était le refus. Il y a des choses qu’on ne peut supporter d’aucune manière, en aucun cas, sous aucune forme, à aucun degré, qui sont abominables, dont la pensée elle-même nous répugne, on ne peut les admettre, mieux vaut mourir, et cette chose-là, c’était l’occupation allemande. Beaucoup de jeunes gens l’ont compris : plutôt la mort. La passion du combattant, le refus, est la définition même de la Résistance ; résister, c’est d’abord dire "non" et, en cela, c’est la morale (…). Si on n’aboutit pas à la morale, ce n’est pas la peine de se réunir ni d’en parler, ni de chanter les louanges de quelqu’un. La morale est donc inséparable du refus, du non, N-O-N, de ces trois lettres. (…) Dans l’ensemble, le langage courant le confirme, la morale, d’accord avec la Résistance, consiste à dire non », écrit Jankélévitch (p.95-96).

 

Contre l’intolérance et son érection en système
 


Dans le deuxième chapitre, « Face à l’antisémitisme, au racisme et au totalitarisme », sont regroupés des textes de Jankélévitch mettant en évidence les mécanismes par lesquels procède le rejet de l’autre, aussi bien dans les figures de l’antisémitisme et du racisme, que dans le totalitarisme qui fait de l’exclusion et de la discrimination sa méthode de gouvernement. L’introduction de J.-M. Brohm rappelle quelques données sur l’interprétation psychanalytique de l’antisémitisme et de l’autoritarisme (chez des théoriciens de l’École de Francfort et dans les travaux de Rudolph Loewenstein, auteur d’une Psychanalyse de l’antisémitisme notamment). Reprenant le geste de l’interprétation psychanalytique, plus que ses concepts freudiens, Jankélévitch se livre à une « psycho-analyse de l’antisémitisme », publiée illégalement pendant la guerre à Toulouse. Dans ce texte il lit l’antisémitisme contemporain comme un remède ponctuel utilisé par les régimes « bourgeois » pour concentrer sur les Juifs le ressentiment populaire   .

En éjectant les juifs des domaines où ils exerçaient, les fascistes ont pu, très provisoirement et ponctuellement, améliorer la vie de certains qui ont pris leur place. Les bourgeois veulent  éliminer des concurrents dans l’ordre socio-économique : les dentistes compétents, les bons médecins, les commerçants ingénieux, etc. Cette satisfaction, nécessairement brève, a pu faire illusion un moment, mais elle ne supprime fondamentalement rien au besoin de justice sociale qui gagne les démocraties   . Ce qui fait l’unicité de ce qu’on appellera la Shoah, c’est, écrit le philosophe, que « pour la première fois peut-être des hommes sont traqués officiellement non pas pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont ; ils expient leur "être" et non leur "avoir", non pas des actes, une opinion politique ou une profession de foi comme les cathares, les francs-maçons et les nihilistes, mais la fatalité d’une naissance » (p.128).

Dans un autre texte très important –  un entretien avec J. Houbart pour le numéro de juin-juillet de la revue Paradoxes à l’occasion de la mort de M. Heidegger – V. Jankélévitch montre l’importance et l’omniprésence de l’un des grands axes de la pensée : la morale. Et il explique en effet que malgré un amoralisme affiché ou revendiqué, une doctrine ou un penseur ne peut pas faire l’économie d’un positionnement moral. Il écrit ainsi : « Tout le monde fait de la morale, et surtout ceux qui prétendent ne pas en faire, et qui la traînent dans la boue. Ceux qui attaquent la morale portent volontiers des jugements de valeur, taxant notamment leurs adversaires d’hypocrisie » (p.163). Pour illustrer son propos, Jankélévitch reprend la tradition marxiste et la pensée de Trotski, qui, quoiqu’affichant un amoralisme, critiquent en réalité moralement la morale bourgeoise   .

 

Zakhor !  
 


Dans le troisième chapitre, « L’oubli interdit », Jankélévitch exige de chacun qu’il lutte contre l’oubli. Cet oubli concerne, dans ce chapitre, plus spécifiquement la Shoah. Navré par la politique de son époque et par l’effet du temps qui tend à effacer la blessure inguérissable du judaïsme européen, il souligne la valeur et l’importance de ceux qui luttent contre cet oubli. En Allemagne, tout d’abord – où la clémence des tribunaux qui ont jugé les nazis le désole et participe de son refus de prendre en compte, après la guerre, ce pays et sa culture – il prend parti fermement et ouvertement pour Beate Klarsfeld, emprisonnée à cause de certaines manifestations visant à rappeler l’horreur des crimes nazis et l’oubli trop rapide de l’état fédéral   . Il la qualifie de « mauvaise conscience d’un peuple abruti par la dérision de son enrichissement immérité, de ses marks et de sa dégénérescence adipeuse » (p.191), et il écrit : « Dans les actions de cette courageuse jeune femme nous reconnaissons la fonction hautement morale de la violence telle qu’elle s’exprime chez les jeunes gens d’aujourd’hui : les violences souvent répréhensibles de la jeunesse servent à faire éclater une autre violence – la violence latente et quiescente, la violence bien-pensante, la violence légale et parfaitement viable d’un ordre injuste et d’une société pourrie. Et de même : gifler un chancelier mal repenti, créer un esclandre au Parlement, s’enchaîner dans les rues pour témoigner devant les indifférents et attester l’identité de l’antisionisme et de l’antisémitisme – ce sont là assurément des actes « scandaleux ». Mais ces actes scandaleux, dérangeant la bonne conscience des passants, mettent en lumière un autre scandale, un scandale infiniment plus grave caché au fond de l’ordre légal, et qui est le scandale du crime impuni dans la prospérité triomphante » (p.192).

De plus, il reconnaît comme très important le travail sur le Mémorial de la déportation des Juifs de France (1978) de Serge Klarsfeld, qui « perpétu[e] le souvenir de 75000 déportés juifs de France » (p.209), en plus d’être un ouvrage sérieusement et rigoureusement conçu. Son principal mérite, peut-être, est moral, dans la mesure où il rend leur nom à ceux qui ont été écrasés dans l’anonymat terrifiant de la machine nazie   .

 

Fidélités
 


Dans le quatrième chapitre, les textes rassemblés montrent un homme déchiré sur la question de l’État d’Israël. Bien que soutenant sans conditions l’existence de l’État hébreu   , Jankélévitch sait aussi, au prix d’une grande souffrance, manifester contre sa politique, comme lorsque, par exemple, il manifeste contre un possible massacre de population au Liban en 1982. Sa fidélité indéfectible au peuple juif ne l’empêche pas de rester vigilant et défendre l’opprimé contre l’agresseur – quel que soit ce dernier. Comme le problématise très bien l’introduction de J.-F. Rey, la problématique sur cette question est de vivre à la fois dans l’Israël historique (tel qu’il est) et dans l’Israël « normatif » (tel qu’il devrait être). Jankélévitch, comme aussi à sa façon le philosophe E. Levinas, est pris dans l’ambiguïté : Israël est un nouvel État dont on espère beaucoup, on le souhaite juste, conforme aux exigences éthiques du judaïsme. À ce titre, Jankélévitch peut écrire : « Israël est la conscience du monde d’aujourd’hui. Et d’abord sa mauvaise conscience, c’est-à-dire sa conscience morale » (p.245). Mais chez ces philosophes l’exigence de justice est telle  qu’ils ne peuvent que désapprouver ce qui, dans la politique israélienne réelle, vient heurter leurs convictions les plus profondes : la nécessité de s’opposer à tout massacre d’innocents. Ainsi Jankélévitch justifie-t-il sa participation à la manifestation pour la paix au Liban de 1982 en écrivant : « je précise qu’il s’agissait pour moi uniquement de mettre fin à la tuerie, dont la seule idée fait horreur aux survivants de l’extermination massive et systématique machinée par le nazisme. » (p.257) Cette fidélité à l’État d’Israël qui ne va pas jusqu’à en rendre impossible la critique, ou à émousser l'acuité de celle-ci, trouve un écho dans son engagement politique de gauche (il écrit ainsi : « un Juif pour moi est nécessairement de gauche. Il est né ainsi. »), engagement qui ne l’empêche pas de critiquer certains points de la politique soviétique ou communiste.

 

Pardonner ?
 


Le dernier chapitre rassemble des textes autour de la question du pardon. En particulier, on peut lire divers textes philosophiques liés à cette question et ceux justifiant la prise de position décisive qui a donné lieu à deux textes publiés dans L’imprescriptible (1986), dans lesquels le philosophe explique pourquoi les crimes des nazis sont imprescriptibles : d’une part, le temps ne peut ni ne doit effacer leur atrocité, d’autre part, pour qu’il y ait pardon, il faut que les victimes acceptent la demande des coupables. Or, résume Jankélévitch, non seulement les Allemands n’ont jamais demandé pardon pour leurs actes, mais surtout, ceux qui auraient pu leur pardonner sont morts. De quel droit, ceux qui n’ont été des victimes du nazisme que « partiellement », dans la mesure où ils n’en sont pas morts, pourraient-ils, à la place des morts, pardonner à leurs bourreaux ?
On lit également dans l’introduction de F. Schwab l’histoire de la lettre adressée au philosophe de la part d’un jeune allemand, lui-même innocent des crimes de la guerre et dont les parents, à ce qu’il assure, n’ont pas été tortionnaires de juifs. Il lui écrit pour demander pardon. V. Jankélévitch répond qu’il a attendu une telle démarche. Il ne veut pas aller en Allemagne, mais il invite le jeune allemand chez lui.

Enfin, presque en philosophe du soupçon, il lit dans la propension à pardonner aux Allemands de la part de certains l’avidité des bourgeois – car ce sont eux qui pardonnent vite – lequels, n’ayant pas réellement souffert de la guerre, veulent que les affaires avec le partenaire allemand reprennent, quitte à biffer d’un trait son sombre passé. Ces hommes appellent au pardon pour se donner bonne conscience et loin de faire sur eux le travail coutant et quasi surhumain qui permet de passer outre le crime, ils bradent cette notion   .

Comme le résume dans sa postface J.-M. Brohm, pour Jankélévitch, l’essentiel c’est l’action : il faut faire ce qu’on veut qu’il soit fait. Il en donne personnellement l’exemple – et les nombreux et riches textes que cet ouvrage donne à lire en sont comme les multiples illustrations. À travers ces textes, on voit que V. Jankélévitch s’est « engagé », non en superficie ou par ses seules productions littéraires comme il critique certains de le faire, mais dans la résistance, dans la lutte contre l’oubli, dans déligitimation d’un pseudo-pardon qui fausse les relations, dans un compagnonnage fidèle et loyal, mais exigeant et critique, à l’égard de l’État d’Israël – dans une attitude résolument morale, conforme à ce que, philosophe, il avait à cœur d’enseigner