L'évolution du rapport du tableau à son environnement (espace, lumière), à son support et au spectateur.

En histoire de l’art, les spécialistes nous ont appris à distinguer l’art de culte et l’art d’exposition. Ce dernier naît avec l’art classique ou moderne. Il consiste à rabattre l’art sur le regard humain, abandonnant par conséquent la dimension d’un rapport à l’absolu au détriment du spectateur. L’art d’exposition, celui qui sort de l’atelier pour aller à la rencontre des spectateurs dans un nouveau face à face, participe simultanément à l’invention de la « spectatoritalité » d’art. Dans ce cas, classique, la peinture s’achève dans l’atelier, hors du lieu d’exposition. L’exposition sert de décor à un objet qui représente quelque chose pour une présentation au public appelé à se tenir en face de l’oeuvre. Jusqu’à se perdre parfois dans le décoratif, ou perdre le regard dans des quantités de tableaux accrochés cadre à cadre.

Or, des artistes contemporains remanient complètement ce rapport entre l’œuvre et l’exposition. Ils intègrent désormais l’exposition au processus de l’œuvre. Cela signifie alors que l’exposition et l’art d’exposition ont une histoire interne et ne sont pas figés une fois pour toutes dans le modèle premier de l’accrochage. On le savait notamment pour le tableau : il n’est plus pensé dans sa verticalité, il prend des formes volumétriques, il peut être installé de manière non conventionnelle, redéfinissant au passage la position physique du spectateur. Il importe maintenant de comprendre comment l’exposition elle-même est soumise à des transformations, jusqu’au moment actuel de l’immersion du spectateur mettant totalement en jeu l’exercice même de la « spectatoritalité » d’art.

 

Les « peintures d’exposition »

 

Sandrine Morsillo, maître de conférences en arts plastiques à l’université Paris I, mais aussi artiste-peintre (la photo de couverture reproduit une de ses œuvres, ainsi que quelques photogrammes à l’intérieur du livre, mais plus difficiles à lire), comme on le verra ci-dessous, propose une belle exploration de ce qui advient à l’exposition dans l’art contemporain – précisant qu’elle ne parle pas des installations   mais bien de l’exposition à l’œuvre dans la peinture même. Selon une expression empruntée à Jean-Louis Déotte, elle se penche donc sur les « peintures d’exposition », ces peintures pour lesquelles l’accrochage et la mise en espace sont des séquences importantes de la production de l’œuvre. La monstration (plutôt sans doute que l’exposition, parce qu’elle change la posture du spectateur) se désigne alors comme une des composantes de la peinture. Ce rapport d’activation entre l’œuvre et l’exposition modifie nécessairement la réception et la place du spectateur.

La question qui demeure est de savoir si le spectateur participe désormais du dispositif artistique. Robert Ryman, par exemple, a mené une réflexion sur le rapport du tableau avec son support et son mode d'accrochage, lequel devient une partie intégrante de l'oeuvre. Il n’est pas le seul. Claude Rutault introduit d’autres procédures, en créant une véritable scénographie autour de l'oeuvre exposée, permettant de réfléchir au rapport de celle-ci avec son environnement ; de même, Cécile Bart est attentive au jeu entre le tableau et l'espace, sa modulation par la lumière, la place du spectateur... Morsillo en tire l’idée selon laquelle cette peinture d’exposition invite le spectateur à s’interroger sur le rapport qu’il entretient avec l’espace. Non seulement il ne fait plus face au tableau mais il sort de la seule exposition visuelle pour expérimenter un autre rapport à la peinture. Jusqu’où cela va-t-il ? Jusqu’à faire entrer le spectateur dans la peinture ?

C’est donc l’idée de peinture et l’idée d’exposition qui sont ainsi déplacées, mais surtout leur rapport. Ce qui intéresse l’auteur de l’ouvrage, c’est la peinture qui se transforme au contact du lieu dans lequel elle est exposée. Le tableau se termine alors dans l’exposition, au point que le spectateur est engagé à partager l’aventure du peintre, ou, au moins, à s’associer partiellement à son élaboration. Simultanément, il ne s’agit plus, dans l’enseignement, d’enseigner la peinture, mais de «  conduire dans » la peinture.

L’auteur déploie son propos en cinq temps. Le premier tourne autour de l’idée traditionnelle d’exposition. Le deuxième montre comment l’accrochage de l'œuvre peut être remis en question. Le troisième donne à entendre la question du cadre, qui devient donc centrale. La quatrième introduit à la différence entre la scénographie plasticienne et la spatialisation de la peinture. La dernière, enfin, prend en charge la manière de dépeindre l’exposition. La conclusion se lance alors dans une opération complexe de typologie des peintures d’exposition   .

Bien sûr, il fallait éclairer aussi la notion d’exposition. L’auteur a recours, dans ce dessein, aux propos de Hubert Damisch, Rémy Zaugg et Claude Rutault, à défaut d’avoir recours aux historiens d’art. L’idée est de conduire directement aux remises en question contemporaines : la dissolution du face à face, l’élaboration de dispositifs performatifs. Ce qu’on ne confondra pas avec quelques expériences d’artistes cherchant à contourner l’exposition ou à en montrer d’autres contours, par exemple, la fonction de représentation du milieu de l’art. Il reste que la première description proposée, celle d’une mise en exposition de ses œuvres – en les associant à d’autres images - par Jean Le Gac n’est pas très convaincante   , quoique la seconde le soit (exposition Stéphane Dafflon), comme les descriptions des travaux de Daniel Buren et à nouveau Claude Rutault (les définitions-méthodes). Est-ce pour autant nécessaire de parler, comme on le voit partout, de « dispositif » ? L’auteur a raison de justifier cet usage en faisant bien attention à ne pas entrer en confusion avec l’usage du même terme par Michel Foucault   . C’est encore plus caractéristique en ce qui regarde Mac Collum, dans les expositions duquel les spectateurs doivent se déplacer, se retourner, l’artiste cherchant à placer le spectateur dans le même espace que l’œuvre.

 

La spatialisation de l’oeuvre

 

Après ce parcours qui nous a fait passer de l’exposition conçue sur le modèle de la peinture à la peinture mettant en question l’exposition, nous sommes guidés vers des considérations sur l’accrochage comme dispositif artistique. Morsillo reconstitue l’essentiel des éléments propres à comprendre que l’accrochage a lui aussi une histoire : accrochage au mur en verticale, décollé du mur puis collé à lui, émergence de ce qui est sous le tableau, œuvrer sous le tableau (Buren, Bustamante), débord de la peinture sur le mur, etc. La présentation intégrée à l’œuvre devient ainsi une nouvelle instauration de l’œuvre d’art. Au point qu’on peut se demander si par différence avec le cadre qui énonçait jadis le statut du tableau, ce n’est pas désormais l’accrochage au mur qui instaure le statut de l’œuvre.

Mais alors, qu’en est-il du spectateur ? S’agit-il de le déplacer, de l’interpeller autrement, de l’inclure dans l’œuvre ? Les réflexions de Rutault montrent que le pli du corps du spectateur n’est plus de même nature que dans la peinture classique ; aussi, le spectateur peut-il être amené à marcher sur des œuvres. Les modifications ne concernent pas seulement l’œuvre, et sa signification, elles contribuent à redessiner la position du spectateur. Ainsi l’œuvre fait-elle signe autrement à ce spectateur. Elle lui fait moins signe d’avoir à la regarder que d’avoir à regarder vers autre chose, ou d’avoir à déambuler. C’est alors que l’auteur nous fait part de sa propre pratique artistique. Ce qui donne à l’ouvrage un ton particulier, mais séduisant.

Considérant le cadre de l’œuvre, l’auteur reprend des éléments classiques, repartant des réflexions de Jacques Derrida (à partir de Immanuel Kant, et de la discussion sur la limite du tableau ou de la soustraction du tableau par rapport à la réalité) et de celles de Louis Marin, faisant du cadre la juste définition des conditions de la réception visuelle et de la contemplation de la représentation classique. Nous passons plus rapidement sur ce point, très connu, sauf à insister sur le fait que l’auteur approfondit cette dimension de la peinture à partir de sa pratique, à nouveau, et donc des dispositifs optiques qu’elle installe à tel ou tel endroit. Un des effets de tels dispositifs étant de muer les spectateurs en personnages d'œuvres (Cécile Bart).

Si donc art et scénographie fusionnent en certains lieux et dans certaines oeuvres, la question du spectateur en immersion (type James Turrell, le plus connu, ou Veronica Janssens) est impliquée dans la réflexion de Morsillo. Il y expérimente l’espace en le parcourant. D’où la précision : la mise en espace n’est pas exactement la scénographie d’exposition et plus particulièrement la scénographie plasticienne comme « dessin du lieu », qui organise des passages de l’œuvre au spectateur, et ce faisant ouvre parfois à un renversement des rôles : spectateur en acteur ou en auteur. La question se pose en effet. L’auteur renvoie à quelques modèles historiques dans le genre : Lissitzky, par exemple, à propos de Prounenraum   . Il arrive aussi que les spectateurs soient pris dans des dispositifs en attente d’actions de leur part, ce qui les invite à entrer dans un processus de création plus que dans des oeuvres. Alors l’auteur peut conclure : « La peinture d’exposition, n’est-ce pas alors une peinture qui sort de ses limites, des limites du tableau, des limites de son accrochage ? ». Certes, à condition d’ajouter : « et une peinture qui vise en même temps à faire sortir de ses limites le spectateur »