Dix articles de Stéphane Mosès soulignent la cohérence d'une pensée qui a su disséquer notre modernité avec acuité et audace.

Sont ici rassemblés un certain nombre de textes écrits par Stéphane Mosès, inédits ou non, mais qui forment une partie des esquisses du grand livre que Mosès aurait voulu écrire sur ce philosophe encore trop méconnu qu’est Walter Benjamin. Spécialiste de philosophes comme Benjamin, Levinas et Rosenzweig comme d’autres auteurs importants du XIX et XXème siècles (Celan ou Kafka par exemple), Stéphane Mosès s’est entre autre attaché à voir ce qui en eux restait de leur judaïsme, assumé ou non, hérité ou non de leur famille. Dans ce recueil de textes, il fait voir plusieurs aspects de la pensée benjaminienne, ce qui finit par former un champ d’investigation à travers lequel émerge l’unité de la pensée de Walter Benjamin, comme l’expose Heinz Wismann, qui a établi et présente cette édition dans le « Liminaire » qui ouvre le recueil.

 

Autour du judaïsme

 

Le recueil s'ouvre sur un texte, « Benjamin revisité », qui retrace la réception tardive de l’œuvre de Walter Benjamin en France. C'est l'occasion de mettre l’accent sur deux motifs : la querelle pour savoir si l’herméneutique qu’il met en place s’origine dans le marxisme ou la théologie, et l’importance du souvenir et de la remémoration – importance sur laquelle reviendra le dernier texte sur l’interprétation de l’œuvre de Kafka. Ce premier texte est suivi de deux articles consacrés au judaïsme de Benjamin, en lien avec G. Scholem qui l’a initié à la spiritualité juive et entretiendra avec lui une amitié indéfectible, dont témoigne leur correspondance.

Le premier de ces articles s’attache minutieusement à décrire le rapport de W. Benjamin au judaïsme dans son évolution. En montrant que pour Benjamin, le judaïsme est moins une fin en soi que le porteur d’un message spirituel   ), Stéphane Mosès met en évidence l’importance du judaïsme dans la réflexion de Benjamin. À titre d’exemple, rappelons d’une part que Benjamin commence sa réflexion sur le langage par un commentaire des premiers chapitres de la Genèse, et qu’il affirme d’autre part que c’est seulement si on les sécularise, qu’on arrivera à redonner du sens aujourd’hui aux concepts théologiques, pourtant vecteurs de sens, mais d’un sens pour nous devenu incompréhensible. Enfin, et c’est là un thème capital et structurant de son œuvre, ce sont de tels concepts théologiques sécularisés qui organisent l'idée benjaminienne selon laquelle notre modernité – que son œuvre se donne l’objectif d’interpréter –  se définit comme une époque à laquelle nous avons perdu le sens de notre héritage, où ce qui nous a été légué par la tradition ne fait plus immédiatement sens pour nous  

 

Dans le second article dédié au judaïsme de Benjamin, S. Mosès met en parallèle son exil et celui de son ami G. Scholem, et le sentiment de malaise qu’ils rencontrèrent chacun : tous deux vécurent profondément dans leur chair le sentiment de la disparition de la transcendance du monde. Ce sentiment s’exprime à travers la notion de mélancolie chez Benjamin, dans son article « Sur le langage en général et sur le langage de l’homme », où la mélancolie désigne le sentiment des premiers hommes chassés du paradis ou est décrit comme « la désolation d’une réalité totalement livrée à l’immanence comme un élément central de la vision du monde »    ; vision du monde qui distingue l’époque baroque analysée dans son livre sur le drame baroque   . Chez Scholem, la reviviscence de certains thèmes quasiment nihilistes chez des auteurs presque hérétiques de la tradition juive s’accorde avec le découragement qu’il ressent en Palestine, et change son exil réel décevant en un exil intérieur fécond pour la pensée.

 

Un penseur en dialogue

 

La section suivante, baptisée « confrontations », rassemble deux études. La première se veut une réflexion sur l’influence de Franz Rosenzweig sur Walter Benjamin articulée en trois directions : la connaissance par Benjamin des écrits de Rosenzweig, les points de la pensée de ce dernier qui l’ont intéressé, et la forme sous laquelle cet héritage rosenzweigien est assimilé. Stéphane Mosès montre d’une part que si Benjamin connaît L’Étoile de la Rédemption, œuvre maîtresse de Rosenzweig, très tôt après sa parution (d’après Scholem), il n’en étudie particulièrement et avec minutie que la première partie. Il établit d’autre part la congruence entre l’opposition rosenzweigienne entre tragédie antique et tragédie moderne et celle que développe en son nom Benjamin entre l’origine du drame baroque allemand et la tragédie. De même, aussi bien dans les brouillons du Livre des passages de Benjamin que dans L’Étoile de la Rédemption, on retrouve une critique de l’idée de progrès qui débouche sur l’idée d’un temps messianique ou eschatologique ; car dans un temps exclusivement profane, dans une temporalité parfaitement linéaire, composée d’instants identiques et physiquement déterminables, rien de nouveau ne peut arriver. Alors que, dans la conception messianique de l’histoire, « chaque seconde [est] la porte étroite par laquelle le Messie peut rentrer »   .

 

L’autre étude analyse, sous une perspective d’abord historique, le rapport entre Walter Benjamin et Raymond Aron. Stéphane Mosès met au jour le rôle de Raymond Aron dans un désaccord entre Horkheimer et Hans Klaus Brill d’un côté   et Walter Benjamin de l’autre. D’Amérique, Horkheimer charge Aron du secteur français de la revue qu'il vient de mettre en place, c’est-à-dire de vérifier les traductions et d’en assurer la publication le mieux possible. W. Benjamin écrit alors « L’œuvre d’art à l’heure de sa reproduction mécanisée », texte brillant, mais trop proche du marxisme militant pour être concilié avec la politique de la revue à cette époque   . Quand Brill « traduit » le texte de Benjamin en français, il impose un certain nombre de modifications et supprime un passage important pour la pleine compréhension de l’analyse de Benjamin – à la demande explicite et secrète d’Horkheimer. Aron fait part de ses réserves et d’incidents émaillant l’entreprise de traduction de Brill, en particulier dans une lettre assez ferme désapprouvant les modifications de Brill, avant de faire amende honorable auprès du chef de l’École. 

 

Trois textes, regroupés sous l’appellation « Inspirations », constituent une troisième section du recueil. Le premier étudie l’idée d’« origine » chez Walter Benjamin en prenant acte de la double source de cette idée chez lui : « L’une a sa source dans la Bible, plus précisément dans les premiers chapitres de la Genèse, et vise à situer l’idée d’origine en général à l’intérieur de la problématique théologique de l’origine du langage. L’autre se réfère à la pensée de Goethe, et en particulier à sa philosophie de la nature, telle qu’elle s’exprime dans les réflexions de Benjamin sur les phénomènes originels, les prototypes et sur l’idée de morphologie »   . Autrement dit, dans la Bible, l’origine renvoie au commencement et en dernier ressort à un passé immémorial ; chez Goethe, en revanche, elle renvoie à l’idée de principe – et à l’avenir gros de toute l’évolution. Cette grille de lecture de l’œuvre benjaminienne est aussi l’occasion de rappels et d’analyses, sur l’expérience fondamentale de la lecture par exemple, conçue comme « illumination profane », ou sur la figure de l’ange   dans ses célèbres Thèses sur l’histoire.

 

Dans « Walter Benjamin et le romantisme allemand », Stéphane Mosès étudie la lecture benjaminienne du romantisme. Ce qui intéresse Benjamin chez les premiers romantiques est l’interprétation littéraire, ainsi que leur vision de l’objet esthétique, conçu comme une entité close sur elle-même. Pour ce faire, il distingue le symbole – qui est « l’adéquation parfaite entre une idée et l’image travers laquelle elle se manifeste »   – de l’allégorie baroque « à travers laquelle se dit l’abîme qui sépare l’esprit et la nature »   . Stéphane Mosès montre également que Benjamin retrouve dans la croyance populaire au merveilleux tel qu'il apparaît dans les contes – dans la croyance aux esprits par exemple – mais aussi dans les récits du genre littéraire fantastique alors naissant, une tradition ancestrale résistant à la culture officielle des élites bourgeoises. Hoffmann et ses contes feraient revivre cet univers traditionnel contre la prétention philistine à dire la culture. Dans son monde, le mal apparaît comme mécanique – ce qui sera, pour Benjamin, un pressentiment du mal apporté par la civilisation industrielle qui pointe à l’horizon et qu’il analysera avec lucidité. De là, et de l’article sur l’écrivain romantique allemand Jean-Paul, Stéphane Mosès tire une conclusion sur le changement de la méthode d’interprétation des textes littéraires par Benjamin en montrant que si celui-ci, suivant en cela l’inspiration de Marx, prend en compte l’histoire pour interpréter les œuvres, il ancre toujours ses analyses dans des catégories littéraires. Ainsi l’écriture de Jean-Paul, pleine de métaphores et d’images de toutes sortes, est lue par Benjamin comme « la transposition dans l’imaginaire de la réalité d’un siècle dominé par une vision du monde purement mécaniste et par ses conséquences psychiques »   , qui rappelle le baroque et l’allégorie au moyen de laquelle il se caractérisait et il rendait compte d’un monde abandonné par Dieu. 

 

Dans le bref texte, « Walter Benjamin et l’heure fatidique de l’art », l’auteur présente Benjamin comme critique littéraire, qualité qui lui est indiscutablement reconnue. Cette présentation est surtout l’occasion d’un beau développement sur un des textes les plus importants et les plus connus de Benjamin sur « l’œuvre d’art » qui analyse une césure radicale dans l’histoire de l’Art occidental : la substitution, à une conception traditionnelle dans laquelle l’œuvre d’art est unique, d’une conception dans laquelle la même œuvre peut être techniquement reproduite indéfiniment. Dans la conception traditionnelle, une œuvre, originale, se situait en un lieu unique à tout moment, là où des reproductions peuvent exister à de nombreux endroits au même moment. Cette unicité de l’œuvre d’art était liée initialement à une fonction rituelle et même magique, puis religieuse. Mais avec l’avènement de la modernité, c’est justement cette fonction religieuse de l’œuvre d’art qui disparaît définitivement. Cette dimension religieuse de l’œuvre d’art qui disparaît avec l’irruption de la modernité, c’est ce que Benjamin appelle son « aura ». 

 

Bejamin lecteur

 

Dans la partie appelée « Interprétations », Stéphane Mosès compare comment Benjamin et un autre auteur interprètent une même notion ou une même œuvre. Dans le premier article, « Benjamin, Nietzsche, et l’idée de l’éternel retour », Stéphane Mosès réfléchit sur la conception du temps chez ces deux auteurs. Il se livre à une brillante étude sur l’idée d’éternel retour chez Nietzsche, point capital de sa philosophie, mais sujet à controverses interprétatives. Stéphane Mosès met en particulier en avant le fait que la conception d’un éternel retour est liée à une vision mécaniste – quoi qu’en prétende Nietzsche – qui interdit le surgissement du nouveau (puisqu’alors l’éternel retour du Même ne serait qu’une succession de retours d’éléments finis combinés de façons différentes à chaque fois), là où, malgré par ailleurs une certaine proximité intellectuelle avec Nietzsche, Benjamin « part du côté radicalement nouveau de l’instant, de son unité irréductible, de ce qui, en lui, n’est pas prévisible et ne revient jamais »  

 

Dans le dernier texte, « Brecht et Benjamin interprètes de Kafka », Stéphane Mosès compare deux méthodes herméneutiques pour décrypter l’œuvre, parfois hermétique, de Kafka. Après avoir présenté les circonstances de la divergence entre Benjamin et Brecht sur le sens à donner au bref texte de Kafka Le prochain village   , l’auteur analyse les méthodes de lecture des deux protagonistes. Pour Brecht, l’essentiel de ce texte, c’est l’idée d’une « déficience fondamentale du temps »    : autrement dit, Brecht lit ce texte comme l’affirmation quasi philosophique selon laquelle quel que soit le temps dont l’homme dispose, il sera toujours insuffisant pour faire ce qu’il a à faire. Comme le résume Stéphane Mosès, « ce que Brecht lit dans Le prochain village, c’est l’affirmation de l’impuissance humaine en général : l’homme serait incapable de maîtriser le temps historique, de se servir de lui ou de lui imposer sa volonté »   , comme un petit-bourgeois victime de l’ordre social qui l’opprime. De son côté, Benjamin interprète ainsi le texte : « La véritable mesure de la vie est le souvenir. Tourné vers le passé, il refait à rebours, à la vitesse de l’éclair, le chemin de la vie. »   . Benjamin insiste, dans son interprétation du texte qu’il considère comme une parabole, sur la tradition, et le fait que, pour se comprendre, c’est vers le passé qu’il faut se tourner en repoussant le présent   . Dépassant ce texte particulier, Benjamin attribue au monde kafkaïen la caractéristique de se présenter comme si les personnages qui y vivaient avaient transgressé une loi qu’ils ne connaissaient pas véritablement et que pour effacer la culpabilité liée à cette transgression, ils devaient se tourner vers le passé pour reconquérir, d’une certaine façon, la vérité sur leur origine   .

 

Parce que Benjamin est d’abord un lecteur patient et attentif, son œuvre prend ainsi parfois la forme d’une exégèse portant sur un texte ou une tradition qu’assimile et s’approprie l’auteur, parfois celle d’un dialogue vivifiant avec un système philosophique ou religieux. Et Stéphane Mosès rassemble, dans cette œuvre hétérogène, des éléments (concepts, méthodes, thèmes) qui structurent de façon sous-terraine la pensée de ce grand penseur qui a, avec acuité et audace, disséqué le cœur de notre modernité en constant dialogue avec la tradition

 

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