Un ouvrage qui fait le point sur les connaissances concernant le sexe biologique et ses variations

À la question que pose cet ouvrage dès son titre : « Mon corps a-t-il un sexe ? », qui peut paraître saugrenue au premier abord, voire incongrue, avant de devenir dérangeante peut-être, la réponse s’avère particulièrement complexe, et sujette à de nombreuses variations, insoupçonnées voire inattendues. Une complexité que manifeste la diversité des approches ici proposées par les autrices et auteurs dans un dialogue véritablement  interdisciplinaire – ce qui est assez rare, soulignons-le, dans le monde de la recherche française, et d’autant plus remarquable et fructueux – entre biologie et sciences sociales, mené avec le souci, toujours, d’être le plus clair et le plus accessible possible, sans pour autant chercher une « vulgarisation » réductrice ou banale.

Le livre propose un parcours scientifique varié, et très informé, qui part de l’histoire de la Vie sur Terre, où le sexe (et non les sexes) constitue une « innovation de l’évolution », pour aboutir aux questions de l’identité et de la société (en psychologie, sociologie, philosophie et droit) qui engagent une problématique de genre. En effet, la question du « sexe »rencontre inévitablement celle du « genre », non seulement pour les êtres humains que nous sommes, organisés dans des sociétés hiérarchisées, mais, sans doute aussi, pour les animaux.

Les  informations qu’apporte l’ouvrage représentent un état des connaissances scientifiques sur le sexe biologique, au plus précis de ce que l’on sait actuellement. On peut louer, en outre, le souci d’objectivité des différents auteurs et autrices  de ces articles, qui ne sont pas sans ignorer les pressions ou présupposés idéologiques pesant dans leur domaine de recherches comme sur l’ensemble de la société. Il ressort de l’ensemble de ces contributions que le système biologique présidant à la détermination du sexe est particulièrement complexe et générateur de variabilité. Mais cette complexe variabilité est réduite à une binarité femelles / mâles dans une société structurée selon un système hiérarchisé de genre, où les inconvénients vont toujours aux unes et les avantages, aux autres.

Construction du corps sexué

La question est d’abord de savoir comment se constitue le corps sexué. Après l’histoire du sexe intimement liée au « roman de la vie » dans le contexte de l’évolution, que retrace Evelyne Peyre, Joëlle Wiels montre que des mécanismes très sophistiqués gouvernent la détermination génétique du sexe dans le monde animal et que, même chez l’humain, ce processus est encore mal connu. Pierre Jouannet explique ensuite la mise en place des organes génitaux et leur développement, qui sont contrôlés par des facteurs géniques et hormonaux subtils, ce qui engendre donc de fréquentes variations, bien au-delà d’une simple bicatégorisation sexuée. Claire Bouvattier étudie enfin les aspects hormonaux du développement sexué et propose un panorama de ses variations qui aboutissent à des situations d’intersexuation, situations toujours délicates pour les familles comme pour les équipes médicales ; car, si l’intervention chirurgicale est rarement indispensable, la pression des discours médicaux normatifs, des inquiétudes familiales et des représentations socioculturelles n’en est pas moins prégnante.

Le sexe envahit tout le corps

Une définition biologique du sexe engage, bien sûr, tout le corps humain ; aussi la deuxième partie de l’ouvrage considère-t-elle les effets réels ou supposés du sexe sur divers organes. Le cerveau et sa plasticité est présenté par Catherine Vidal ; le squelette et ses variations morphologiques est étudié par Evelyne Peyre, et le bassin osseux, par July Bouhallier ; la voix et ses possibles tessitures est analysée par Mireille Ruppli. Chacune de ces contributions montre que la question du sexe rencontre celle du genre : parce que la variabilité humaine, fortement influencée par l’environnement, est remarquable, et que nos identités sexuées sont construites, socialement et culturellement ; en outre, l’idéologie favorise, depuis longtemps, et maintenant encore, le modèle masculin.

Au squelette et à la voix répondent deux articles consacrés à la danse et au chant. Hélène Marquié analyse comment les corps dansants sont toujours soumis à des normes de genre et souligne aussi que la danse peut parfois « brouiller le genre ». Et pour ce qui est de la voix, Raphaëlle Legrand montre que, dans l’opéra baroque, le sexe d’un personnage, de son interprète et de sa tessiture ne coïncident pas forcément : nombreuses sont en effet les variations de distributions possibles, à l’époque baroque en particulier, et aujourd’hui aussi, bien sûr (les castrats ont certes été interdits par le pape à la fin du XVIIIe siècle ; mais la voix de haute-contre est à présent fortement valorisée).

Culture / nature : la femelle et le mâle

On pourrait se dire qu’en se tournant vers les animaux, on trouverait peut-être une nature plus simple, cette fois bipartite. Mais là aussi, force est de constater qu’il y a une grande variation des comportements animaux,  que ne saurait recouvrir l’opposition binaire  femelle / mâle. Frank Cézilly fait, en conséquence, une évaluation critique des processus de la « sélection sexuelle »proposée par Darwin ; et Michel Kreutzer considère, alors, que le genre semble plus approprié que le sexe pour décrire la diversité des comportements animaux au sein du groupe des femelles ou de celui des mâles.

L’articulation du biologique et du social apparaît donc absolument nécessaire, selon la voie de l’alternaturalisme, tracée par Thierry Hoquet : entre l’antinaturalisme (du « tout est politique ou social »donc modifiable) et le naturalisme (du « tout biologique »), cette troisième voie vise à humaniser les sciences biologiques plutôt qu’à naturaliser les sciences sociales. L’alternaturalisme interroge donc les notions de « sexe » (dont Hoquet précise sept sens différents!), « mâle »et « femelle »en tant que catégories de la biologie, en prenant en compte la grande diversité du vivant et l’extrême variation des rapports mâles-femelles existant dans la nature, dont il a été question depuis le début de l’ouvrage.

De l’identité aux représentations

Du côté des humains, la question des rôles et des représentations  (femmes vs hommes) est étudiée par Christine Détrez dans les encyclopédies anatomiques pour enfants, qui illustrent parfaitement les principes de « naturalisation du genre » : le corps y est en effet d’abord défini comme masculin ou féminin, selon les stéréotypes associés à ces deux catégories. Et cet ancrage, dans le biologique, des différences femme / homme permet d’en justifier toutes les manifestations ; du coup sont clairement assignées des places différentes aux garçons et aux filles. Louise Cossette, quant à elle, montre que les différences psychologiques entre le groupe des femmes et celui des hommes sont minimes au regard des variations inter-individus mais que malheureusement les pratiques éducatives maintiennent la bipartition des rôles. Cendrine Marro, enfin, propose une réflexion sur l’identité sexuée, comme construction psychique évoluant constamment en interaction avec la société. Assurément, l’école a encore beaucoup à faire pour avancer dans ce domaine !…

Deux témoignages font ensuite résonner les voix de personnes pleinement concernées, dans leur vie, dans leur être, par toutes ces questions ici évoquées. Vincent Guillot dit la douleur des intersexes qui souffrent de ne pas exister dans notre société bicatégorisée. Comment exister quand on ne peut être nommé ? Voyez en français : une petite fille court, « elle court », un petit garçon court,  « il court » ; et pour un enfant intersexe, que dire ? Si la Suède a tout récemment officialisé le pronom hen, qui ne dit pas le genre (cf. Libération, 20 avril 2015), la question n’est pas encore résolue en français. Et Stéphanie Nicot revendique, au nom des transgenres, victimes de discriminations multiples, des droits nouveaux qui tardent à leur être accordés dans une société pourtant en mutation. Il est en effet devenu nécessaire, sur le plan juridique, affirme Philippe Reigné, d’asseoir la définition du sexe sur des critères qui ne soient plus seulement biologiques.

Comment conclure cet ouvrage qui, assurément, fera date dans les recherches scientifiques sur le sexe, partant sur le genre, car ces questions sont inextricablement liées, comme le prouvent, magistralement, les autrices et auteurs de Mon corps a-t-il un sexe ? Christine Planté avoue « ne pas conclure », en choisissant d’interroger les termes mêmes de la question titre de l’ouvrage dans son contexte politique. Et Eric Fassin, dans sa postface, analyse les enjeux des conceptions du sexe et du genre pour les instigateurs de la Manif pour tous, mais aussi pour les actrices et acteurs des études de genre