Un recueil de sentences qui brocardent le monde et regardent vers le ciel.

Ce livre de grand format, aéré pour des pages souvent lapidaires, commence par une épigraphe empruntée à Yuan Zhen, poète chinois du 9ème siècle après J. C. : « Je n’ai à t’offrir que mes yeux ouverts dans la nuit. » Il s’achève, entre deux pages blanches, par ces seuls mots, mais qui définissent l’ouvrage : « Un petit bouquet mortuaire tendu maladroitement par un enfant au crâne rasé. » Entre ces extrémités, tout Bobin s’insinue. Le mobile est clairement exprimé, page 51 : « Rien de plus heureux que de penser à ceux qui ne sont plus : ils reviennent par cette pensée et c’est comme si on gagnait au bras de fer avec la mort, éprouvant la douceur d’être momentanément vainqueur des ténèbres.» 

Noireclaire est constitué essentiellement de sentences, sans être sentencieux. Le monde, Bobin le tient foncièrement à distance. Il le brocarde d’entrée de jeu. « Les yeux vides ont envahi tous les métiers. » Ce monde, toutefois, l’intéresse assez peu. Ainsi vingt ans suffiraient pour que des os [d’une femme de trente ans] ne soient plus que poudre. C’est invraisemblable, dans un cimetière, même qualifié de “joli” page 12. Peu importe, selon lui ! Car les poèmes « donnent des nouvelles du ciel, jamais du monde ». Comment n’en pas douter, pour les nouvelles du ciel aussi ? Que loge en effet Bobin derrière ce vocable ?  Il demande, et cette question emplit la totalité de la page 25 : « Chers oiseaux, combien payez-vous de loyer ? » Sur un plan plus symbolique, page 13 : « Le manque est la lumière donnée à tous. » Si, à l’évidence, un réfugié ne peut lire ça sans tordre la bouche, Bobin pour autant croit-il au Ciel ? « Le corps est le seul tombeau. Le mort est une enveloppe dont on a enlevé la lettre. » Ailleurs, il maintient l’éternel. Cette femme perdue, il la qualifie : « ange et pécheresse, inextricablement ». Au milieu du gué, d’un côté, c’est très clair, pour lui. Page 71, cette morte n’est plus : « Ce verre de cristal, je l’ai rempli d’eau fraîche […], je peux le boire d’un trait, toi pas. » Déjà page 14 : « Les ténèbres sont de notre côté, pas du tien. » Mais de l’autre, sur la même page, dans la sentence suivante : « La mort se crispe de te voir lui échapper. » Donc, là, cette morte vivrait encore. Le sésame se trouverait-il page 40 : « À genoux dans la chambre de ta fille tu mets de l’ordre dans ses jouets : c’est la dernière vision que j’ai de toi dans cette vie. Quelques heures après tu n’es plus rien — comme Dieu. »

Si l’ambiguïté constitue assurément une richesse, d’autres imprécisions s’avèrent moins constructives. « Le foulard à ton cou savait tout de ton âme », écrit-il page 35. Facile ? Un peu comme, sur le plateau de La grande librairie, le 15 octobre, il déclare un chant de moineau supérieur à Bach !  Le lecteur curieux lit encore que « les âmes sont des cigales ». Mais encore ? Deux pages plus loin, Bobin affirme que « même nos erreurs, il faut les faire d’une main ferme. Il est impossible de vivre sans cruauté. Respirer, exercer sa joie, c’est déjà blesser quelqu’un alentour. » La quatrième de couverture met au contraire en avant : « Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre. » Plus avant, ce qu’il écrit de la lecture, qu’elle change tout « en bonne farine lumineuse de silence », ne vaudrait-il pas pour son style ? Ainsi peut se comprendre cet appel au meurtre : « Je veux tuer Christian Bobin. » Ne resterait plus, sur la page, que l’impondérable, la voix du silence.

En bref, l’ensemble laisse un peu sur sa faim. Quand, tout au début de Noireclaire, il consigne : « Un tremble se tient à l’entrée du champ comme un jeune garçon de ferme venu demander du travail » et qu’il poursuit, après un intervalle de blanc/silence : « Il attend sa casquette de lumière dans son poing serré », ne se croirait-on pas chez Jules Renard ? Ou bien, sur cette autre méditation, page 42 : « Une goutte d’eau se suicide dans l’évier après une longue hésitation » – comment ne pas rester sur notre soif ? Si Noireclaire, livre de la maturité, accomplit la mission que Bobin s’est assignée : « Je t’écris pour t’emmener plus loin que ta mort », la traversée de ce qu’il ne nomme pas des enfers – sans fermer totalement la bouche à sa douleur, heureusement – connaît des trous d’air, des cahots. C’est un recueil riche, souvent brillant que Noireclaire, mais ce n’est pas le chef-d’œuvre qu’on est en droit d’attendre de l’auteur

 

* Christian Bobin, Noireclaire, Gallimard, 2015, 11 euros