La prise en compte de la littérature permet à l’auteur de revenir sur la question du sujet en étayant l’actuel tournant éthique du sujet.

Les énoncés les plus communs font circuler des identités stabilisées. Ils prescrivent et assignent à l’identité. Les énoncés littéraires procèdent-ils de la même manière ? Certainement pas. Ils pratiqueraient plutôt la suspension de tout jugement identitaire, et par conséquent obligent à interroger moins des sujets stabilisés que des sujets du discours.

Encore, pour s’inquiéter de cette question du sujet en littérature, faut-il sans doute s’inscrire dans une histoire. Il n’est pas impossible, alors, de suivre l’auteur lorsqu’il affirme que son travail résulte d’abord d’une conjoncture théorique : celle qui procède du tournant éthique du sujet, critique et successeur du structuralisme – que l’on y inclut Michel Foucault ou non, dont il sera question brièvement ci-dessous – et de ses effets de remise en cause du sujet classique. Il est vrai, chacun l’a entendu dire, que la reprise, poststructuraliste, des problématiques de l’acteur ou du sujet peut passer, de nos jours, pour une évidence. Encore conviendrait-il d’en étayer le fonctionnement.

D’ailleurs, ou d’autant que ce récit de succession linéaire, servi par l’auteur de cet ouvrage en ouverture (comme en quatrième de couverture) n’explique rien, et on pourrait éventuellement trouver un tel énoncé quelque peu rigide et contestable, la question du sujet étant sans doute plus déplacée que suspendue par ledit structuralisme. Mais ce n’est pas l’objet de cette recherche. Plus pertinente nous semble être la remarque de l’auteur dans la note 8 de son introduction : « Le présent travail reprend aussi, à certains égards, plusieurs questions ouvertes par Dominique Rabaté, dans Vers une littérature de l’épuisement (Paris, José Corti, 2004). » Cette remarque, répétée plusieurs fois dans des notes dispersées, et en appuyant sur d’autres considérations du même Rabaté, nous semble plus propice à rattacher le propos de l’auteur à un cadre général que la référence précédente, que l’on ne doit pas uniquement à lui, mais aussi à de nombreux auteurs importants, dont Antoine Compagnon et Vincent Descombes, abondamment cités dès l’ouverture de l’ouvrage.

Dans une formule plus ramassée, l’auteur, agrégé de lettres modernes et docteur en littérature française, auteur aussi d’une Exception littéraire (2012) remarquée, avance qu’il se propose d’exposer une « caractérisation fonctionnelle de ce sujet qui revient ». Cela consiste bien sûr à poser, si possible à nouveaux frais, ou par de nouveaux biais, la question du sujet, pour autant que l’on distingue, par rapport à la littérature : le sujet comme agent extérieur au texte (auteur ou lecteur) ; et le sujet immanent au texte : sujet de l’énonciation et grammaire de la première personne dans l’ouvrage lu, sujet inscrit dans les figures du discours, et sujet du récit. Cette répartition, en première approche (et qui n’est pas la seule envisageable), ne résistera pas au regard théorique de l’auteur, mais peut servir de fil conducteur afin de saisir l’enjeu du propos.

Autant dire, plus précisément encore, qu’en relevant la question du sujet au travers de la littérature, l’auteur statue simultanément sur la littérature. Que peut cette dernière à la question du sujet ? Qu’apporte la littérature au débat ? Certainement quelque chose, du moins si l’on suit ceux qui formulent cette hypothèse : il existe une grammaire littéraire du sujet. Ce qui est incontestable. Mais, plus subtilement, on pourrait aussi ajouter à ce propos, le suivant : la grammaire moderne du sujet est d’origine littéraire. Il existerait donc un modèle de sujet qui devrait tout ou en tout cas beaucoup à la théorie littéraire, à la rhétorique, et ajoute un Guillaume Navaud, au théâtre. Une autre lecture de la littérature devient donc possible par le biais de cette question du sujet. Une sorte de tournant lui-même éthique des études littéraires.

C’est à ce carrefour que s’installe l’auteur pour construire l’horizon de son hermétique du sujet. Elle vient au jour au travers de trois études qui assument une double interrogation : concerner l’inscription d’un sujet dans le discours, mis en scène dans des récits à vocation littéraire ; et, par extension, concerner le rapport entre le texte et le hors-texte, disons la littérature et (énoncé avec précaution) la « vie » (plutôt l’existence). La première étude va à la rencontre de Sartre, abordant alors la question des subjectivations littéraires à partir des textes où, selon l’auteur, elle a reçu sa première formulation. Il s’agit en somme de la traversée de l’écriture de Sartre par la psychanalyse existentielle. Sartre aurait donc voulu interroger la capacité de la littérature à soutenir une vie humaine. La deuxième étude engage une analyse des textes consacrés par Gérard Genette à la Recherche de Proust. L’idée générale est de montrer que l’écriture de l’ouvrage de Proust peut être caractérisée comme le « procès, indéfini, d’inscription » du sujet. La troisième étude s’attache à préciser le statut de la première personne dans Une saison en enfer de Rimbaud.

On prendra la notion d’hermétique du sujet au pied de la lettre. L’auteur envisage, de manière conséquente, une philosophie relative à la partie occulte de notre rapport au sujet, mais en même temps il veut dénouer la clôture de cette question, trop souvent déclarée impénétrable. S’il y a quelque part un côté ésotérique de la question du sujet, cela ne signifie pas que l’on ne puisse toutefois en éclairer les éléments. Encore importe-t-il de relier cette hermétique du sujet à ce que l’auteur présente comme son opposé, l’herméneutique du sujet. Si l’une penche pour l’ouverture du sens, l’autre en exprime la clôture. Et par cette allusion à l’herméneutique, il faut bien entendre, nous y revenons, une allusion à Michel Foucault, qui en 1981-1982, prononça, au Collège de France, un cours sur l’herméneutique du sujet (au passage on évitera de garder en tête l’erreur typographique de date indiquée dans la bibliographie : 1882).

Revenons sur la subjectivation littéraire révélée par l’effort analytique sartrien. L’auteur de cet ouvrage prend en charge la critique de l’égologie telle qu’établie par le philosophe de l’existentialisme. Cette critique est, on le sait, un thème insistant dans l’ensemble de l’œuvre de Sartre. Il s’agit, en lui, de révoquer le privilège d’originarité que la tradition classique en philosophie attribue à l’ego. Et comment procéder ? En refusant de séparer, en littérature, l’auteur et l’œuvre, ou l’ego et ses actions. La littérature devient le lieu d’une autofiguration dans laquelle devraient s’accorder les deux instances. Au nom de quoi postuler une différence essentielle entre l’auteur et son existence, et pour en revenir aux ouvrages de Sartre, entre Baudelaire et son œuvre, ou entre Flaubert et son œuvre ? C’est contre cet a priori que s’écrit la biographie analytique de Baudelaire, puis de Flaubert, par Sartre, biographies qui ne sont éventuellement rien d’autre que des autobiographies, à des titres différents.

La relecture de Proust, opérée par l’auteur, donne lieu à des développements largement complémentaires. Le statut du texte proustien est évidemment en discussion constante. Discussion renouvelée ici. Chacun tente d’une manière ou d’une autre de rapporter le texte au hors-texte, afin de saisir par ce biais le rapport de la littérature à l’existence de son auteur. S’inspirant de Jacques Derrida commentant les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, l’auteur souligne que la description du fonctionnement textuel en son immanence suppose de prendre en compte les effets d’inscription du hors-texte dans le texte, notamment là où ces effets ont une motivation génétique ou généalogique, comme c’est le cas dans la Recherche. Il est de fait que le roman de Proust se produit comme la récitation ou la répétition de sa propre origine. La position du narrateur est inséparable d’un métadiscours interne qui se déploie comme une théorie du roman (projeté) dans le roman (réel). L’auteur propose ici de nombreuses pistes d’analyse de cette œuvre, indiquant (en s’appuyant sur des travaux en cours, notamment des thèses passées avec succès) des directions et des principes de recherche, non sans les étayer d’une relecture orientée du volume III des Figures de Gérard Genette.

Avec le « cas » Arthur Rimbaud, la perspective s’élargit encore. On sait que la quête de soi promue par la voyance conduit Rimbaud à la formulation la plus connue de son travail : « Je est un autre. » Cette phrase, rappelle l’auteur, marque, comme on l’a souvent écrit, la destitution du sujet compris comme substance et prononce la révocation de toute clôture égologique. Ainsi revient fortement le motif de cet ouvrage : construire une poétique du sujet saisi dans sa crise de création ou dans sa quête de vérité. Cette fois, Michel Foucault vient à nouveau en avant, par le biais de la notion de « souci de soi » (et la question plus technique des « hypomnèses », disons par exemple des pratiques d’écriture servant de guide de conduite). En analysant Une saison en enfer, l’auteur montre, en s’appuyant sur de nombreux commentateurs, que c’est l’effort d’une ressaisie de soi qui motive une certaine organisation discursive originale de l’ouvrage de Rimbaud. Dès lors, il remarque que le sujet rimbaldien est inséparable de sa propre archéologie d’écriture. Son discours ne se satisfait pas de la simple reprise ou réflexivité narrative. Il y a sédimentation du temps dans l’ouvrage comme il y a superposition en palimpseste de quelques œuvres précédentes, et confrontation entre la citation de sa propre œuvre et l’autocommentaire. Ainsi, Une saison en enfer devient-elle une œuvre qui peut passer pour le support privilégié d’une quête de soi. Elle ne se contente pas de constituer le récit de la vocation poétique de son auteur, elle est tissée de récriture et de relecture qui fonctionnent comme des répétitions constituantes de soi.

Plus généralement, l’ouvrage se déplace donc d’une analyse à l’autre de la question du sujet à celle du langage, de celle-ci à celle du discours et donne à entendre que quelque chose se passe au sein de ces rapports qui tient à l’effort d’une réflexion sur le sujet. On en connaît la question de référence – qui parle ? –, vieille adresse au texte littéraire (Mallarmé, Rimbaud, etc.). Mais n’est-ce pas une question qui projette d’emblée sur le propos l’ombre d’un sujet absenté ? C’est bien là toute la question du sujet littéraire. Quoi qu’il en soit des arcanes de la démonstration, qui requièrent toutefois une bonne formation aux théories de la littérature, l’essentiel du propos vise à éviter d’en rester à une fictivité essentielle du sujet pour mieux faire place à la perspective d’une invention de soi à partir d’une énonciation littéraire.