Dans ce dictionnaire, le lecteur peut vagabonder à son gré d’articles en articles et reconstituer par touches progressives cette mosaïque mystérieuse qui a fasciné bon nombre d’écrivains.

« [M]ais au loin, par intervalle, on entendait les roulements solennels
de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit,
se prolongeaient de désert en désert, et expiraient
à travers les forêts solitaires »
Chateaubriand, Essai sur les révolutions (1797, II, LVII).

L’univers nocturne est constellé de paradoxes : monde du néant, de l’invisible, des formes mouvantes et indécelables, il n’a pourtant cessé de nourrir l’inspiration des écrivains depuis la nuit des temps, sans mauvais jeu de mots. C’est que la nuit fait table rase et laisse deviner un monde que l’imaginaire aime à reconstruire à partir des bribes éparses et fugaces que l’on y aperçoit ou que l’on croit apercevoir à la dérobée.

Il ne fallait pas moins de deux copieux volumes pour faire le tour de ce sujet, sans être exhaustif – qui peut l’être ? – comme le rappelle très bien Alain Montandon dans la préface du Dictionnaire littéraire de la nuit   . Cette préface, modèle d’érudition, dresse un panorama riche et évocateur de la question, partant des origines chaotiques du nocturne à sa mise en mots, qui n’est pour le moins pas évidente.

Mais s’agit-il véritablement là d’un dictionnaire ? Certes, il y a des entrées, classées de manière alphabétique, mais ce sont bien plus des essais synthétiques et éclairants que de simples notices qui nous sont présentés dans cet ordre académique, comme le rappelle Alain Montandon, maître d’œuvre de cet ambitieux ouvrage, convoquant nombre de spécialistes qui peuvent illuminer de leur savoir précis les différentes facettes de la nuit littéraire. Nous parcourrons ainsi quelques entrées qui nous ont semblées significatives du thème afin de suggérer la richesse que l’on peut tirer de cet ouvrage.

Comment ne pas commencer par l’article « Aurore/Aube », rédigé par Hugues Laroche ? Ce dernier rappelle combien il renvoie à la nuit prise dans un rapport « dialectique », celui du « couple jour/nuit », l’instabilité même de l’aurore, fugace et transitoire, poussant à l’émergence littéraire d’images et de métaphores pour tenter de la saisir dans son essence insaisissable. Aux antipodes de la nuit, lieu du commencement alors que la nuit est la fin, l’aurore revêt aussi une dimension fertile dans le registre littéraire puisque son opposition avec la nuit renvoie au problème de l’écriture, éminemment nocturne dans le domaine de la création, a fortiori chez les romantiques. Dès lors, l’aube perd de sa force et subit, malgré son éclat, la polarité paradoxalement positive de la nuit fertile de l’écriture.

Pourtant, la nuit est avant tout ce monstre polymorphe qui réactive nos peurs animalisées comme le montre bien Alissa Le Blanc parcourant avec précision et force détails le monde bigarré du « bestiaire nocturne » chez les poètes décadents et symbolistes. Ainsi, « la nuit engendre toujours des monstres ». « Apparitions fugitives », animaux symboliques ou allégoriques sont autant de moyens pour les poètes décadents de figurer un « moi poétique éclaté », sous les dehors d’un cygne lunaire, ou leur faculté « poïétique » dans la propension du poète à faire s’épanouir de son esprit les « créatures de son imagination ».

Ornement, emblème, objet mimétique ou critique, l’animal nocturne du poète décadent assume de multiples fonctions. Il a partie liée indubitablement avec le « cauchemar » que Stefano Lazzarin, dans son article, aborde de manière chronologique et typologique tout à la fois, saisissant ses multiples formes (son origine fantomatique, son « caractère prophétique », la projection d’angoisses) pour mieux montrer combien le mauvais songe fut peu à peu la matière d’une exploration romanesque (avec le roman gothique), littéraire et romantique (avec la « poétique du cauchemar » développée par Nerval entre autres), ou psychanalytique avec Freud, puis Kafka qui met en fiction l’obsession cauchemardesque de ses personnages.

Le cauchemar n’est pas sans réactiver les créatures sorties d’outre-tombe, d’où l’importance du bel article « cimetière », signé par Vérane Partensky, qui en cerne toutes les modalités essentielles, comme « lieu de méditation morale » et « mélancoliqu[e] », mais aussi comme « tentation macabre ouvrant vers le fantastique ». De la fameuse poésie des cimetières anglo-saxonne de la Graveyard School, méditant par la tombe sur la condition humaine, à la mystique et à la « poétique de la charogne », que l’on retrouve de Villon à Baudelaire, le cimetière nourrit la littérature fantastique aussi bien que la « transgression carnavalesque », comme tout sujet grave et angoissant. L’article conclut ainsi sur la nature « équivoque » du cimetière, entre vie et mort, secret enfoui et révélation par la « construction littéraire ».

La nuit fait donc peur, elle s’inscrit dans des lieux de morts et suscite naturellement l’affabulation qui en désamorce les angoisses en les mettant à distance. Le « conte » en est une des modalités essentielles : Christiane Connan-Pintado rappelle combien les contes de Grimm se développent selon un tropisme nocturne, car la nuit est le moment des épreuves surmontées, de la traversée de la forêt « terrifiante et nocturne », la nuit étant un « cadre propice à la merveille ». Cette merveille n’est pas seulement angoissante mais peut être « miraculeuse » comme dans les contes de Noël. Finalement, conter étant une activité nocturne, comme le cadre spatio-temporel qui préside à l’événement narré, les deux finissent par se rejoindre.

La nuit est en effet duelle. Elle associe ou dissocie, ce que figure l’entre-deux du « crépuscule », étudié par Linda Simonis, dont elle rappelle l’importance cruciale pour les romantiques qui y méditent et y trouvent la ressource même de leur création poétique.

Mais la nuit, c’est surtout le « crime ». Il inquiète et fonde la terreur liée au nocturne, aliment des contes de Grimm. Isabelle Durand-Leguern rappelle dans son intéressant article combien l’association entre le crime et la nuit ne s’est pas produite instantanément, mais demeure le fruit de « représentations collectives » qui contribuent souvent à construire le « mythe de la nuit criminelle ». Des ouvrages comme Les Mystères de Paris d’Eugène Sue contribuent sans nul doute, avec Les Misérables de Victor Hugo, roman très nocturne, à associer criminalité et vie nocturne urbaine. C’est que la nuit serait le lieu par excellence de l’« obscurité morale », où l’acte répréhensible et immoral trouve à s’exprimer sous le masque commode de l’obscurité. Ce processus de « mythification du crime nocturne » n’est pas propre au XIXe siècle mais s’accentue au XXe siècle, dans la littérature policière ou la figure emblématique de Fantomas. Qui dit crime dit « deuil », si bien que, comme en témoigne Jessica Wilker, écrire la nuit, c’est souvent écrire le deuil, dans le sillage des Nights d’Edward Young, de la célébration mélancolique de la perte à l’emblématisation de la mort comme moyen ultime d’abolir le temps et de se faire consubstantiel à l’espace, rejoignant le divin.

La nuit aurait cependant sa vie propre, ses couleurs, que tentent de définir Anna Dolfi (« Effets de nuit ») en parcourant les écrivains italiens. C’est cette nuit d’« encre » que le prisme de la littérature chinoise, établi par Yolaine Escande, permet sans doute de mieux cerner dans toute son épaisseur : écrire la nuit, c’est proprement écrire avec l’encre du « chaos originel », noire comme lui, c’est participer à la « cosmogénèse », associer le yin et le yang, l’encre et le pinceau. L’encre contient ainsi en elle la nuit picturalisée. Cette nuit porte le fruit d’une recréation cosmique mais peut aussi, dans la tradition occidentale, se faire propice à une déstabilisation des repères et des certitudes.

Lieu même de l’émergence du « fantastique », comme le rappelle Stefano Lazzarin, la nuit en est imprégnée, de la magie des Anciens à l’« inquiétante étrangeté » des Modernes. Le roman gothique, Hoffmann, Poe ou Maupassant, jusqu’aux romans policiers du XXe siècle exploitent cette veine pour faire trembler leurs lecteurs de Londres à Paris. C’est que la nuit est souvent peuplée de « fantômes », absences-présences incontournables dont Olivier Schefer rappelle les origines religieuses et mythologiques pour montrer combien le motif du retour négatif, d’abord christianisé, devient un motif « déchristianis[é] » par la suite pour mieux être annihilé par le « triomphe du matérialisme », dont le fameux Fantôme de Canterville (1887) d’Oscar Wilde est le symbole le plus patent, tournant en dérision ce qui jadis provoquait l’effroi par un retournement proprement carnavalesque.

Le motif du fantôme et ses métamorphoses rappelle combien la nuit éveille, par l’absence du monde visible, les facultés de l’« imaginaire » dont Frédérique Toudoire-Surlapierre explore les modalités dans la pensée de Gilbert Durand et son fameux « régime nocturne » de l’imagination. Cet exposé complexe de la pensée durandienne laisse entendre tout le travail qui s’opère dans l’esprit la nuit, où terreurs et désirs enfouis se livrent une guerre des représentations mentales cristallisée autour de motifs comme la lune. La lune est en effet le correspondant inversé du soleil : elle règne sur les nuits comme l’astre par excellence de la mélancolie. On ne pouvait en effet éviter, dans un Dictionnaire littéraire de la nuit, de traiter de la lune, « compagne de la couche du voyageur » Chateaubriand en Amérique, confidente par excellence du mélancolique romantique.

L’article « mélancolie », article de fond et véritable essai en la matière, signé Dominique Peyrache-Leborgne, se livre, sur cette reine obscure des facultés (pour parodier Baudelaire et sa définition de l’imagination), à une auscultation de ses origines et de ses principales manifestations littéraires. Cette faculté empoisonnante de l’esprit, extraite d’une hypothétique bile noire, se mue peu à peu en « mélancolie inspirée » : le poison se fait remède. L’« humeur noire des Lumières » devient l’aliment même du « lyrisme de la nuit », le fondement de l’« école de la mélancolie » dont Chateaubriand est l’initiateur dans les Lettres françaises, en étroite corrélation avec l’essor du paysage romantique. Épaulée par son frère de ténèbres, le deuil, la mélancolie redevient cependant signe « pathologique » au fil du XIXe siècle, nourrissant l’angoisse de la création, du spleen baudelairien aux tendances crépusculaires de la poésie fin-de-siècle. À l’aune du XXe siècle, la mélancolie s’épaissit toujours, fruit de l’incompatibilité foncière entre les avanies de la création et un « univers socio-politique mortifère » : l’être se replie alors dans sa « nuit intérieure ».

Il se replie, ou il marche. Le second volume du Dictionnaire littéraire de la nuit ne pouvait s’ouvrir, dans notre lecture-florilège, que par l’article « noctambulisme », où Nerval n’a pourtant pas la part belle, lui qui fit de la marche nocturne un véritable art littéraire. De la somme de références accumulées par Alain Faudemay, on ne retient qu’une typologie érudite, dont le lien entre les éléments est parfois ténu : s’y dessinent des lignes de force comme la solitude paradoxale du marcheur, qui espère la foule ou la rencontre, la nécessité de l’observation, la propension à la rêverie, le rattachement à la bohème des flâneurs…

L’article « nocturne » pousse plus loin l’investigation : Alain Montandon y démontre avec intérêt que ce terme, intrinsèquement pictural, se décline peu à peu pour non pas signifier la pleine noirceur, mais les couleurs qui peuvent en émaner. Mais le terme consonne surtout avec le notturno italien, « sérénade » ou « divertimento joué la nuit tombée ». Terme « intergénérique », le nocturne « passe de la littérature à la musique et à la peinture ». La complexité de la nuit s’éprouve ainsi à l’aune de ses quasi-synonymes : le nocturne appelle l’« obscurité ». L’article excellent qui lui est consacré, signé Yvon Le Scanff, dépasse la définition négative qui lui est usuellement donnée, à savoir l’« Autre de la clarté ». « Repoussoir des valeurs humanistes », l’obscurité y est réévaluée à l’aune des théories du sublime de Burke comme un agent de sensibilité et d’imaginaire bien plus grand que la lumière elle-même. Il y aurait ainsi une « leçon de ténèbres » à retenir, du Diderot des Salons au Chateaubriand du Génie du christianisme : l’obscurité permet l’émergence de la vision par la mise en « sommeil » de la raison, autorisant à « voir sans percevoir ». Ce don de double vue permet à l’homme romantique de recouvrer « sa liberté créatrice » et la nuit, de privation, devient fertile.

Il ne s’agit pas pour autant, pour les romantiques, d’opposer le jour et la nuit, comme le rappelle Yvon Le Scanff, mais bel et bien de les associer de manière productive. Le ballet des ombres de la nuit et des premiers feux du jour peuvent ainsi permettre à des genres comme le « roman gothique » ou « roman noir » de trouver matière à une esthétisation de l’effroi et à une fertilité créatrice stupéfiante. L’article très intéressant de Joëlle Prungnaud rappelle la dominante nocturne des intrigues des romans de Mathurin ou Lewis, affectionnant des « lieux dévolus à l’ombre » comme la forêt, l’obscurité intérieure du dédale labyrinthique des châteaux et souterrains reprenant en miroir les chemins inextricables des bois ténébreux qui les entourent. Le vide angoissant, les ressources du cauchemar, l’« architecture religieuse », toutes ces ressources semblent déclinées dans un spectre large qui conduit de l’« onirique au démoniaque » et au succès du genre, fondé sur un « éclat jailli de l’obscurité ».

Cet éclat rejaillit aussi sur le « romantisme » qui prend sa suite et dont Françoise Court-Perez et Sylvain Ledda saisissent avec densité et efficacité les lignes de force dans un article riche et synthétique. Nourrie par l’influence gothique, la prédilection pour les liens entre rêve et réalité, le noctambulisme urbain, les « rictus de la nuit », où « dérision » voisine avec fantastique, étrange ou ironie grinçante, notamment chez Hugo, la nuit romantique est intense et polymorphe. C’est que le « sublime » et son inflexion burkéenne a marqué au fer rouge le mouvement romantique.

Ce sublime de la nuit contre celui du jour éclatant, relayé par Kant, confirmé et développé par Burke, ce dont atteste Dominique Peyrache-Leborgne dans son article de fond, nourrit les nuits romantiques, investit les paysages, transfigure l’espace par le relais du Satan Miltonien, véritable parangon du sublime nocturne, matrice obscure du « lyrisme de la nuit » qui investit les récits de voyages romantiques. Introvertie, cette nuit, dissipant toute limite, devient méditation profonde, où « nuit et rêve deviennent des équivalents l’un de l’autre », tendant vers un néant absolu ou se peuplant d’un mysticisme de la révélation divine comme chez Chateaubriand ou Hugo, davantage en proie à l’« horreur nocturne ». Cette ambivalence est propre à la nuit romantique intériorisée, qui renvoie aux abymes du Moi, à ces oxymores irréconciliables qui peuplent les vers de Nerval ou la prose hugolienne, tendant vers « la désublimation de la nuit intérieure » effective dans la littérature du XXe siècle.

Mais on ne pouvait refermer la porte de cet immense édifice de la nuit sans évoquer les « vampires », créatures intrinsèquement nocturnes, monstres-nuits qui l’emblématisent dans toute son horreur. On apprend avec intérêt, par le biais de l’article de Jean Marigny, que le vampire, que l’on associe automatiquement à la nuit, est loin d’avoir toujours été une créature nocturne : l’esprit contemporain lui a assigné cet abri car « la nuit est le domaine privilégié du rêve et de l’illusion » et de la peur, c’est là que le vampire peut plus facilement s’instiller dans les rêves et corrompre ses victimes. L’auteur démystifie volontiers le vampire et dévoile les arcanes d’un détournement parodique de ce personnage ambigu et fantasmatique, qui porte en lui tout le mystère que l’on attribue à la nuit.

Ce Dictionnaire littéraire de la nuit, au terme de ce parcours, se révèle fort riche. S’il n’évite pas les écueils de tout dictionnaire – à savoir l’inégalité de valeur de ses articles –, il n’en demeure pas moins un ouvrage de référence en la matière. Chacun peut y puiser à loisir dans les articles très nombreux qui s’y trouvent le sujet qui l’intéresse et surtout tirer profit de ces nombreuses bibliographies très utiles qui ponctuent chacun de ces petits essais fructueux. Nul doute que ce volumineux dictionnaire saura éclairer le lecteur plongé dans les ténèbres de la nuit littéraire