* Rencontre avec Bertrand Badie, professeur de Relations Internationales, au sujet de son dernier livre, Le Temps des humiliés.

 
Qui est Bertrand Badie ? Ce professeur franco-perse de Sciences-Po, ayant formé des générations de diplomates, est un pourfendeur de l’idée de territoire.   C’est aussi un sociologue de l’Etat, un analyste de la souveraineté, un observateur de la diplomatie et un théoricien de la puissance. Au total, c’est à travers une vingtaine d’ouvrages que l’œuvre polymorphe de Bertrand Badie se décline. La dernière pièce en date de ce puzzle est son livre Le Temps des humiliés : pathologie des relations internationales.

Pendant de La diplomatie de connivence (son dernier livre, qui avait trait à la question de l’oligarchie), il explore de manière tant historique que théorique le paradigme de l’humiliation dans les relations internationales. Si l’oligarchie est une des faces visibles du pouvoir, le concept d’humiliation, lui, est un aspect plus sombre. Difficile enjeu que de parler d’humiliation avec les outils des sciences sociales !

C’est pourtant ce défi que Badie s’est efforcé de relever. Parti de souvenirs personnels sur l’expérience de son père en tant qu’Iranien installé en France, le projet de cet ouvrage est de mettre en lumière un non-dit, celui de l’humiliation des peuples au sein de la communauté internationale. Véritable « pathologie », au sens durkheimien du terme, l’humiliation se décline, au sein de la communauté internationale, de façon spécifique. Il ne s’agit pas de donner une explication psychologique de l’humiliation, mais bien de la saisir dans sa dimension politique, comme propriété fondamentale du système international.

Nous l’avons rencontré afin qu’il nous éclaire sur les enjeux soulevés par ce livre.



Vous sous-titrez votre dernier livre « Pathologie des relations internationales ». Ce terme de pathologie a de quoi nous inquiéter. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce à dire que les relations internationales sont malades ? De plus, vous vous revendiquez explicitement dans votre ouvrage d’un héritage durkheimien. Or ce dernier opposait de façon frontale le normal au pathologique. Souscrivez-vous aussi à ce constat ? Si oui, qu’est-ce qui serait « normal » pour les relations internationales ? Au final, l’utilisation du terme de pathologie n’est-t-il pas un moyen d’imposer une vision normative qui ne dit pas son nom ?

Ma référence explicite à la pathologie dans le sous-titre de mon livre est effectivement un hommage à Durkheim. Durkheim a forgé son système conceptuel dans le contexte de la fin du 19e siècle, à un moment où l’ambiance fonctionnaliste venait à se construire et à s’installer. J’ai voulu sciemment maintenir cette perspective. C’est vrai que depuis plus d’un siècle l’analyse sociologique a évolué. La lecture fonctionnaliste, organiciste et positiviste qui était celle du 19e siècle a dû rendre les armes face à certaines critiques qui étaient fondées. Il faut donc réviser l’usage que l’on fait de Durkheim. Par « pathologie », j’entends effectivement une atteinte grave portée à la capacité fonctionnelle d’un système.

La capacité fonctionnelle d’un système social, c’est depuis Durkheim et même depuis les théoriciens du contrat, le pouvoir d’organiser la coexistence entre les individus. Finalement, c’est la définition de toute société. On passe toujours par cette idée de coexistence, que ce soit à travers le contrat, la communauté, la société, l’association… Toute atteinte grave aux possibilités de coexistence relève, dans l’esprit durkheimien, d’une pathologie. C’est cela que je tire de Durkheim, même s’il faut parfois se méfier d’une vision trop mécanique de certaines théories fonctionnalistes.

Toute ma sociologie des relations internationales part du postulat que l’idée de coexistence – qui est valable dans le cadre national – doit pouvoir s’importer au niveau de la communauté internationale. Même si la coexistence au niveau mondial n’aura jamais la même intensité, ni la même forme qu’au niveau national, l’idée même de coexistence est incontournable. Si la coexistence n’existe pas, on peut très vite retomber dans le conflit, la tension et la violence.

Ce que j’essaye de montrer dans ce livre, c’est que l’humiliation dans les relations internationales aujourd’hui est plus que cette relation interpersonnelle qui est transhistorique et transculturelle, qui fait que tout individu a tendance à en humilier un autre. L’humiliation est devenue, selon moi, une propriété structurelle du système international. Et comme propriété structurelle du système international, elle porte directement atteinte aux chances de coexistence. C’est la raison pour laquelle je pense que l’humiliation, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, crée de la pathologie.



Mais dans ce système pathologique des relations internationales, ne peut-on pas voir l’humiliation comme une forme de revendication de la part des humiliés ? N’y-a-t-il pas, dans le fait même d’être humilié et de se revendiquer comme tel, une forme d’autojustification vis-à-vis de la communauté internationale, pour attirer la sympathie ? En d’autres termes, Calimero est-il une figure commune en relations internationales ?

Oui, et c’est de bonne guerre ! L’humiliation représente un coût énorme pour celui qui la subit. L’humiliation vaut, objectivement, comme perte de statut. En effet, au niveau des Etats-nations et de leur compétition, l’humiliation est une manière de faire régresser certains Etats dans l’échelle de classement des nations, dans l’échelle des statuts.

Le coût est aussi subjectivement énorme, car toute humiliation est douloureuse. Toute humiliation est une remise en cause de soi, invitant à une crise identitaire. « Je ne suis pas reconnu pour ce que je suis, donc il y a un problème et même un doute quant à mon identité », tel peut être le discours des nations humiliées. Il s’agit subjectivement d’une crise passionnelle et identitaire coûteuse pour celui qui a à la subir.

On ne s’étonnera pas, dans une logique socio-politique des plus banales, que celui qui subit un tel coût réagisse en tentant d’en faire une ressource. Et c’est une ressource qui permet tout d’abord de mobiliser. En effet, avant de solliciter la pitié, on mobilise. Et ça c’est ce qu’on a vu depuis la conférence de Bandung (1955) jusqu’au groupe des 77   . Mais, après la mobilisation vient le temps du martyr. Ces nations humiliées s’affichent comme martyrs, le martyr ne représentant un coût que lorsqu’on le subit, et pouvant être capitalisé comme un profit lorsqu’on l’utilise. C’est la raison pour laquelle l’humiliation est une grande productrice de diplomatie contestataire et de diplomatie déviante. Mais elle est aussi productrice de tout un processus de sympathie, voire d’apitoiement, souvent recherché, ce qui montre bien que l’on est dans la continuité, à l’échelle internationale, des jeux sociaux fondamentaux, quel que soit le niveau de leur exercice.



Sommes-nous alors condamnés à vivre dans ce régime d’humiliation ? Pouvons-nous dépasser cette situation ? Et si oui, quelle piste nous permettrait de sortir de cette pathologie, de guérir la communauté internationale de cette maladie ?

Le terme de pathologie appelle traitement. En effet, l’une des raisons qui m’ont engagé à parler de pathologie est bien le fait que nous sommes face à une situation qui réclame des soins ; une thérapeutique. Bien entendu que celle-ci existe.

Il y a peut-être deux solutions pour établir une thérapeutique (et c’est un point que je n’ai pas eu l’occasion de développer dans mon livre). Tout d’abord, la pathologie qu’est l’humiliation vient du fait que notre modernité a manqué plusieurs portes. Elle n’a pas su gérer l’entrée massive des sociétés dans le jeu international. Hors ce phénomène prend une ampleur particulière. De plus, notre modernité a manqué la porte d’entrée dans la mondialisation. Quand on manque une porte, il n’y a pas mille solutions. Il faut faire marche arrière et tenter de retrouver la bonne entrée. J’aimerais bien que l’on se donne les moyens de traiter l’irruption des sociétés dans la vie internationale sans considérer que ce soit quelque chose de dramatique et d’inacceptable, mais au contraire de banaliser cette irruption. Si l’on arrive à traiter cette entrée des sociétés dans le jeu international, je pense que l’humiliation restera davantage au vestiaire. En effet, l’humiliation est souvent considérée comme une protection non pas contre l’Etat d’en face, mais contre la société d’en face. On le voit bien en direction du monde musulman aujourd’hui.

L’entrée dans la mondialisation, c’est encore plus remarquable. Nous l’avons complétement loupée, dans la mesure où, nous, en Occident, nous ne savons pas produire et construire l’altérité. Celle-ci doit être construite. Effectivement, pour la première fois dans notre histoire européenne, nous devons comprendre que nous ne sommes pas seuls au monde. Nous avons été seuls au monde jusqu’en 1989. Maintenant, on se rend compte de l’altérité. Et si l’on apprenait à travailler avec les émergents – la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, la Turquie… – si l’on apprenait à regarder le monde dans sa totalité, on aurait moins recours à l’humiliation qui est, comme propriété structurelle du système international, une mise à l’écart de l’autre.

Il y a aussi, et c’est la seconde solution, un changement dans les instruments. Ce n’est pas ici une question de posture, mais une question de redéfinition des instruments concrets de gouvernance mondiale. Il existe un bon instrument de gouvernance mondiale. Il a été inventé ! Il a été en même temps gâté, tordu. Il faut maintenant le restaurer. Cet instrument, c’est le multilatéralisme. Une bonne gouvernance multilatérale de la planète, c’est une bonne recette contre l’humiliation. Si, par exemple, les interventions se faisaient au nom du multilatéralisme, au lieu de se faire par les puissances, l’humiliation régresserait de manière fantastique. Revenons à Durkheim : un ordre mondial harmonieux, c’est un ordre mondial dans lequel l’intervention de puissance régresse au profit de l’intervention solidaire. On passerait alors de la loi du plus fort à la loi du tous pour tous. On pourrait évidemment continuer, en décomposant les mécanismes diplomatiques pour trouver les manières de mieux faire…



J’aimerais maintenant comprendre comment votre paradigme de l’humiliation peut s’appliquer aux faits d’actualité récents. Les médias nous ont transmis récemment de nouvelles preuves de l’importance des images en diffusant des vidéos de décapitation d’otages au nom de l’Etat islamique. Ces procédés relèvent-t-ils d’une volonté d’humilier le monde occidental ?

Il y a d’abord une analyse empirique qui devrait être faite, en termes de sociologie de la communication, de géopolitique. Mon premier réflexe est de dire que la provocation vient avant l’humiliation. Ces décapitations, parce qu’elles ont un affichage particulièrement horrible et brutal, sont une forme de provocation à l’égard de l’Occident afin que l’Occident entre dans le jeu. Il y a cette volonté des entrepreneurs de violence de créer la situation dans laquelle l’Occident vient renouveler l’humiliation des peuples du Sud. Cela rejoint le fait que l’humiliation subie devient un instrument de mobilisation et de réussite de l’entreprise terroriste. En montrant qu’ils subissent des humiliations de l’Occident, ils légitiment leur action violente. Pourquoi aurait-on procédé de cette manière à ces décapitations, si ce n’est pour créer cette situation de confrontation immédiate avec un Occident qui n’était pas décidé à venir affronter le Sud. Si l’Occident ne vient plus affronter le Sud et en particulier le monde musulman, les entrepreneurs de violence sont sans emploi. On est encore dans cette logique de démonstration qui veut prouver que ces populations du Sud sont humiliées, et appellent donc, légitimement, à la mobilisation au nom de cette humiliation subie.

Maintenant, que ce soit vécu comme un moyen de rendre à l’Occident la pareille et de lui envoyer une humiliation terrible (regardons simplement la mise en scène de ces décapitations), cela est possible. Il y a d’ailleurs un proverbe, qui je crois est d’origine arabe, qui nous dit : « Si tu as humilié quelqu’un, tue-le, sinon c’est lui qui te tuera. » On est bien dans cette dialectique de l’humiliation.



Passons maintenant, si vous le voulez bien, du Sud à l’Est. Certains commentateurs ont vu, dans la tentative de Poutine de faire valoir ses « droits » sur une partie du territoire ukrainien, comme la volonté de mettre fin à l’humiliation subie depuis 1989. Ce type de conquête militaire est-il une façon de redorer le blason d’une certaine puissance russe en faisant table rase d’un passé d’humilié ?

L’humiliation subie par la Russie à partir de 1989 est tellement vive qu’elle fait parfois penser à celle qu’a subie l’Allemagne en 1919. Pourquoi ce parallèle ? Parce qu’on voit, dans un cas comme dans l’autre, la même volonté d’exclure le vaincu. L’Allemagne a été vaincue en 1918 dans une vraie guerre. L’URSS a été vaincue en 1989 dans une fausse guerre (la guerre froide). Le mécanisme de gestion de ces post-guerres est presque identique. On avait exclu l’Allemagne de la gestion de la Paix de Versailles, on va exclure la Russie de la définition du nouvel ordre international qui se construit après 1989, ce qui est une erreur gigantesque. Le fait de maintenir l’OTAN, d’intégrer à l’Union européenne les anciens satellites soviétiques, d’exclure la Russie de toutes les instances de régulation mises en place à partir de ce moment, à l’exception bien sûr du conseil de sécurité, porte bien évidemment atteinte à la Russie. Cette perte violente de statut est devenue, pour la Russie, une humiliation, qui s’est inscrite au centre de la politique étrangère russe. La diplomatie russe est alors devenue d’autant plus réactive qu’elle n’avait aucun choix proactif. Elle a pu très vite se complaire dans cette réaction face à l’humiliation.

Mais il ne faut pas oublier d’avoir une « prudence paradigmatique ». En effet, il faut se garder de tout expliquer par rapport à un unique paradigme. Le paradigme de l’humiliation me paraît extrêmement puissant dans sa portée explicative, mais saturer l’explication par référence à cela, c’est de la folie. La complexité de la politique étrangère russe renvoie à quantité d’autres paramètres que celui de l’humiliation, ne serait-ce que le paramètre impérial. La Russie a une forte histoire impériale, et cela peut expliquer le phénomène ukrainien, transnistrien ou caucasien de manière aussi remarquable que ne le fait le paradigme de l’humiliation

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