David Lapoujade propose une interprétation globale fort ambitieuse de Deleuze, sans toutefois vraiment réussir à rendre moins énigmatique sa philosophie. 

Qui ne connaît le célèbre mot de Michel Foucault, maintes fois repris, au seuil du compte rendu enthousiaste qu’il fit en 1970 de Différence et répétition et de Logique du sens de Gilles Deleuze, selon lequel « un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien »    ? Le contexte de la citation permet de mieux en comprendre le sens : Foucault ne désigne pas tant par le mot « siècle » un espace de temps d’une durée de cent ans, que le monde et ses activités profanes par opposition au « ciel » et à la vie en religion (au sens, donc, où l’on parle de « rentrer dans le siècle », de « vivre dans le siècle » ou de « renoncer au siècle »). « Longtemps, écrit-il, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes, en résonance énigmatique avec celle de Klossowski, autre signe majeur et excessif. Mais un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. »

Par où, nous semble-t-il, Foucault cherchait surtout à désigner le caractère énigmatique de l’œuvre de Deleuze, véritable météorite dans le ciel de la philosophie, dont il n’est en effet pas si commode de proposer une interprétation d’ensemble. L’œuvre, on le sait, compte aujourd'hui ses admirateurs inconditionnels, mais aussi ses incrédules, et a même donné naissance, surtout en France, à une sorte de chapelle deleuzo-guattarienne qui a ses conciles, sa liturgie, ses articles de foi et sa liste d'excommuniés. Si prophétie il y a de la part de Foucault quant à l’influence de Deleuze au XXe siècle, elle ne porte peut-être pas tant sur la diffusion de l'œuvre de ce dernier et sur le processus de réception critique et scientifique, que sur la formation de ce phénomène de mode que sont devenues l’exégèse et l’hagiographie deleuziennes. Après tant et tant d’ouvrages et d’articles consacrés à Deleuze, savons-nous bien quel est le problème le plus général de sa philosophie ? La pensée de Deleuze est-elle une philosophie de l’événement ? Une philosophie de l’immanence ? Une ontologie des flux ? Une ontologie du virtuel ? Quel est le trait distinctif de sa philosophie ? Comment réunir dans une perspective d’ensemble des œuvres aussi différentes les unes des autres que Logique du sens, l'étude sur Kafka et les deux volumes sur le cinéma ? Comment reconnaître une cohérence dans le parcours de celui qui a rédigé des monographies analytiques, qui demeurent des modèles du genre, sur Bergson, Spinoza ou Kant, et des ouvrages aussi inclassables que ceux qu’il a cosignés avec Félix Guattari ?

Le premier geste de David Lapoujade – auquel nous devons déjà la publication des deux ouvrages posthumes de Deleuze, L’île déserte et autres textes (2002) et Deux régimes de fous (2003) – dans le livre dont il va être question ici va à repousser les interprétations globales qui ont été proposées à ce jour de l’œuvre deleuzienne, en leur reprochant à toutes de préjuger de ce qui est en question, d’avancer une explication en s’appuyant sur certaines thèses générales sans remonter jusqu’aux problèmes effectifs dont ces thèses procèdent. Certes, Deleuze lui-même n’a pas facilité la tâche de ses interprètes en multipliant les déclarations qui constituent autant de fausses pistes : « Dans tous mes livres, déclarait-il en 1988, j’ai cherché la nature de l’événement », « Tout ce que j’ai écrit était vitaliste, du moins je l’espère, et constituait une théorie des signes et de l’événement »    ; « Vous voyez bien pour moi l’importance de la notion de multiplicité, écrivait-il en 1990 : c’est l’essentiel. (…) Je crois que, outre les multiplicités, le plus important pour moi a été l’image de la pensée telle que j’ai essayé de l’analyser dans Différence et répétition, puis dans Proust, et partout »   . Mais, comme le rappelle justement David Lapoujade, il faut tenir compte aussi des exigences fixées par Deleuze, et ne pas perdre de vue l’avertissement très clair qu’il formule au détour d’une page de Différence et répétition (et qu’il répète dans d’autres textes) : « Dès que nous ‘oublions’ le problème, nous n’avons plus devant nous qu’une solution générale abstraite »   .

Une philosophie consiste d’abord dans la position et la détermination d’un problème, et non dans les notions ou concepts qui en dépendent ou qui permettent de le résoudre. Ce qui caractérise le mieux une philosophie tient moins à la manière dont elle reçoit un problème qui lui aurait été transmis par la voie d'un héritage dont, au reste, elle peut ne rien savoir, qu'à la puissance avec laquelle elle crée ses propres problèmes auxquels elle va s'efforcer d'apporter des solutions. L'histoire de la philosophie n'est pas tant l'histoire des tribulations et des transformations de principes problématiques et de questionnements identiques ou semblables, que l'histoire d'une création continue de perpétuelles nouveautés qui renouvelle le fonds problématique lui-même. « Philosopher pour de bon, écrivait dans le même sens Henri Bergson dans le prolongement de sa fameuse conférence de Bologne de 1911 sur L’intuition philosophique, consisterait ici à créer la position du problème et à créer la solution », en sorte que deux types de rapports à l'exercice de la pensée se laissent finalement distinguer : d'une part, celui de l'amateur, « qui choisit entre des solutions toutes faites, comme on choisit le parti politique où l'on se fera inscrire », et d'autre part celui du philosophe, « qui crée la solution, alors nécessairement unique, du problème qu'il a posé à nouveau par cela même qu'il faisait effort pour le résoudre »   . Il se produit ainsi en histoire de la philosophie une création problématisante – par quoi il faut entendre que le philosophe ne reçoit pas tout faits les problèmes qu'il examine, mais qu'il doit les constituer de toutes pièces, ou encore se les approprier pour leur conférer une signification philosophique.

Cet avertissement, dont il serait excessif de dire que les spécialistes et connaisseurs de l’œuvre de Deleuze n’ont pas su tenir compte jusqu'aujourd'hui, comme semble le suggérer David Lapoujade   , est pris au pied de la lettre par ce dernier, lequel voit dans les « mouvements aberrants » le problème ou plutôt les signes du problème général de la philosophie deleuzienne. De quoi s’agit-il ? On peut citer pêle-mêle les mouvements aberrants de la Différence et de la Répétition, la conduite perverse du masochiste et ses contrats « tordus », la perversion du Robinson de Tournier, la fêlure qui traverse le naturalisme de Zola et précipite ses personnages dans la folie et la mort, les paradoxes logiques de Lewis Carroll et les cris-souffles d’Artaud, la figure positive du schizo avec ses lignes de fuite, son corps sans organes et son brouillage des codes sociaux. Mille plateaux n’est au fond qu’une vaste fresque de mouvements aberrants, avec ses devenirs, ses actes de sorcellerie et ses participations contre nature, sa logique rhizomatique et ses multiplicités nomades, sa ritournelle cosmique et ses machines de guerre jusqu’à la puissante ligne abstraite inorganique, sans oublier les mouvements de territorialisation qui secouent la Terre.

Déterminer le problème qui est le propre de Deleuze, le problème par lequel Deleuze est finalement seul, sans Guattari, ni Spinoza, Nietzsche ou Bergson, bien qu'il continue d'en passer par eux et par tant d'autres, suppose d'effectuer trois tâches, dont la détermination va jouer un rôle structurant dans l'étude de David Lapoujade. Tout d'abord, établir le fait même de ces mouvements aberrants (le quid facti). Si les mouvements aberrants, comme le dit Deleuze, débordent tout vécu et dépassent toute expérience empirique, en nous emportant vers ce qu'il y a d'impensable dans la pensée, d'invivable dans la vie, d'immémorial dans la mémoire, constituant la limite ou l'objet transcendant de chaque faculté, le problème est de savoir ce qui atteste de l'invivable dans la vie, de l'immémorial dans la mémoire, de l'impensable dans la pensée. Ont-ils une existence vérifiable ? On touche ici à l'une des raisons les plus profondes du caractère énigmatique de la pensée de Deleuze, qui consiste en ce qu'on ne sait jamais bien de quoi elle parle exactement puisqu'elle est toute entière ordonnée autour d'expériences limites et d'objets qu'aucune faculté, en son usage empirique, ne peut atteindre. C'est le cas des processus schizophréniques décrits dans L'Anti-Oedipe, des expérimentations des devenirs, du « corps sans organes » décrit dans Mille Plateaux dont Deleuze et Guattari disent justement : « Le Corps sans Organes, on n’y arrive pas, on ne peut pas y arriver, on n'a jamais fini d'y accéder, c'est une limite »   . Si nul n'y arrive, si nul ne l'atteint jamais, alors comment en poser l'existence ?

En admettant qu'une réponse satisfaisante puisse être apportée à cette question, le quid facti engage une autre question, portant cette fois-ci sur la légitimité philosophique de tels mouvements, en tant qu'ils doivent jouer un rôle constitutif dans un système philosophique. De quel droit (quid juris) peuvent-ils prétendre exercer une telle fonction ? Sur quoi leur légitimité se fonde-t-elle ? On pressent assez facilement la réponse qui pourra être faite ici, mais on voit aussi que le caractère profondément énigmatique de la philosophie de Deleuze en sortira renforcé : ce qui justifie que l'on accorde une telle priorité aux mouvements aberrants, c'est leur puissance génétique, en ce sens où c'est d'eux que tout procède, qu'ils sont absolument premiers, à tel point que les mouvements réguliers apparaissent quant à eux comme seconds, dérivés, y compris ceux qui obéissent aux lois de la nature. Chez Deleuze, tout est littéralement sens dessus-dessous : la Nature en son fond est pure aberration. « Les participations, les noces contre nature, sont la vraie Nature qui traverse les règnes » lit-on ainsi dans Mille Plateaux   .

Il s'ensuit un troisième type de problème relatif aux mouvements aberrants qui concerne directement leur rapport avec la vie, d'un point de vue à la fois éthique et politique. Non plus quid facti ?, ni quid juris ?, mais quid vitae ? Autrement dit : n'y a-t-il pas un danger réel inhérent aux mouvements aberrants ? S'il faut chaque fois se porter aux limites de ce que nous pouvons, ne court-on pas le risque d'être emporté au-delà de ces limites et de sombrer ? Comment les mouvements aberrants ne se confondraient-ils pas avec un processus d'autodestruction ? Deleuze n'a nullement ignoré ce risque et l'évoque de temps à autre dans des passages à valeur autobiographique : « L'expérimentation vitale, c'est lorsqu'une tentative quelconque vous saisit, s'empare de vous, instaurant de plus en plus de connexions, vous ouvrant à des connexions : une telle expérimentation peut comporter une sorte d'autodestruction, elle peut passer par des produits d'accompagnement ou d'élancement, tabac, alcool, drogue. Elle n'est pas suicidaire, pour autant que le flux destructeur ne se rabat pas sur lui-même, mais sert à la conjugaison d'autres flux, quels que soient les risques. Mais l'entreprise suicidaire au contraire, c'est quand tout est rabattu sur ce seul flux : ‘ma’ prise, ‘ma’ séance, ‘mon’ verre. C'est le contraire des connexions, c'est la déconnexion organisée. »   . N'est-ce pas à ce type d'excès, dont il semble qu'il soit coextensif aux mouvements aberrants, que Foucault faisait référence en indiquant que c'est toute la philosophie de Deleuze qui, à l'instar de la littérature de Klossowski avec laquelle elle entre en résonnance énigmatique, est un signe majeur et excessif de notre temps ?

L’interprétation que propose David Lapoujade a incontestablement pour mérite de réussir à embrasser l’ensemble de l’œuvre deleuzienne, non seulement sans laisser de côté le moindre livre ou le moindre article, mais en conférant en outre au parcours d’ensemble, dont elle parvient même à respecter la chronologie (jusque dans la nécessaire rencontre avec Félix Guattari), une cohérence problématique qui va assurément plus loin que les tentatives esquissées en ce sens par le passé. Il ne nous semble toutefois pas qu'elle soit exclusive, comme David Lapoujade a tendance à le suggérer, des profondes lectures qui ont été proposées par François Zourabichvili, Gérard Lebrun, Anne Sauvagnargues, Eric Alliez, Alain Badiou, Guillaume Sibertin-Blanc (pour n'en citer que quelques-unes), ou qu'elle puisse prétendre être fondatrice par rapport à celles-ci qui n'auraient, quant à elles, su saisir que des thèses générales dérivées. Il est regrettable, en ce sens, que David Lapoujade fasse bien peu de cas de la vaste littérature critique internationale qui a été consacrée à Deleuze, au sein de laquelle il se trouve de nombreux travaux de qualité, et dont il n'est pratiquement pas fait mention dans les notes de bas de page, comme si l'interprétation avancée était sans précédent. Plus embarrassant encore, il n'est pas sûr que cette interprétation livre réellement la clé du chiffre deleuzien, et qu'elle parvienne à en dissiper le caractère énigmatique. L'interprétation souvent éclairante de David Lapoujade nous aura néanmoins rapproché de ce jour prochain où, peut-être, le siècle sera deleuzien