On tombe parfois sur des livres étranges qui vous obligent à remettre à l’échelle, ou sur le chantier, de tranquilles certitudes. L’ouvrage de Lamberto Tassinari aura été pour moi de ceux-là.

La question of authorship des pièces signées William Shakespeare (trente-six, plus deux longs poèmes et les fameux, et très énigmatiques, Sonnets) est un serpent de mer, ou un marronier ; l’évoquer suffit donc auprès de certains à vous disqualifier, en vous rangeant parmi les amateurs d’Ovni, ou pire avec les négationnistes ou ceux qui mettent en doute les attentats du 11 septembre… Une pétition néanmoins circule, grosse de 2 000 ou 3 000 signatures (notamment académiques) pour déclarer qu’un doute raisonnable existe, et qu’il convient de considérer ce sujet comme ouvert.

Tassinari a pris à bras-le-corps cet épineux dossier et sa démonstration est sidérante, dépassant d’assez haut, à mon avis, les tentatives de « révision » précédentes. Dans un livre d’abord plaisant à lire, puis peu à peu décevant   , Bill Bryson énumère dans un dernier chapitre la liste en effet cocasse des « prétendants » au trône du grand Will : aux noms de Francis Bacon, d’Edward de Vere et de Marlowe s’en ajoutent une cinquantaine d’autres, tous Anglais. Bryson se gausse de ces « recherches » (menées pour la plupart de la façon la plus discutable), avant de conclure platement (et péremptoirement) sur une tautologie digne de la vertu dormitive de l’opium : « Un seul homme était en position de nous faire ce présent incomparable, un seul en possédait le talent. William Shakespeare était indiscutablement cet homme, et qu’importe, au fond, qui il était ? »

Cet argument rappelle la remarque de Marcel Schwob contemplant le portrait de Descartes par Franz Hals : « Comme il est ressemblant ! » « À qui ? » rétorqua finement Valéry, façon de rappeler à son interlocuteur que nous connaissons les traits de l’intéressé principalement par ce (célèbre) tableau.

Dans le cas du « barde de Stratford », il semble d’autant plus urgent de rompre ce cercle herméneutique que très peu d’éléments, dans sa terne vie, documentent ou justifient une telle production. « Si peu de contexte pour tant de textes » ! Et certes, on allèguera la situation des auteurs du théâtre élisabethain qui ne signaient ni ne conservaient leurs pièces, propriété des troupes ; on rappellera la rareté des manuscrits conservés de cette époque (incendie du Théâtre du Globe en 1613, Grand Incendie de Londres en 1666…), l’anachronisme de la notion d’auteur ou de paternité littéraire. D’autres (mouvance structuraliste des années 1960) se barricadent encore derrière l’autonomie du texte, à quoi bon savoir au-delà, l’œuvre dans sa clôture suffit. Etc.

Eh bien, justement, non ! L’œuvre signée Shakespeare est tellement grande, riche, exaltante, elle a eu un tel impact sur la formation de la langue et de la conscience (pas seulement anglaises) que certains ne peuvent se résoudre à cette petite critique, retranchée derrière une poignée d’évidences toujours ressassées. Les partisans de l’attribution officielle font irrésistiblement songer à l’anecdote bien connue de l’ivrogne qui cherche ses clés perdues au pied du réverbère, « parce que là du moins on a de la lumière pour chercher » – et qu’on y est vu comme un chercheur éclairé et façonné selon les lumières reçues en l’École… Le premier mérite de Tassinari, shakespearien non estampillé, est d’avoir congédié le réverbère, changé de territoire ou emprunté sa lumière à d’autres lampes.

Cette recherche en paternité me semble typiquement médiologique, et de deux façons : un esprit de la force de William Shakespeare ne tombant pas des nues, il est puéril d’invoquer le génie, ce mot-écran finissant par faire rengaine, ou comme disait Spinoza de Dieu, « asile de l’ignorance ». Les stratfordiens (ceux qui croient au Barde-upon-Avon) traitent cet argument de « snob », pourquoi un bourgeois de province, acteur et entrepreneur de spectacles, individu par ailleurs procédurier et médiocre agioteur en propriétés foncières n’aurait-il pas droit au « génie » ? On peut leur rétorquer leur idéalisme : écrire une pareille œuvre supposait d’immenses ressources matérielles, conditions sine qua non de l'« esprit », et des circonstances à l’époque rarissimes ou très spécifiques, telles que la possession d’une riche bibliothèque, la connaissance de langues étrangères (au premier rang desquelles l’italien), des voyages en Europe (Venise, Vérone ou Milan sont évoquées avec de curieuses précisions dans plusieurs pièces), la fréquentation de la cour, de la noblesse et en général des « Grands »…

Mais encore, plus abstraitement ou vaguement dit, la présence d’une flamme spirituelle tenace, l’ambition d’enrichir la langue anglaise et son vocabulaire de quantité de néologismes, ou de mots forgés, une intimité passionnée avec la musique, avec l’écriture sainte, une connaissance précise, ardente des humanistes de la Renaissance continentale (Dante, Boccace, Pierre l’Arétin, Giordano Bruno pour l’Italie, Montaigne chez nous), et la volonté farouche de féconder par eux la ténébreuse Albion demeurée quelque peu en arrière… Mais aussi, et c’est notamment l’objet du dernier chapitre du livre qui fut le premier dans l’ordre de la recherche, l’examen de La Tempête, œuvre inclassable qui dit de façon poignante, quoique cryptée, la plainte de l’exilé, la perte du premier langage, sa consolation par la fantasmagorie, et les méandres douloureux du rapport générationnel… Ces tourments de l’exil hantent, à fleur de texte, celui des Sonnets :  sont-ils vraiment de la plume du lourdaud qui voyageait pour ses affaires de Stratford à Londres, et ne sortit jamais de son île ?

Tassinari consacre des dizaines de pages à chacune de ces rubriques, traitées méthodiquement. Il ne discute pas à coups d’a priori, il exhume les dates de fabrication des textes qu’il croise, il sait que la création consiste d’abord à beaucoup lire et à plagier ; il retrouve au détour d’une réplique un mot de l’Arétin, de Montaigne, de Giordano Bruno ou surtout de John Florio. Qui fut un personnage extraordinaire, beaucoup trop négligé par la critique académique. Plus vieux que « Shakespeare » de onze années, il naquit à Londres d’un père Michel Angelo émigré d’Italie, car protestant et d’abord juif, prédicateur, érudit en religions… Lexicographe, auteur de dictionnaires, polyglotte traducteur de Montaigne, puis Boccace, précepteur à la cour de Jacques Ier, employé à l’ambassade de France, John (et son père ?) ne cessèrent de côtoyer les Grands, et de jouer les « passeurs » culturels dans cette Europe en formation.

Toute cette enquête se lit comme un haletant « roman de formation » ; pour peu qu’on répudie la fable de la table rase qui prétend faire surgir de nulle part les créations de l’esprit, on voit enfin « Shakespeare » rendu à sa richesse, à sa complexité nées notamment du bariolage des cultures et du polylinguisme. Des influences capitales, celle de Giordano Bruno cotoyé seize mois à l’ambassade de France qui l’héberge (on sait qu’il finira sur le bûcher), ou de Pierre l’Arétin se dessinent en clair (l’index de la biographie d’Ackroyd, champion des stratfordiens, ne leur consacre pas une seule entrée !) ; mais surtout le dialogisme d’une langue toujours surprenante se comprend mieux, et comme in statu nascendi : on a souvent remarqué l’étrangeté de l’idiome shakespearien sans jamais faire l’hypothèse que son auteur pourrait être étranger ou venir du dehors… Chauvinisme oblige ?

Avec son acuité coutumière pourtant, Borges, cité en exergue du livre, l’avait prévu : « Shakespeare es – digamoslo asi – el meno inglés de los escritores ingleses. Lo tipico de Inglaterra es el understatement, es el decir un poco menos de las cosas. En cambio, Shakespeare tendia a la hyperbole en la metafora, y no nos sorprenderia nada que Shakespeare hubiera sido iatliano o judio, por ejemplo » – qu’il ait été juif ou italien par exemple… Thèse renversante, inacceptable pour beaucoup et que Tassinari, à petites touches, patiemment, tout en douceur et en érudition, finit par rendre tellement plausible ! « Imaginez, écrivait encore Borges dans Fictions (« Tlön Uqbar Orbis Tertius », je cite de mémoire n’ayant pas le livre dans cette maison de vacances) que L’Odyssée et, disons, Les Mille et Une Nuits aient été écrites par la même personne, et rêvez à la psychologie de cet intéressant homme de lettres… » Ce livre bouleverse pareillement le champ des études shakespeariennes ; depuis qu’il s’y est attaqué, lisant La Tempête (aux alentours de 2000) et se persuadant peu à peu de sa thèse, voyant les visages du « barde » et de Florio glisser l’un vers l’autre jusqu’à se recouvrir, notre chercheur a dû passer par des moments de jubilation et d’excitation intenses, comme peu de thésards en éprouvent ! Plaignons-le, néanmoins, au vu du maigre dossier de sa réception : sur le site qu’il a ouvert, dix articles favorables en cinq ans, depuis la parution en version anglaise d’un ouvrage d’abord écrit par lui en italien, qu’il a fait traduire à ses frais et publié à compte d’auteur…

Ce dédain, pour ne pas dire plus (incurie, censure, ostracisme) pose un problème médiologique de fond : comment naît et circule concrètement, parmi nous, aujourd’hui, une hypothèse renversante ? « The end of a lie », la fin d’un mensonge, proclame fièrement son bandeau de couverture. Lamberto, tu es loin du compte ! Le mensonge risque de survivre longtemps à ses plus intelligentes réfutations, aux plus claires raisons de penser autrement. Le « stratfordisme » à cet égard semble un cas d’école, car ces gens sont organisés, anciens et puissants ; à la tête d’une industrie touristique, festivalière, éditoriale et « nationale » pourquoi ceux qui ont pour eux la tradition et la raison d’État se laisseraient-ils détourner d’un lucratif trafic par quelque thèse italienne forcément chauvine, biaisée ? On est toujours, dans cette histoire, le « chauvin » d’un autre ; et c’est ainsi que la plupart des orthodoxes ne daigneront pas s’asseoir face au conférencier Tassinari ni surtout l’affronter, relever ses raisons ou argumenter, silence et mépris sur toute la ligne !

Tassinari est parti du présupposé initial de cette île où comme Prospéro l’auteur se trouve jeté, et qu’il peuple de ses fantasmagories ; Italien lui-même, il a entendu en écoutant La Tempête, et quinze autres pièces situées dans la péninsule, la voix d’un compatriote, cette expérience fut pour lui – avant toute enquête lexicographique – une affaire d’oreille ou de chair.
Cette thèse, loin de diminuer en rien notre auteur (notre héros), pourrait au contraire fortement l’enrichir. « Shakespeare » a mis un soin extrême à se dissimuler, créant du même coup beaucoup de matière première pour les spéculations à venir ? Tassinari rend notre mystérieux X à ses méandres, ses déchirements et ses énigmes ; les stratfordiens devraient fêter l’ « hypothèse Florio » au lieu de la dénigrer, par principe, et l’explorer avec entrain, car elle offre un chantier inédit aux études ! Tassinari tend d’ailleurs la main aux scholars, il leur ouvre des pistes, leur propose des outils ou des indices (qui ne sont pas des preuves), en appelant leur collaboration sur des points épineux ou demeurés obscurs.

Un stratfordien particulièrement virulent, Henri Suhamy, secondé par son fils Ariel, oppose à Tassinari (sur mon blog « Le Randonneur », hébergé par La Croix, où se poursuit cette vive polémique) un véritable tir de barrage, d’une violence cocasse – il faut dire que Lamberto n’y est pas en reste dans ses réponses ! Je laisse le lecteur découvrir ces échanges, en en retenant ce seul point : pourquoi, objecte Suhamy, Florio n’a-t-il jamais reconnu la paternité de ces pièces, pourquoi aurait-il pratiqué cette « esbroufe où il avait tout à perdre » ? Sans doute, mais le même argument s’applique aussi, précisément, à « Shakespeare », ou à qui que ce soit écrivant sous ce nom. Pourquoi, par exemple, dans son si méticuleux testament, ne fait-il aucune mention des livres de sa bibliothèque, apparemment inexistante, ni surtout de ses propres livres ou de son œuvre ? Car comparer les deux wills, ou Wills, le testament officiel et connu de « William Shakespeare », d’une navrante platitude (il n’a même pas d’étagère ni de bibliothèque à léguer à sa femme et ses deux filles), avec celui autrement tendre, soucieux d’humanité et spirituel à tous les sens du mot de John Florio (publié par Tassinari), donne beaucoup à penser, à douter ! Imagine-t-on Prospero testant ainsi en faveur de Miranda ?

En d’autres termes, qui fut cet homme qui ne daigna pas être WILLIAM SHAKESPEARE (le plus considérable peut-être parmi tous les écrivains que nous aimons lire), et pourquoi cette tenace dissimulation ? À cette obsédante question, on ne peut que rêver. Une autre objection courante à Tassinari lui oppose que la « critique biographique » n’est pas intéressante, que peu importe l’auteur, un critique se barricade dans le texte, rien que le texte, sans chercher du tout à savoir d’où « tombe » celui-ci – du ciel ? D’une existence vide ? Il vient pourtant un moment, en matière de critique littéraire, où le chercheur doit tenter le saut périlleux, i.e. poser la question majeure (la question que le lecteur ou le metteur en scène standard sans doute néglige, mais que les « critiques » que nous sommes ne peuvent que ruminer) : comment passe-t-on de cette vie à cette œuvre ? D’où vient l’esprit ou ce qu’on appelle le génie ? Est-ce une opération des elfes ou des anges ?

Pour penser (écrire, rêver, imaginer), il faut, répétons-le, du matériel, au premier rang duquel une bibliothèque, des voyages et dans le cas de William Shakespeare une connaissance de la cour et des langues. C’est le fond du problème à mes yeux : comment écrire ces trente-six pièces (plus pas mal de poèmes) sans quelques conditions nécessaires, élémentaires ? Quels sont, d’où viennent, les ingrédients de ce que nous lisons ? Sur ce point, MM. Suhamy père et fils m’opposent triomphalement sur mon blog un sophisme éculé : « S’il suffisait d’avoir des connaissances, de pratiquer plusieurs langues et d’avoir fait des études supérieures pour avoir du génie, tous les universitaires en auraient... » C’est confondre une condition nécessaire avec une condition suffisante. Nous ne savons rien, sans doute, des conditions qui font le génie ni la création littéraire : d’un état du monde et du sujet A, nous ne pouvons nullement déduire la nécessité de l’œuvre B. Mais je prétends, et persiste à penser (causalité médiologique), que si non-A est le cas, alors non-B : si « Shakespeare » n’a chez lui aucun livre, ne parle pas les langues (à commencer par l’italien), ne fréquente pas les Grands ni la cour, n’est pas pétri d’une éducation musicale ou d’une connaissance hors du commun de la Bible et des écritures saintes, etc., alors… point d’œuvres ! Qui ne naissent pas comme la rosée, quoi qu’en disent les thuriféraires du « génie », pour reprendre ce mot-écran.

En bref et pour conclure, cette trop brève recension d’un épineux débat, je crois, sincèrement, aimant « Shakespeare » autant que les stratfordiens, qu’un sérieux problème se pose ; et qu’à défaut de preuves, il existe beaucoup d’indices, si l’on met bout à bout les objections ou les observations formulées sous les plumes respectables de Mark Twain, de Dickens, de Freud, de Borges, et aujourd’hui de Tassinari, pour demander, face à ces pièces extraordinaires (plus les poèmes), quelle est leur plus forte probabilité d’apparition ou de rattachement : auprès de l’acteur et du bourgeois de Stratford (dont personne au demeurant ne met la bonhomme existence en doute) ou du passeur-traducteur-polyglotte-homme de cour John Florio ?

Je ne me range pas moi-même inconditionnellement sur les positions de Tassinari, j’affronte les stratfordiens, je lis ou relis « Shakespeare », ou le livre (non traduit) que Frances Yates publia dans les années 1930, l’un des rares ouvrages consacrés à la personnalité si remarquable, et méconnue, de John Florio (1553-1625). Est-il vraisemblable qu’un même homme ait écrit simultanément leurs deux œuvres ? Né onze ans avant « Shakespeare », Florio mourut neuf années après lui, est-ce assez vivre pour y loger une telle créativité ? Une objection de taille surgit à la lecture de Yates, Florio avait l’écriture bombastic, il raffolait des proverbes, des tournures maniéristes ou ampoulées. Ce style précieux, qui encombre sa traduction de Montaigne (par ailleurs saluée depuis sa parution en 1603 comme un monument littéraire), caractérise à l’évidence le premier « Shakespeare », celui des Sonnets ou d’une comédie comme Peines d’amour perdues. Les spécialistes confirment-ils, tout au long de cette œuvre et jusqu’à La Tempête, la permence de cette veine alambiquée ? Inversement, Florio aurait-il été capable de s’en départir pour écrire ses ou les grandes pièces de la maturité ?

Proposons donc aux lecteurs de Nonfiction d’arbitrer cette querelle, ou du moins d’entendre l’ « hypothèse Florio », de simplement l’examiner. La « vérité » en cette matière ne peut naître que d’un débat loyal, sans arguments de principe ni d’autorité. Cette recherche pourrait trouver un sérieux appui du côté des techniques lexicographiques, auxquelles le numérique apporte aujourd’hui un renfort inédit : le promoteur de l’ « hypothèse Florio » avance nombre d’arguments qui ne sont, de son propre aveu, que des amorces encore tâtonnantes, à confirmer, en y mettant des moyens dignes d’un laboratoire. S’il fallut à Lamberto Tassinari un courage immense pour entreprendre et soutenir contre vents et marées son ouvrage, il serait juste que celui-ci trouve, chez nous, quelque écho. Bonne occasion, il me semble, de rendre au « plus grand dramaturge (et poète) de tous les temps » un peu de sa chair, de ses langues et de sa vraie vie – qui fut peut-être plus longue et moins simple qu’on ne pense !

Le livre est consultable en anglais ici.