Quel sens donner à la Grande Guerre et à sa mémoire cents ans après son déclenchement ? Trois perspectives.

Dans son livre La Dernière Catastrophe   , l'historien du temps présent Henry Rousso avance la thèse suivante : l'époque contemporaine débuterait à la dernière catastrophe en date : Shoah, Hiroshima ou encore 11 septembre… Pour le second XXe siècle et le début du XXIe, les candidats ne manquent pas. Toutefois, au fur et à mesure que les événements historiques s'éloignent temporellement, leur sens et leur force d'évocation ne s’estompent-ils pas pour les dernières générations ? Impossible de ne pas s'interroger à ce sujet alors que dans moins d'un an débuteront les commémorations de la Grande Guerre. Ainsi, parmi la masse de sorties, allant d'ouvrages fouillés sur le 11 novembre comme celui de Rémi Dalisson   aux écrits d'hommes politiques comme Jean-François Copé sur La bataille de la Marne   , trois parutions récentes écrites par des historiens de premier plan reviennent chacune à leur façon sur cette question.

Quel centenaire ?

Avant d'interroger la Grande Guerre en elle-même, la forme que prendra la « commémoration » du centenaire, terme préféré et plus approprié à/que celui de « célébration », importe tout autant, comme le remarque implicitement Jean-Noël Jeanneney dans son essai La Grande Guerre si loin, si proche. Réflexions sur un centenaire. Ouvrage de commande, ce livre n'a vraisemblablement pas vu le jour en raison des compétences de son auteur en matière d'histoire de la Première Guerre mondiale, même si son mémoire de maîtrise y fut consacré et qu'il est l'auteur d'une biographie de Clemenceau auquel sa famille fut d'ailleurs liée   , mais plutôt du fait des responsabilités de celui-ci dans la célébration du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dont il fut président de la mission de 1988 à 1990.

Dans cet essai aux allures de programme de la commémoration qui n'hésite pas à faire quelques incursions dans le domaine politique, Jean-Noël Jeanneney revient sur la question du sens de l'événement historique, de sa transmission et de sa pertinence pour notre époque. Il compare ainsi les fortunes dissemblables de deux événements : une Révolution française qui marque une rupture historique et une fracture nationale avant d'être graduellement acceptée, à opposer à une Grande Guerre parfois résumée à l'Union Sacrée initiale qui finit par devenir de moins en moins consensuelle à mesure que l'événement s'éloigne. Toute histoire est contemporaine, affirmait l'historien et philosophie italien Benedetto Croce. Il en va peu ou prou de même pour toute commémoration à en croire Jeanneney : « Il n'existe pas de commémoration neutre. C'est toujours au présent qu'un tel événement survient, c'est toujours l'avenir qu'il doit, au premier chef, contribuer à éclairer et, dans le meilleur des cas, à dessiner pour le mieux – ou pour le moins mal. »  

Et ce dernier d'esquisser un programme pour celle de la Grande Guerre se déclinant au fil des chapitres du livre. « Expliquer la folie » du conflit alors que la distance sépare sa violence des modes de vie des jeunes générations mâtinées d'une Union européenne pacifiée, tout en redonnant sa place à ceux qui se battirent jusqu'au bout pour la paix, en décortiquant les logiques collectives qui conduiront à une guerre désirée par bien peu dans laquelle le hasard eu aussi un rôle à jouer, et de laquelle d'autres « possibles » auraient pu naître... « Honorer la patrie » en se souvenant des morts au combat qu'il ne faudra pas négliger au profit d'une nécessaire réhabilitation des mutinés, sans oublier la contribution des femmes à l'effort de guerre. « Unifier la France » en évitant de faire de cette commémoration un moment partisan au profit de la gauche comme elle aurait pu l'être pour la droite si cette dernière avait conservé le pouvoir. « Promouvoir l'Europe » en faisant de cette commémoration une célébration-prolongation de la réussite des efforts d'entente franco-allemande au service de l'Europe, en puisant par exemple dans le souvenir de pionniers tels que l'écrivain autrichien Stefan Zweig. Pour Jeanneney, des opportunités doivent être saisies à ce moment pour faire avancer une Europe de la défense qui patine et qui repose bien souvent exclusivement sur une coopération franco-britannique.

« Quel rôle pour l’État », se demande-t-il dans le dernier chapitre ? Un rôle majeur d'impulsion dans le strict respect des historiens et de leur travail : « Marianne et Clio : chacune à sa place, chacune dans son rôle. »   Le législateur se gardera ainsi de trancher entre les différentes interprétations ayant cours – comme sur la souffrance des troupes coloniales   – tout comme il évitera de se prononcer par le vote sur le génocide arménien... Lisible dans son action, l’État devra aussi encourager celles des échelons locaux et veiller à ce que le défi de la transmission soit relevé par l'école et les médias sous sa tutelle : au cœur du projet s'inscrira l'exigence d'esprit critique. En bref, l’État veillera au respect de la « Mémoire et [de la] liberté » – titre de la conclusion de cet essai – pour que cette commémoration ne soit pas vide de sens mais féconde pour la France contemporaine.

Quelle vulgarisation ?

Cette exigence de signification, l'ouvrage d'André Loez et Nicolas Offenstadt intitulé sobrement La Grande Guerre. Carnet du centenaire semble la porter haut et fort. Richement illustré et soigneusement édité, il fournit d'ores-et-déjà une excellente introduction à l'événement ainsi qu'à ses nombreux enjeux et dimensions comme l'annoncent dès le départ ses deux auteurs : « nous avons voulu raconter une Grande Guerre vraiment grande comme elle fut, aux horizons les plus larges. »   Polyphonique, ne se cantonnant pas à l'événement pur et national, La Grande Guerre ne se veut pas « grand récit » mais « feuilletage de multiple voix ».

Ce parti-pris se traduit dès le premier chapitre qui évacue l'événement très proprement en livrant un récit bien conduit et construit de l'essentiel des événements ayant jonché le conflit. Le reste du livre adopte une démarche thématique présentant des lieux de mémoires   , des plus connus comme le Craonne de la chanson aux plus originaux comme la Tour de l'Yser à Dixmude en Belgique, lieu de luttes mémorielles entre flamands et wallons ; des portraits d'individus   aux destins affectés par le conflit, dont le parcours est – salutairement – mis en perspective avant et après la Grande Guerre ; le langage né de la guerre dont certains mots ou expressions ont survécu   . Capitalisant sur les acquis des travaux de l'Historial de Péronne, tout en restant critique, les auteurs proposent aussi un tour d'horizon sélectif des objets du front mais aussi de l'arrière, détaillant les symboles et pratiques qu'ils recouvrent   . Inévitablement, des extraits de lettres et témoignages d'époque, le plus souvent inédits ou difficiles d'accès, sont exhumés. Dans un chapitre très complet, les débats historiographiques générés par la Grande Guerre, et qui commencèrent dès son origine, sont présentés, explicités et mis en perspective par rapport à leur contexte d'énonciation   .

Les deux derniers chapitres se consacrent à la mémoire du conflit   à travers les hommes et les monuments mais aussi à travers la profusion et la variété d’œuvres d'art léguées par celui-ci   . Complétant les références discrètes parsemées tout au long de cette excellente synthèse, alliant esprit de découverte et souci d'explication, l'ouvrage se clôt par une bibliographie et une webographie utiles.

Quelle transmission ?

En filigrane de ce dernier ouvrage de vulgarisation historique, bien que le terme semble mal adapté au regard de sa qualité, l'on retrouve la mémoire du conflit qu'évoque avec brio et dans un genre différent l'historien Stéphane Audoin-Rouzeau, l'un des principaux artisans du renouveau des études sur la Grande Guerre. Dans Quelle histoire. Un récit de filiation : 1914-2014, ce dernier tente « de diriger vers [ses proches] un effort historique, de retourner vers les [siens] des protocoles de recherche jusqu'ici réservés à d'autres. »   Cherchant tout au long de son livre à rester dans le domaine de l'Histoire même s'il reconnaît volontiers que les frontières avec l'histoire (avec minuscule) sont « poreuses », Stéphane Audoin-Rouzeau évalue l'impact de la Grande Guerre sur les siens tout en évitant de tomber dans l'essai d'ego-histoire, essayant au contraire de « retrouver la guerre » au plus près alors que ses caractéristiques fondamentales, en particulier sa violence, nous paraissent si loin désormais : « L'Histoire dans l'homme : c'est bien de cela qu'il s'agira », et « le premier rôle restera à la Grande Guerre »   , annonce-t-il à titre de précaution à la fin de son introduction.

À l'appui de ce programme de recherche particulier, il a recours à un ensemble de lettres et de témoignages de ses ancêtres maternels et paternels, qu'il estime relativement ordinaires par rapport au contexte de l'époque. À aucun moment, il ne se livre à une entreprise de glorification, d'embellissement, de leur courage ou de leur lucidité : au contraire, ils illustrent plutôt les comportements courants de l'époque, à l'image de Max, père de sa mère Michelle, dont « tout indique [qu'il] pense en effet comme les journaux. »   ou que « Comme tant de soldats français de l'année 1918, Max finit la guerre dans la haine. »   L'émotion pointe cependant quand l’historien évoque et cite longuement sa correspondance « amoureuse » qui n'en est pas une avec sa future femme Denise. Outre Max, l'on croise Robert Audoin, auteur de longues descriptions du front, dont le fils et père de l'historien, Philippe Audoin, fit don de la Grande Guerre « en passant » au futur spécialiste.  

Philippe, fils de Robert et père de Stéphane, incarne paradoxalement le rôle de personnage principal de ce « récit de filiation ». Incapable de comprendre la Guerre de son père Robert, qui en souffre tout au long de sa vie privée et professionnelle puisqu'il n'arrive pas à lui redonner un cours normal après la fin du conflit, Philippe se passionne pour le surréalisme et pour le personnage d'André Breton, qui lui aussi nia sa Guerre. Pour Audoin-Rouzeau, son père n'a su ni voir ni lire la Guerre de son grand-père : « Avec la Grande Guerre, le fils de Robert coupa donc toute filiation. »   Citant longuement les mémoires, restés inédits et conservés à l'IMEC, de son père, cadre-dirigeant dans le civil et dernier témoin du surréalisme à ses heures de loisir, Stéphane Audoin-Rouzeau nous offre un magnifique témoignage sur son aveuglement à cause, semble-t-il, de sa haine de la guerre. Sincère quand il raconte ses débuts d'historiens recueillant tant bien que mal le récit de Pierre Bazin grand-père de sa femme   , son récit devient touchant et tragique quand il évoque son père et son incompréhension de la fêlure causée par la Grande Guerre chez Robert. Cette incompréhension se répète à la génération suivante, se transformant et explique ainsi le dos tourné de Stéphane Audoin-Rouzeau à l'engagement surréaliste de son père.

Dans le dernier chapitre de Quelle histoire, l'historien revient sur son parcours et sa quête de sens comme lorsqu'il écrit que : « La fracture qui a tué deux hommes de sa lignée, le fils de Philippe, le petit-fils de Robert n'eut aucun mal à penser qu'elle restait agissante après la mort de Robert, après celle de Philippe. […] A vingt ans – l'âge auquel Max, Pierre et Robert étaient partis à la guerre – il a choisi l'Histoire. »   De son père Philippe, il reçut tout de même en héritage l'amour du détails, l'attention portée entre autres aux objets, si importante dans le renouveau historiographique qu'il a initié. Les quelques phrases clôturant le livre parlent d'elles-mêmes  et méritent d'être citées longuement : « Le tueur qui avait fracassé les relations des pères et des fils sur trois générations, je n'ai jamais abandonné sa poursuite. […] J'ai voulu comprendre leurs défaites, j'ai voulu le faire par l'histoire. […] Quoiqu'il en soit, sans doute est-il temps de le considérer comme terminé. […] La Grande Guerre : pour ma part, si près du centenaire de son sanglant avènement, le moment est peut-être venu de lui dire adieu. »

Implicitement, dans cette conclusion qui fera peut-être écho aux derniers travaux de l'historien britannique Ian Kershaw ayant décidé de laisser à d'autres le soin d'explorer les ressorts du nazisme, Stéphane Audoin-Rouzeau nous offre une belle leçon de clôture historique : au devoir de mémoire, il convient avant tout d'ajouter un devoir de compréhension qui ne va pas in fine sans entraîner une part d'oubli : il faut parfois savoir laisser l'Histoire au repos après l'avoir tant arpentée

 

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