Dans ce livre clair profond, le théologien Paul Tillich nous livre une réflexion sur l’être de l’homme, auquel il accède par l’étude du courage et une relecture de l’histoire de la philosophie, et grâce à laquelle il propose une nouvelle façon de vivre sa vie, en renonçant à d’inexactes images de Dieu au profit d’un " Dieu au-dessus de Dieu ", capable de donner la force de vivre pleinement sa vie.

Le texte de Tillich est précédé d’une éclairante introduction de B. Hort, qui expose avec précision le plan de la progression de l’ouvrage et l’actualité de ce texte qu’on a rapidement considéré comme un classique de la pensée protestante du XXème siècle.

Dans le premier chapitre, P. Tillich relit l’histoire des conceptions philosophiques du courage, en particulier chez Platon (qui associe le courage au thymos, et à une forme de valeur éthique), Aristote (pour qui l’action courageuse est digne de louanges), Thomas d’Aquin   d’une part, et chez les stoïciens, (" le courage d’être, pour [eux], signifie le courage de s’affirmer en dépit du destin et de la mort " (p.48)), Spinoza   , Nietzsche (" la volonté de puissance est l’affirmation de soi de la volonté comme réalité ultime " (p.57), la vertu est pensée comme une affirmation de soi) d’autre part.

Il distingue des conceptions des trois premiers auteurs dans lesquelles le courage n’a de valeur qu’éthique, c’est-à-dire que le courage y joue le rôle d’une vertu, d’une qualité morale, parmi d’autres, des conceptions des auteurs suivants dans lesquelles il voit le courage comme ontologique, c’est-à-dire dans lesquelles le courage désigne " l’affirmation de soi universelle et essentielle d’un être. " (p.35). Tillich met ainsi au jour l’idée que le courage, entendu comme courage d’être, comme courage ontologique et pas seulement éthique, permet un accès à la réalité, et il se fonde pour affirmer cela sur une interprétation de la tradition philosophique.
 
Dans le chapitre suivant, P. Tillich insiste sur l’idée qu’une authentique compréhension du courage, au sens ontologique, est tributaire d’une prise en compte de l’angoisse. En effet, comme le dit Tillich, " l’angoisse est la conscience existentielle du non-être " (p.66), la conscience de notre finitude, éprouvée profondément en nous et pas simplement conçue théoriquement. L’angoisse est toujours angoisse du non-être ultime, et c’est sur cette angoisse que font fond toutes les peurs. Le dénominateur commun de toutes nos peurs est qu’elles présentent, ultimement, notre fin. Aussi préfère-t-on trouver un objet à notre peur et se focaliser dessus – car on peut dès lors l’affronter avec courage – qu’être hanté par l’angoisse pure et nue que l’on ne peut pas affronter continument   . Aussi notre esprit se fabrique-t-il des craintes pour échapper à l’angoisse nue.

Approfondissant son analyse, l’auteur distingue trois types d’angoisse dans la nature humaine qui correspondent à trois manières par lesquelles le non-être menace l’être : une manière ontique (le destin et la mort), une manière spirituelle (le vide et l’absurde) et une manière morale (culpabilité et condamnation). On comprend bien pourquoi la mort menace l’existence et qu’elle soit une forme de manifestation de l’angoisse. Ce qui est menacé dans l’existence par l’absurde, c’est la dimension spirituelle, c’est-à-dire créatrice de l’homme, ce que précise Tillich lorsqu’il explicite que la dimension créatrice de l’homme renvoie à sa capacité à " vivre spontanément en action et réaction avec les contenus de notre vie culturelle. " (p.76). Aussi l’angoisse de l’absurde est-elle celle de perdre "  sa préoccupation ultime, de perdre ce qui donne du sens à tous les autres sens. " (Ibid.).

L’angoisse de la condamnation provient de la liberté humaine et de son existence morale : L’homme ayant une liberté et devant se déterminer lui-même, il affirme par ses actes son existence morale. Se connaissant et se jugeant lui-même, l’homme éprouve l’angoisse d’avoir manqué sa destinée. L’angoisse de la condamnation, c’est juger qu’on ne s’est pas assez efforcé d’être celui que nous aurions dû réussir à devenir. Tillich remarque que ces angoisses peuvent s’entremêler et conduire au désespoir, état dans lequel l’homme souffre d’être " conscient de lui-même comme incapable de s’affirmer à cause de la puissance du non-être " (p.84) et de ne pas pouvoir échapper à lui-même (par exemple, on peut échapper à l’angoisse de la mort par la suicide, mais comme les angoisses se mêlent les unes aux autres, on ne pourrait, par la mort, échapper à l’angoisse de la condamnation).

Après avoir dessiné une typologie des angoisses, P. Tillich propose une périodisation de celles-ci :

" à la fin de la civilisation antique, c’est l’angoisse ontique qui prédomine ; à la fin du moyen-âge, l’angoisse morale ; et à la fin de la période moderne, l’angoisse spirituelle. Mais la prédominance de l’un de ces types n’empêche nullement la présence et l’action des autres. " (p.86).

Après avoir examiné les raisons historiques pour lesquelles on passe de la prédominance d’un type d’angoisse à celle d’un autre, Tillich explique pourquoi les grandes périodes d’angoisse se situent à la fin d’une époque : ces crises d’angoisse sont liées à la désagrégation des structures habituelles de sens, de croyance et de pouvoir et à leur corollaire : l’inefficacité progressive des méthodes par lesquelles l’individu à son époque avait les moyens de lutter courageusement contre les craintes identifiées dérivant de ses angoisses   ).
 
P. Tillich consacre le troisième chapitre au rapport entre le courage, l’angoisse pathologique et la vitalité. Rappelant que l’angoisse était perçue par les psychothérapies comme l’effet de conflits pulsionnels ou entre des éléments structurant la personnalité, Tillich explique que le courage doit intégrer l’angoisse pour ne pas sombrer dans le désespoir. Et la névrose apparaît alors comme l’issue pour celui qui n’arrive pas à assumer courageusement son angoisse. Dès lors, dans la névrose, l’homme s’affirme, mais le soi qu’il affirme est un soi diminué puisque ce n’est pas son être essentiel qu’il affirme, puisqu’il laisse de côté une partie de ses potentialités pour sauvegarder ce qui reste et lui permet de vivre sans avoir à supporter l’angoisse. C’est comme si la charge de satisfaire aux exigences d’une humanité saine et courageuse était trop lourde pour lui et qu’il renonçait plus ou moins consciemment à être tout ce qu’il pourrait être pour se résigner à n’être que moins que ce qu’il pourrait être, parce que cela lui est plus facile à supporter et à vivre. Pour aider à supporter l’angoisse, on peut se tourner vers le pasteur ou le médecin dont les fonctions sont complémentaires, afin de mener une existence plus saine et, d’une certaine façon, plus complète et plus épanouissante : " leur but commun c’est celui d’aider les êtres humains à atteindre une pleine affirmation de soi, à accéder au courage d’être. " (p.106) Prenant le contrepied de cette déficience d’être qu’est la névrose qui ne supporte pas l’angoisse d’être, Tillich examine la notion de vitalité qu’il définit comme le " pouvoir de créer au-delà de soi-même sans se perdre soi-même " (p.110) et qui est ce dont le courage est fonction.

Dans le chapitre suivant, Tillich étudie le courage dans la participation. L’affirmation de soi de l’être humain présente deux faces. La première face est l’affirmation de soi comme soi individualisé, unique, libre et se déterminant lui-même.

" C’est ce que chacun affirme dans tout acte d’affirmation de soi. C’est ce qu’il défend contre le non-être et ce qu’il affirme courageusement en assumant le non-être. La menace de perdre ce soi constitue l’essence de l’angoisse, et la conscience des menaces concrètes auxquelles il est exposé constitue l’essence de la crainte. " (p.116).

Ce soi individualisé peut être détruit, mais pas divisé. L’affirmation théologique de l’existence d’une âme humaine est une conséquence de l’affirmation de soi ontologique indivisible et insubstituable. C’est à cette face de l’homme que Tillich donne le nom de " courage d’être soi ". Ce soi est face à un monde auquel il participe et la deuxième face est l’affirmation de soi comme être participant. L’homme fait alors partir de quelque chose dans le monde, tout en étant séparé.

La participation provoque l’identification partielle d’un homme à un tout, et un partage de la puissance. Tillich parle de cette dimension de l’existence humaine comme du "courage d’être participant". Son modèle est le militant marxiste. Alors qu’on pourrait penser qu’il faut véritablement du courage pour être soi-même et qu’être participant signifierait qu’on tente de vivre sous la protection des autres, Tillich montre que le courage d’être participant est celui d’affirmer son propre être par la participation et qu’il exige et requiert de l’homme d’accepter la culpabilité publique et ses conséquences. Tillich étudie diverses formes de courage d’être participant (dans les sociétés primitives, dans la société médiévale, dans le " néocollectivisme " nationaliste totalitaire). L’étude du communisme montre un consentement de ses adhérents au sacrifice de tout accomplissement individuel au profit de l’affirmation du groupe   .

Ajustant son analyse à la situation de son époque, Tillich analyse ensuite le courage d’être participant dans le conformisme démocratique en particulier américain, dans lequel c’est la production elle-même qui est le but à atteindre, la production étant à entendre comme une création technique, ainsi que le progrès. Néanmoins, les personnes qui s’engagent complètement dans de telles luttes collectives délèguent la prise en charge de leur angoisse à la société, et comme le dit B. Hort dans sa préface :

" elles ont transformé la préoccupation du cours de leur propre vie en simple souci de participation au devenir de la collectivité " (p.15).
 
Dans le cinquième chapitre, l’auteur s’intéresse à l’individuation et au courage d’être soi, sous la forme de l’individualisme, c’est-à-dire sans tenir compte de sa participation au monde. Et en effet, l’individualisme naît de la prise de distance de l’individu avec les structures diversement collectivistes et son développement coïncide avec ce que Tillich a baptisé le "conformisme démocratique". Après avoir brièvement retracé l’histoire de ce "courage d’être soi ", pensé au siècle des Lumières comme affirmation de soi dans un progrès vers la rationalité et devenu conformisme avec la victoire de la bourgeoisie, l’auteur étudie les formes existentialistes   du "courage d’être soi ", leur abandon, et la place du courage et du désespoir dans la situation contemporaine, aussi bien du point de vue de l’art que de la philosophie.

Dans le dernier chapitre, P. Tillich pose la question du lien entre courage et transcendance et examine la dernière définition du courage : le courage "d’accepter d’être accepté". Posant que "si c’est la participation qui domine, la relation à l’être même est de caractère mystique ; si c’est l’individuation qui prévaut, la relation à l’être même offre un caractère personnel ; si les deux pôles sont affirmés et transcendés, la relation à l’être même a le caractère de la foi " (p.182-183), l’auteur examine plus précisément ces différentes possibilités. Il note que dans le mysticisme, le soi individuel tend à participer au fondement de l’être sous une forme qui s’approche de l’identification. Le courage d’être prend alors dans la mystique la forme d’une identification qui se manifeste par un abandon complet et radical de soi-même, et qu’on trouve par exemple dans le sacrifice   .

Cette affirmation de soi du mystique est supérieure au courage entendu comme simple vertu. C’est la forme la plus radicale de courage, forme par laquelle l’angoisse sous ses trois formes est vaincue. Au mysticisme dans lequel la participation est prépondérante, l’auteur oppose la rencontre personnelle avec Dieu qui est l’expression de la domination de l’individuation. Dans le sillage de Luther et de Dürer, l’auteur met en évidence une autre forme de courage : le courage dans la confiance, confiance personnelle " qui provient d’une rencontre de personne à personne avec Dieu " (p.187). D’après P. Tillich le paradigme de ce courage de la confiance est le protestantisme, au centre duquel se trouve " le courage d’accepter d’être accepté en dépit de la conscience de la culpabilité" (p.189). Dès lors, le courage d’être devient "le courage d’accepter le pardon de ses péchés non comme une affirmation abstraite, mais comme l’expérience fondamentale de la rencontre avec Dieu. " (p.190).

Puis, l’auteur montre le lien entre la foi et le courage d’être, en expliquant que "la foi n’est pas l’affirmation théorique de quelque chose d’incertain, elle est l’acceptation existentielle de quelque chose qui transcende l’expérience ordinaire. La foi n’est pas une opinion, mais un état. Elle est l’état d’être saisi par la puissance de l’être qui transcende tout ce qui est et à laquelle participe tout ce qui est. Celui qui est saisi par cette puissance est capable de s’affirmer parce qu’il sait qu’il est affirmé par la puissance de l’être même. Sur ce point l’expérience mystique et la rencontre personnelle sont identiques. Pour l’une et l’autre, la foi est à la base du courage d’être" (p.197). Mais après avoir défini la foi, P. Tillich part à la recherche d’une foi capable d’intégrer l’absence de sens, c’est-à-dire d’une foi qu’il appelle "foi absolue" et qui serait irréductible au théisme. Ainsi, ce qui serait l’objet de la "foi absolue" ce ne serait pas Dieu, mais "Dieu au-dessus de Dieu", un être qui serait différent de ce qu’on appelle habituellement Dieu en ce qu’il se déroberait à toute tentative de le réduire, aussi bien à un principe d’explication, de consolation ou de constitution d’une identité   .

Aussi élabore-t-il une pensée de la "foi absolue" comme "l’acte d’accepter d’être accepté sans personne ni quelque chose qui accepte. Elle est la puissance de l’être même qui accepte et donne le courage d’être"(p.209). Et le "Dieu au-dessus de Dieu" marque le dépassement du Dieu du théisme pour intégrer au courage d’être l’angoisse du doute et de l’absurde. Conciliant les exigences du mysticisme et celle de la rencontre personnelle avec Dieu, et évitant aussi bien la perte de soi qui résulte de la participation que la perte de sa relation au monde, qui résulte de l’individuation