Poé/tri est une série d’entretiens inédits avec des poètes du monde entier, proposée par Frank Smith. C’est une zone d’échanges qui voudraient capter l’intensité des déclics poétiques contemporains dans la variété de leur chimie, autant que de leur plasticité. Jérôme Game a publié une quinzaine de livres. Son écriture se développe souvent lors d’interventions performatives et collaborations artistiques explorant points de contact entre écriture et pratiques plastiques (images, scènes, sons). Il a publié dans de nombreuses revues et a été traduit en plusieurs langues (anglais, chinois, japonais)   .

Frank Smith − En quoi l’écriture que tu pratiques procède-t-elle par désagrégation des clichés et des langues de bois ? Un nettoyage à sec de la décompression/corrosion elles-mêmes ?

Jérôme Game − En réalité, je les construis, les clichés, je les déplace, les agence dans leur environnement comme de la nature recadrée. Ils prennent bien la lumière. Je veux dire : je ne suis pas du tout là pour dévoiler, au sens d’un art critique qui ne serait pas dupe, à qui on ne la ferait pas. Je ne prétends pas du tout  faire comprendre la « vraie vie », ou le « vrai réel », aux gens. Les clichés, c’est comme tout : c’est ce qu’on en fait qui importe.

Tu traverses le monde et tu découpes (dans) ses effets d’uniformalisation, de mondialisation, de markétisation, d’exaspération de la productivité-rentabilité-efficacité. Qu’est-ce qu’on peut encore faire avec ce monde-là ? Pourrais-tu dire que tu te poses en ré-action par ré-activation ?

C’est une question essentielle que tu poses là : qu’est-ce qu’on peut faire de ce monde-ci ? Une question de travail. De fait, elle est en plein dans le livre que je suis en train d’écrire. C’est une fiction. Et, oui, la question de la ré-activation − entre les sens, entre les lieux, entre les signes − y est centrale. Du coup, laisse-moi terminer mon livre en guise de réponse à venir.

Tu tords les canons de la fabulation. Tu bafouilles, bégaies, bredouilles, tu fais délirer, extravaguer la langue. Quand tu débordes du côté du sonore, c’est pour mieux le disloquer. Tu n’imagines rien, tu ne projettes rien à partir de je, toi. Où cela te mène-t-il, selon toi ? À des visions ? À quels devenirs cela t’élève-t-il ? Comment éviter la dispersion ?

Cette question des canons de la fabulation, pour moi, s’énonce ainsi : comment faire tenir un monde comme champ de forces, champ d’énergies, plutôt que comme chromo plus ou moins net, représentation extérieure rigidifiante, cherchant d’abord à signifier (sociologiquement, sentimentalement, formellement, etc.) ? Comment faire saisir le mouvement pur à l’œuvre quasiment partout, tout le temps, dans les corps, les signes, et donc dans ce qu’on appelle le réel ? Mon hypothèse est que le récit − et la dimension fictionnelle qu’il suppose, qu’il crée − est l’un des lieux privilégiés de cette double-tentative : éprouver la fluidité des signes, leur matérialité, et, ce faisant, figurer le réel comme mouvement sémiotique. En d’autres termes, raconter et dire ne sont pas des chantiers exclusifs l’un de l’autre, mais des pôles dans un espace littéraire ouvert. Bafouiller, bégayer, bredouiller, comme tu dis, déborder du côté du sonore, c’est donc bien risquer autant de façons de raconter : poreuses, trouées, bloquées sur la touche reboot, ou au contraire filant à vitesse grand V. Idéalement, cela mènerait à rendre perceptible la radicale matérialité du réel, son ouverture constitutive, mais sans pour autant les confondre avec de la contingence. Le réel est artificiel sans pour autant être accidentel ou aléatoire. Il y a aussi de l’idée, mais celle-ci se saisit à partir des choses. Stylistiquement, tout est alors question de dosage fin entre ces deux lignes, ces deux tendances − déconstruire et construire, moléculariser et façonner. Ou plutôt : tout est question de consistance, comme quand on fait une pâte ou une préparation, avant de peindre ou en cuisinant, une histoire de pas-trop-pas-trop-peu. Inutile de dire qu’il n’y a pas de recette. En tout cas, s’il y en a une, je ne la connais pas. Suis pas sûr de la chercher non plus.

Tantôt on est dans des phrases accidentelles, énumératives, tantôt c’est une phrase processionnaire, comme un protocole de phases. Tu fais des détours pour révéler quoi dans les choses ?

Les détours que je fais dans les choses − en zoomant sur la matière d’images, d’objets ou de discours, en en recoupant l’ordre syntaxique, en les (re-)montant par répétition ou absentement, en les étirant/contractant par accédécélération, etc. −, c’est justement pour révéler ça : que les choses sont (faites) des détours qu’elles occasionnent, qu’elles rendent possibles, desquels elles sont le signe ou dont elles sont capables. Que les choses sont des parages, des traversées, des reconfigurations. Le contraire de détourer en quelque sorte : des tours. Et ça diffracte, ça ouvre des interstices dans mon champ de préhension littéraire, dans ce que mon écriture tente de capter via une forme.

Il y a chez toi, notamment quand tu te poses en performer, une élégance, une tenue certaine, une allure smart, un contrôle fin, une maîtrise des lignes de fuite quand même, non ? C’est pour mieux tromper l’ennemi ?

Les lignes de fuite demandent la plus grande attention. Elles sont le contraire du n’importe quoi ou d’un spontanéisme béat. Elles se construisent. Maîtrisent ? Je ne dirais pas. Je ne pense pas non plus qu’elles puissent bonnement procéder d’une gymnastique ou d’un entraînement (à la lecture publique, par exemple). Si par « mieux tromper l’ennemi », tu entends « pouvoir le prendre par surprise », je dirais oui, probablement, bien que je ne comprenne pas trop l’usage de ces termes ici : par principe, me semble-t-il, les effets d’une œuvre se pensent ; ça ne veut pas dire qu’ils puissent se prévoir ou même qu’ils se réduisent à cet effort de pensée. C’est d’ailleurs partie de leur force, de leur beauté : ils suscitent ou infectent plutôt qu’ils ne reflètent ou (se) reproduisent. Ils (se) décodent en codant, et échappent − à ceux qui les forgent en écrivant comme à ceux qui les recueillent en lisant. Donc, oui, bien sûr : la construction, l’affirmation d’un agencement − et cela fait sans doute une intention ou un dessein, voire une stratégie, pour adopter, pourquoi pas, ton registre martial − mais paradoxales, en ce que si celui-ci fonctionne, c’est qu’il se déprend (y compris de lui-même).

« Ici qu’est-ce qu’on voit ? » demande en ouverture le texte-enquête consacré à la figure de Don Quichotte (« DQ ») dans ton dernier livre : ici − c’est où ? − qu’est-ce qu’un écrivain peut voir/entendre/parler ?

Ici, c’est voir. Pas la vue comme sens simplement présumé, mais voir comme affect créé par la perception, voir et visible créés par la sensation. C’est à la fois d’où on voit et où voir nous met. Et aussi le fait que voir s’impose à nous, qu’on ne puisse pas ne pas voir (sans forcément savoir ni reconnaître ce qu’on voit). Voire : qu’on sente à quel point on se trouve surdéterminé du fait que voir s’impose à nous. Je ne crois pas que cela soit du voyeurisme. C’est sans doute le contraire, c’est s’éveiller, ne pas en croire ses oreilles, n’en revenir pas sans pour autant savoir où on est, ne pas y croire tout en ne croyant que cela, n’ayant que cela à croire, n’en revenir pas tout en étant que là, dedans, et nulle part ailleurs (mais ici, qui est tout ce qu’on est, tout ce qu’on a, devient et demeure ailleurs). Je ne sais pas ce qu’un écrivain peut voir/entendre mais j’ai la conviction que s’il ne voit/n’entend rien, il n’écrira rien, il ne pourra rien écrire du tout, que sans voir/entendre il n’y a pas d’écrire. Écrire, c’est voir/entendre, c’est-à-dire faire voir/entendre. Je n’arrive pas à voir ce que ça peut être d’autre. Et le monde est là. Le réel, la politique, et toute cette sorte de choses. Sont là. Dans ce corps-là tendu comme ça. C’est d’abord lui aphone, interloqué, illettré. Analphabète. Dans face à du monde. On peut aller chercher ça, cet état. Où se trouver devant ce qui nous y met, il y a toutes sortes de façons de se retrouver là, et c’est secondaire. Ce qui compte pour moi, c’est ce qui, de dedans du monde, nous arrête, et nous fait rebooter, nous force à réinventer en lui, par lui.

Une machine est en marche − la société JG™ l’a créée −, elle fonctionne notamment par effets d’initialisation/induction/agencement/vectorisation/dérushage/remontage, etc., et par le processus qu’elle enclenche « un autre état apparaît » : que voit-on alors ? Qu’y apprend-on ? Quelque chose est tapi derrière ou devant ou sur les côtés ? Quel brevet poétique as-tu déposé ?

J’aime bien cette histoire de dérushage, de rushs : oui, un livre, un récit, un univers fictionnel comme table de remontage avec des rushs. Ce qu’on voit, ce qu’on apprend, c’est précisément ça : que les rushs, leur remontage, sont (dans) le film, de plain-pied. Un tel livre est alors comme un pli intense du réel en lui-même, au niveau de l’image-phrase, de l’écran-récit, de leurs bords. Un pli intense du réel en lui-même parce qu’on sent que le monde est du monde qui se fabrique lui-même. Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de tapi derrière, devant, ou sur les côtés. Il y a du plain-pied et des plis. Il y a des plis sur du plain-pied. Du plain-pied qui reprend les plis. Mais pour percevoir ça, il faut du cadre, y compris narratif, il faut de la capture, des zooms relatifs, des effets de background, etc., bref : il faut le style d’une œuvre.

Dans la présentation de DQ/HK (éditions de L'Attente), tu dis écrire à même les choses, à même le document, dans le son et à travers l’image. En quoi le sens se forge-t-il depuis cette apposition au réel ?

Cette histoire d’à-même, c’est une histoire de mise à l’étal en réalité. C’est ça qui m’intéresse, comme la table de remontage dont on parlait à l’instant. Le son, l’image, le document sont d’emblée parties prenantes de l’écriture, captés par elle, non pas tant au sens d’un collage en peinture ou d’un recueil-bande-dessinée ou même d’un livre-CD (c’est-à-dire pas au sens d’une nouvelle catégorie, d’une insistance sur l’invention d’un nouveau genre, d’un geste de déplacement plus ou moins iconoclaste, etc., pas trop le problème), mais plutôt au sens d’une espèce d’isomorphisme : les modes opératoires, la grammaire d’un type de pratique, du fait d’être en contiguïté prononcée (à la fois concrète et fantasmatique) avec mon texte en train de s’écrire, le pénètrent, l’infiltrent. Je ne crois pas qu’il s’agisse là d’apposition ou d’ajout. Il s’agit de devenirs. Il s’agit d’être engrossé au niveau de sa sensibilité d’écrivain, sa sensibilité écrivante. Et donc d’être bien obligé de faire quelque chose de cet état. Dans DQ/HK, c’est bien ça que je tente : qu’une chose est plusieurs choses à la fois, comme les faces d’un cristal renvoient une diffraction du réel, une recomposition qui puisse faire saisir comment ce réel est continuation, puissance de continuation, non pas continuation du même mais être du différent-en-soi. Que l’épaisseur de ce qui arrive, sa densité − l’impact persistant de cette météorite que fut le Quichotte ; la charge affective et plastique de Hong Kong l’interlope −, saturent la perception jusqu’à pouvoir être parcourues comme transversalement, et avec légèreté, via le montage textuel, jusqu’à la faire réembrayer, c’est-à-dire permettre des échappées de sens, de sensation. Il y aurait alors deux grands types d’effets de sens : un type local (ce serait les vues inédites sur des objets ou des discours ou des corps précis mais pris dans des coupes et des liens inhabituels), et puis un type global (ce serait la perception d’un mouvement général, d’un tout ouvert, bougeant du fait même d’être).

Jean-Michel Espitallier dit dans la préface du livre : « Chez lui [Jérôme Game], la vitesse est politique tout autant que figure de style. » Le progrès, et le rythme par lequel nous le scandons, nous détruisent-ils nécessairement ?

Je prends cette phrase de Jean-Michel Espitallier littéralement, quasiment en général : la vitesse est politique comme tout mode actif de perception peut l’être, en ce qu’il recompose du monde, c’est-à-dire donne à voir l’artificialité des mondes, leur plasticité. Est politique ce qui montre ça : le sens du monde n’est jamais donné, immuable, naturel ; on peut le recomposer. Cette recomposition sera litigieuse, disputée. La politique commence là, dans l’irréductible hétérogénéité de la sensation qui, faite geste, ruine la naturalité des ordres de corps et de pouvoir qui prétendaient la maintenir hors-champ/hors-son. À partir de là, la technologie et ses avancées ne sont certainement pas un problème en soi, type aliénation, etc. ; pas plus qu’elles ne constituent, je ne sais quelle bonne nouvelle de principe, type futurisme, etc. C’est neutre, je crois (même si je sais la rationalité du marketing, les tentatives d’industrialisation des désirs, etc.). Ce que je veux dire c’est qu’en politique, tout est question d’usage : qu’est-ce qu’on parvient à faire ici ? De quoi veut-on sortir ?Comment ne pas crever ? Et vivre plutôt. Vivre. C’est empiriquement qu’on détermine ce qui nous détruit. Comme ce qui nous sauve. Quant au « progrès », pour reprendre ton terme, il est trop encombrant, je reste plutôt calé sur « modes », « pratiques » : des choses existent, je m’en sers (ou pas), j’en fabrique d’autres (ou pas). Et, oui, for sure, Jean-Michel a raison : tout cela est politique.

Pour qui écris-tu ? À l’intention de ceux qui manquent, qui ont pris le train trop tard ou qui l’ont raté − qui sont dans les trous ?

Elle est belle cette question. Le coup du train. De l’avoir raté. Être sur le mauvais quai. Passer son temps à rater les trains. Avoir du temps pour soi, donc. Comme de l’intra-temps. Regarder passer ces trains-là me fait écrire. J’écris à l’oreille aussi, au son des trains ratés qui ralentissent, face à ceux qu’on regarde partir, pour ceux qu’on laisse filer.

État présent de ton esprit ?

Plein travail. Livre en cours.

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