L'historien relève d'infimes événements, les écrits répandus dans la rue, parfois par des anonymes, et montre comment autour d'eux se constitue le regard policier, entre le XIXe et le XXe siècles.

L'auteur, connu pour ses travaux sur la Clinique de l'écriture, mais aussi pour ses recherches conduites avec Mathieu Potte-Bonneville, choisit son objet dans le prolongement de la pensée de Michel Foucault. Dans son ouvrage précédent, il s'est attaché à la figure du médecin en montrant comment, au cours du XIXe siècle, on est passé des belles écritures bien calligraphiées à l'écriture pathologique et aux maladies de l'écrit. Déjà Foucault avait suggéré dans Surveiller et punir que la graphie avait participé à la discipline des corps. Il avait utilisé quelques gravures anciennes pour illustrer le propos. Désormais, il s'agit de s'intéresser aux enseignes, calicots, peinture murales et affiches qui ornent la rue, durant le XIXe siècle, et déclenchent un faisceau de regards, à partir de 1828, alors que longtemps on a livré ces "objets" à l'indifférence ou aux collecteurs anonymes et autres chiffonniers dont le premier répertorié, d'ailleurs, se trouve chez Restif de la Bretonne (dans les Nuits de Paris).

On voit bien par-là comment ces recherches ne s'inscrivent pas du tout dans le droit fil des travaux des archéologues et des linguistes, dont il ne s'agit pourtant pas de mépriser l'objet : une histoire mondiale de l'écriture, des connaissances sur l'écriture, et une analyse de la graphie, ... L'auteur propose de suivre une autre voie, un chemin de traverse, conduisant cette fois aux hommes du commun, dans un contexte historique proche du nôtre, le XIXe siècle. Il y puise le "marmonnement du monde", l'émergence de figures secondes qui "ont un rôle déterminant, car elles s'inscrivent au cœur du social, au sein de dispositifs de pouvoir/savoir très puissants et à la capacité de diffusion extraordinaire". Cette perspective oriente l'étude vers les pratiques d'archivage, de circulation et de diffusion des récits, des affiches, des écrits. Elle pousse à ouvrir des cartons d'archives qui proviennent d'ailleurs, dans le cas de cet ouvrage, des archives de la préfecture de police de Paris et de celles du Laboratoire scientifique de la préfecture de police de Lyon.

Du point de vue méthodologique, l'auteur s'appuie sur le Foucault de la Naissance de la clinique, d'abord. Entendons par là, le Foucault de l'attention à l'absence et à la manière dont progressivement un discours émerge, prolifère, s'éteint. Puis, il prend en charge le Foucault des cours du Collège de France. Cette fois, c'est toute l'histoire de la police qui s'expose. À partir de sa lecture du Traité de police de Nicolas Delamare (publié de 1705 à 1738), le philosophe y explique que la police, sous la forme du contrôle et de la prise en charge de l'activité des hommes, constitue un élément essentiel dans le développement des forces de l'Etat. La police a à régler le problème des formes de coexistence des hommes les uns à l'égard des autres. En un mot, au centre de la pratique policière se trouve le gouvernement des hommes et des choses. La rationalité instrumentale qu'elle déploie permet d'insérer la dimension vitale de l'existence au cœur de la communauté politique. L'auteur du volume ici commenté, historien, approfondit ce point en précisant que la fonction de la police réside, ainsi que le souligne à d'autres titres Saverio Ansaldi, dans sa capacité à diffuser les instances de la souveraineté au cœur même de la société et de ses multiples sujets. Elle transforme la transcendance opaque de l'Etat de droit en une immanence capillaire et omniprésente, disséminée sur l'ordre matériel des choses et des hommes.

Aussi la question qui lance les recherches ayant abouties à cet ouvrage est-elle : comment la police fait-elle exister l'écrit dans la ville dont elle assure la sécurité et l'ordre public ? Qu'est-ce que ce nouveau regard et comment se développe-t-il à partir du milieu du XIXe siècle ? C'est à partir de ces questions qu'il convient d'entendre l'expression de "police de l'écriture". Car cette police l'écriture devient au même titre que les autres une composante de la société sur laquelle il faut veiller comme sur un corps vivant. L'écriture en public, tel est le point central, agit, se transforme, se reproduit, rassemble, circule, prolifère, se diffuse. Elle n'appartient plus à quelques-uns, elle vit partout. Ainsi calé, le problème relève des archives urbaines, à partir desquelles il est possible de reconstituer la naissance d'un regard, celui qui fait naître l'écriture ainsi entendue, sorte de micro-dispositif qui a pour lieu la loi, la rue, le laboratoire. L'auteur entend bien saisir les différents gestes à l'œuvre de ces polices de l'écrit, les suivre, "passer le long des palissades en mobilisant les archives comme source tous les documents possibles".

Reste cependant une interrogation. Pourquoi le choix de la période retenue ? Deux événements encadrent cette histoire de la police de l'écriture. D'un côté le coup d'Etat de Napoléon III, de l'autre le maréchal Pétain. D'une part, donc, le chantier Haussmannien qui est entendu ici comme métonymie de l'haussmannisation de la cité : production de dispositifs, de lieux graphiques, palissades, panneaux, mettant fin aux murailles révolutionnaires. D'autre part, avec Vichy, l'obligation pour les juifs de placer un écriteau sur les magasins leur appartenant, surveillés par la police. Entre les deux un changement radical du regard. Entre l'affiche apposée et l'étoile imposée, émerge le policier lecteur et le délinquant scripteur. Cela dit, cette période se divise toutefois en trois phases : 1852-1902, une période d'hésitation législative durant laquelle se pose la question de circonscrire l'écriture dans l'espace public ; avant la guerre de 14, la police de l'écriture se dote de nouveaux outils et change de lieu ; à la Libération, de nouveaux objets entrent dans la vie publique, avec le règne de l'image et de l'enregistrement.
Dans la première partie de l'ouvrage ("Réglementer et circonscrire l'écriture publique"), l'auteur dispose les éléments centraux de la réflexion, en la centrant sur l'histoire de l'écrit dans l'espace public, à Paris. Cette histoire renvoie à un ouvrage (un recueil de placards publics), au déploiement massif d'un mobilier urbain provisoire dans la capitale et à l'édification d'un bâtiment, tous centrés sur la délinquance graphique, ainsi que la nomme l'historien. L'affaire se noue autour de Napoléon III et du baron Haussmann. La réalisation de la "plus belle ville du monde" ne s'accomplira pas sans chantiers, et autour des chantiers, de palissades. Or, qui dit palissades, dit possibilité d'apposer des affiches. Les affiches colorées prolifèrent. Le photographe Eugène Atget en témoigne. Mais le préfet ne peut laisser faire. Il règlemente la taille des affiches, fixe la hiérarchie des panneaux, tandis que Gabriel Morris avec sa colonne - pour laquelle l'historien nous donne une analyse de sa genèse - va isoler pour la première fois un type d'écrits exposés, les affiches des spectacles.

Avec la Commune de Paris, nous assistons à l'explosion de la puissance graphique, au moment même où les progrès de l'imprimerie facilitent les productions à placer en public. Le pouvoir de l'écrit a basculé du côté des révolutionnaires. Plus qu'un outil de lutte, il est un levier essentiel de diffusion et de construction de la Commune. Le placard fait florès. Mais en même temps, la police de l'écriture se renforce au point de faire naître un cadre législatif assez large pour tenter de maîtriser cette histoire en train de se faire. La réglementation sur l'affichage est la plus spectaculaire. Les registres de contrôle font leur apparition. Puis vient la loi de 1881, qui statue sur l'exposition d'écrits dans la ville. L'enjeu est à la fois celui de l'affirmation d'une puissance et celui d'une politique de l'affichage. A fortiori, lorsqu'il s'agit de l'affichage électoral. Ce n'est pas tant les batailles entre "colleurs" qui troublent les autorités, que la tentative de limiter les provocations politiques directes. Curieusement, le préfet Lépine articule dans sa politique le respect de l'esthétique urbaine et le maintien de la dignité et de l'égalité de l'affichage. Au besoin, on fait valoir le coût du nettoyage des rues pour mieux restreindre les zones d'affichage.
L'historien met, à ce propos, en conflit les éléments précédents et le nouveau programme d'écriture lancé et visant à la reconquête de l'espace public par les mots officiels : les bâtiments se couvrent d'inscriptions incontestables : Mairie, Préfecture, ... Ces mots apparaissent en lettres capitales sur les pierres. Et il montre que ce geste n'est pas destiné à constituer une signalétique, mais à déployer un véritable geste politique : un étiquetage de la ville qui donne visibilité aux institutions d'Etat. En quelque sorte, il faut construire les monuments républicains du quotidien. A quoi participent les nominations de rue. Et l'auteur d'étudier la révision des noms de rue (suppression de référence trop religieuse, ou du "trop" de références religieuses), confusions gommées, nouveaux honneurs à distribuer, ... Les plaques de rue, aux écritures identiques, sont mises en place. Une commission des inscriptions est formée (dont les archives offrent des trésors de documents). Le souci d'inscrire la ville, ou de s'inscrire dans la ville, est patent.

Avec talent, l'historien montre ensuite comment la formation des gardiens de la paix a suivi un chemin parallèle. Ces derniers reçoivent désormais des leçons de calligraphie et des leçons de lecture. Dans les manuels à destination des inspecteurs et agents de police, des articles concernent la surveillance des écrits dans les lieux publics. On leur forge un nouveau regard. Ils doivent relever les actes délinquants (ce qui, à nouveau, paradoxalement, nous place devant une documentation importante). Enfin, l'auteur décrit le vocabulaire spécifique que l'on invente dans ce dessein. L'entrée de ce savoir de l'écrit dans la formation du policier se manifeste dans les mains courantes retrouvées et archivées.

Le cadrage central de ces dernières pratiques, à l'échelle de cet ouvrage, n'a pas besoin d'être à nouveau précisé. Il s'agit bien de la IIIe République et de sa manière particulière d'observer et d'enquêter. Certes, il s'agit souvent de délinquance, mais outre que ce terme mérite d'être étudié (ainsi que son application), il cache aussi des considérations politiques. L'auteur ajoute : "On peut d'ailleurs faire l'hypothèse que l'intérêt pour l'écriture tient au fait que l'écrit est le principal support de circulation et de diffusion des idées politiques". C'est le prolongement du "surveiller et punir" de Foucault. Surveillance des écrits déposés, et punition de ceux qui contreviennent à la loi. A condition, toutefois, d'avoir enregistré ces écrits, et de pouvoir les soumettre aux autorités qualifiées pour sanctionner. Au demeurant, émerge, en creux de ces constats, la figure d'une délinquance qui utiliserait l'écriture à des fins illicites. La police des moeurs est largement sollicitée : "Contrôler les écrits sur la pierre, le papier et même veiller à ceux qui pourraient circuler dans le ciel, telle est l'ampleur de la tâche policière".

Les membres du corps de la police voient ces tâches se multiplier : il y a "ceux qui arpentent les rues de Paris avec leurs carnets, ceux qui dans les bureaux des commissariats recueillent les écrits suspects dans des dossiers, ceux qui dans d'autres locaux les cherchent dans les journaux, ..." Mais il y en a aussi un dernier qui les regarde au microscope. Voilà que la police scientifique se constitue. L'auteur réserve une partie de l'ouvrage à cet aspect de la question. Ce nouvel expert, qui entre en scène au tout début du XXe siècle, porte tout d'abord un nom : Edmond Locard. De son travail entier, on ne peut encore disposer. Les archives de certains laboratoires sont encore fermées. Mais on est frappé de voir, ailleurs, comment de nouveaux dossiers se constituent, de quoi ils sont remplis, comment ils sont traités. Ce sont d'ailleurs ces experts qui donnent une impulsion aux auteurs de romans policiers (et non des moindres). L'historien nous raconte alors la vie de cet expert, Locard. Mais c'est aussi pour aller au constat le plus grave : le développement, voire le déchaînement, de la lettre anonyme.

Au total, l'ouvrage que nous présentons ici se propose (et réalise) d'étudier un moment de la surveillance de l'écrit. Ce qui lui importe, surtout, est moins de constater comment la police se déploie et pour quels motifs, que de saisir la manière dont une modification du regard produit de nouveaux objets de recherche. La censure existe, elle ne fait pas de doute. Mais l'ouvrage n'en analyse pas les modalités, s'attachant plutôt à problématiser le statut de l'écriture dans les lieux publics. Il convient évidemment maintenant de s'attacher à multiplier les pistes d'analyse ainsi ouvertes, y compris en référant aux travaux des poètes (Francis Ponge s'attachant aux "choses" du quotidien, mais aussi de la rue), ou aux analyses des feuilletonistes de l'entre-deux guerres qui ont su rendre visible l'infra-ordinaire dans ses recoins publics : passages, murailles, palissades, affiches, ... (Siegfried Kracauer (par exemple, Rues de Berlin) ou le Walter Benjamin des "Passages")