Une solution originale au problème de la causalité mentale en puisant dans les ressources de la philosophie de l'esprit et de la métaphysique contemporaine.

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Quand je pense à Fernande, je…, et ce mystère de la relation entre un état mental et un état physique porte un nom : la causalité du mental. Dans son ouvrage Le corps et l'esprit, François Loth   propose une solution originale puisant dans les ressources de la philosophie de l'esprit et de la métaphysique contemporaine. La philosophie de l'esprit accompagnée d'un travail métaphysique est une denrée rare en France, ce qui rend ce livre précieux.

Le problème de la causalité mentale est celui de l'interaction entre deux types de réalité, le mental et le physique, qui apparemment ne peuvent trouver un terrain commun permettant cette interaction. Le mystère vient de la difficulté à trouver une relation de cause à effet entre le mental et le physique, si l'on considère que ce qui relève de la pensée, de l'esprit, des sentiments jusqu'à la réflexion la plus abstraite, se distingue de ce qui est matériel, ou plutôt physique et est l'objet des sciences physiques et naturelles. C'est un des points le plus discutés en philosophie de l'esprit, champ philosophique qui est en pleine effervescence et qui mobilise tant la neurologie que les sciences cognitives et la métaphysique. Car les enjeux sont importants. Il s'agit d'abord d'articuler différents savoirs, les sciences dures, les sciences humaines et la philosophie. Il convient ensuite de penser ce qu'est un être humain. Est-ce un agent dont la vie mentale se réduit à l'activité de son cerveau ? Ou bien un être matériel ayant des propriétés physiques et des propriétés mentales ? Ou bien encore, un être double composé de deux entités ontologiquement distinctes, à savoir une âme et un corps ?

Pour analyser ce problème, il convient d'identifier quatre propositions que l'on acceptera ou non. En se positionnant ainsi, on peut se situer à l'intérieur de l'ensemble des débats en cours :

  • (1) La pertinence causale du mental. Le mental est la cause de certains événements physiques.
  • (2) La distinction du mental et du physique. Le mental ne se réduit pas ou ne s'identifie pas au physique.
  • (3) La clôture causale du physique. Tout événement physique a une cause physique suffisante.
  • (4) L'absence de surdétermination causale. Si un événement a une cause suffisante, il ne peut exister une autre cause du même événement.

François Loth opte pour un cadre de travail physicaliste, tout est physique ou survient sur du physique sans avoir une nature radicalement différente. Cette primauté du monde physique est exprimée par les propositions 3 et 4. Selon ces propositions 3 et 4, les événements physiques ne s'expliquent que par des causes physiques. Des causes autres que physiques sont inutiles, et donc l'on doit renoncer soit à 2, soit à 1. Si l'on accepte que le mental se distingue du physique (on accepte 2), alors on doit nier 1 car le mental ne viendra pas causer d'événements physiques, ceux-ci ayant déjà leur cause. Le mental flotte et accompagne le physique, il n'intervient jamais puisque tout ce qui a lieu et tout ce qui est efficace se fait en deçà du mental. Penser à Fernande ne produit rien, le corps et plus précisément le cerveau s'occupent de tout. Telle est la thèse épiphénoméniste.

À l'inverse, si l'on nie 2, on refuse de distinguer le mental et le physique. Parler en termes de sciences physiques n'est certes pas parler en termes mentaux, mais cette différence n'implique pas deux ordres de réalité. On utilise deux façons de parler d'un même type de réalité. Si l'on dit que le mental cause des événements physiques (proposition 1), c'est bien parce que le mental n'est que du physique, malgré la différence de vocabulaires et de concepts.

Le pari de François Loth est de ne pas choisir entre 1 et 2, entre la différence entre le mental et le physique et la pertinence causale du mental. Dans un cadre strictement physicaliste, il veut montrer que l'on peut tenir que le mental existe bel et bien, a un pouvoir causal et ne vient pas s'ajouter au physique comme une réalité d'un autre ordre.

Pour défendre cette hypothèse, l'auteur a recours à une métaphysique des propriétés que l'on nomme "tropes"   . Si Fernande ressemble à Huguette par sa beauté, deux interprétations de ce phénomène sont possibles. Soit Fernande et Huguette partagent ou participent à une même beauté, qui tout en étant présente en elles, a une forme d'existence irréductible à ses instances ou exemples de beauté. Soit la beauté d'Huguette et la beauté de Fernande qui n'est pas la beauté d'Hugette sont premières, et par-delà leurs différences irréductibles, leur ressemblance autorise à parler de la beauté en général. Dans ce second cas, ce qui existe fondamentalement, ce sont des beautés singulières. Ce sont ces entités singulières que certains métaphysiciens appelent  "tropes". Ces beautés forment seulement une classe d'entités ressemblantes et la beauté générale ne jouit d'aucun pouvoir causal par elle-même.

Le problème classique de l'universel et du particulier   est ainsi repris par l'auteur pour sa fécondité en philosophie de l'esprit. Si avoir une douleur est un universel instancié dans différents organismes dont les configurations neurologiques sont de types différents, alors il semble bien que le mental (la douleur) ne s'identifie pas ou ne se réduise pas au physique, à tel type de configuration neuronale. Ce dualisme des propriétés pose le problème de l'interaction mental/physique. Comment ce qui est mental peut-il être efficace dans un monde physique ? François Loth explore patiemment les différentes tentatives pour résoudre ce problème et montre pourquoi elles sont souvent peu satisfaisantes. L'essentiel de l'ouvrage consiste en de telles discussions fournissant par là un panorama utile des travaux en philosophie de l'esprit.

Le dernier chapitre présente alors la solution de l'auteur. Ce dernier considère qu'il faut mettre au fondement de la réflexion des entités singulières qui sont les manières singulières d'être de chaque chose : les tropes. La beauté de Fernande est singulière, telle douleur est singulière, tel état cérébral est singulier, etc. Mais ces manières d'être singulières n'ont pas de nature générale. Les termes généraux comme la beauté ou la douleur renvoient à des classes de tropes ressemblants. Ce qui me charme en Fernande, c'est sa beauté, une certaine manière d'être qui tient en une configuration physique ressemblante avec celle d'Huguette. Cette ressemblance est réelle et permet de parler de propriétés esthétiques et pas seulement des propriétés physiques des deux personnes. La configuration physique de Fernande ressemble aussi à la configuration physique d'objets qui ne sont pas des personnes et que l'on ne dira pas beaux. Les ressemblances peuvent être diverses, relever des sciences physiques comme du jugement esthétique et un même trope peut appartenir à deux classes distinctes. Il en va ainsi de certains tropes qui peuvent appartenir en même temps à des classes de tropes physiques (objets d'étude pour la neurologie) et à des classes de tropes mentaux (objets d'étude de la psychologie ou des sciences cognitives).

Cette idée originale permet d'accepter les quatre propositions. Le mental n'est pas le physique car les classes de tropes diffèrent. Le mental est efficace puisque le trope inclus dans une classe d'entités mentales cause des effets. Le monde physique est clos causalement et le mental ne surdétermine pas causalement le physique car il n'y a pas un trope mental en plus du trope physique, il y a un unique trope, et physique et mental.

Une première objection contre ce projet pourrait porter sur le recours constant au concept de causalité, concept parfois considéré comme désuet. François Loth prend soin de se confronter aux différentes théories contemporaines de la causalité (chapitre III) et de montrer que la notion de pouvoir causal singulier est non seulement nécessaire pour penser l'agentivité humaine mais aussi légitime en tant que catégorie métaphysique.

Plus problématique est la défense du choix du cadre physicaliste. Des intuitions sont invoquées (p. 17) pour encourager l'adoption de ce cadre de travail. Or, le physicalisme est d'abord un programme de recherche dont la productivité permettrait d'assurer la légitimité. Il semblerait, si l'on en croit les travaux de sciences cognitives sur l'attribution d'états mentaux par les enfants ou même les adultes, que nos intuitions sont plutôt dualistes. Or le dualisme des substances est absent de cet ouvrage. Ce dualisme n'est exposé qu'à partir de la discussion entre Descartes et la princesse Elizabeth. Or, il est depuis quelques années l'objet de débats dont la prise en compte auraient pu affermir le propos.

Le physicalisme de l'auteur entre aussi en tension avec la théorie des propriétés. Si tout doit être pensé comme une entité physique ou survenant sur le physique, les propriétés ne peuvent être des entités abstraites, sans pouvoir causal, sans place dans le monde physique. Par le choix d'un cadre physicaliste exposé en ouverture de l'ouvrage, François Loth est contraint d'adopter une conception des propriétés comme entités concrètes, causalement efficaces. Or une partie de l'ouvrage utilise le vocabulaire des propriétés comme si elles pouvaient être autre chose que des éléments du monde physique. Nous pensons à tous les passages où sont distingués la propriété et son instance, la propriété étant alors abstraite, sans pouvoir causal et universelle tandis que son instance est particulière et concrète, causalement efficace   . Or une telle distinction ne peut se défendre pour le physicaliste puisqu'il ne peut inclure dans son ontologie des abstraits non physiques et causalement inertes.

Dans l'ameublement du monde ne se trouve que des particuliers concrets, les objets et les tropes. Mais alors quel statut accorder aux classes de ressemblance qui font que tel trope est dit mental et pas seulement physique ? Les classes n'ont pas de pouvoir causal, ce ne sont pas des entités mais pas seulement des prédicats du langage non plus. Souvenons-nous qu'il y a une priorité du physique sur le mental. Si le découpage ontologique du monde en tropes, en propriétés particulières, suit bien les attentes physicalistes des sciences de la nature, il ne semble pas que le mental trouve vraiment sa place. La structure du monde est d'abord et avant tout physique, la spécificité du mental est peut-être perdue quand on veut finalement non pas que le mental soit expliqué par le physique mais que le mental ne soit que du physique. Et parler de causalité mentale n'est alors que parler de causalité physique, un trope appartenant à une classe de tropes mentaux n'a pas de propriétés essentiellement mentales et expliquant son pouvoir causal.

C'est pourquoi l'on peut penser qu'une confrontation avec l'externalisme social du mental pourrait être utile.  Pour l'externalisme physique, avoir telle pensée n'est pas seulement un état du cerveau déterminé par des propriétés intrinsèques indépendamment de l'environnement. Avoir telle pensée consiste à penser à quelque chose qui bien souvent existe hors du sujet et indépendamment de lui. Putnam   a développé une célèbre expérience de pensée des terres jumelles pour montrer que la pensée du terrien Oscar à propos de l'eau (H20) n'a pas le même contenu que la pensée du jumeau non terrien d'Oscar à propos d'un liquide phénoménalement indiscernable de l'eau mais composé de XYZ. La différence d'environnement – le XYZ n'est pas du H20 – entraîne une différence de contenu de pensée même si les états cérébraux sont identiques pour les jumeaux puisque le XYZ produit le même effet sur le cerveau que H20. Le mental a donc des caractéristiques différentes du physique.

L'auteur examine avec soin cette objection et y répond. Mais c'est une autre forme d'externalisme qui pourrait être soumise à examen en ce qu'elle remet en cause le cadre physicaliste initial. Cet externalisme est social   et souligne l'importance des règles sociales dans l'acquisition des concepts mentaux, dans la description de la vie de l'esprit. Car si l'enjeu de la philosophie de l'esprit est bien une réflexion sur la spécificité humaine, l'agentivité, la liberté ou la nature uniquement physique de notre monde, la place du social et son irréductibilité au physique fourniraient un programme alternatif de recherche. Si les états mentaux qui sont physiques sont des causes, sont-ils des raisons ? Quand je pense à Fernande, ma pensée ne doit-elle pas aussi s'expliquer par mes préjugés sur les genres et donc par mon histoire sociale et culturelle constitutive de mes pensées, de leur contenu ?

Cette objection va bien au-delà du projet de l'ouvrage. François Loth tient à traiter en métaphysicien les problèmes de philosophie de l'esprit et sa démarche est légitime et plutôt innovante et salutaire dans un contexte français peu enclin à radicaliser ainsi la pensée. Il reste donc à recevoir ces débats en lien avec des travaux qui intègrent plus la vie sociale de l'esprit. Quoiqu'il en soit, l'ouvrage de François Loth offre un parcours dans la littérature récente sur l'esprit qui permet de formuler une thèse physicaliste ferme et solide. L'ouvrage fournit les outils originaux d'un débat sur l'esprit et donc sur nous-même