Une correspondance qui met en lumière ce qui oppose politiquement deux écrivains s’estimant infiniment l’un l’autre à une époque charnière de l’histoire mondiale.

L’un des écrivains les plus lus et les plus traduits dans le monde, Stefan Zweig (1881-1942), représente certainement un enjeu éditorial important ; la publication de ses œuvres en deux volumes dans la Pléiade cette année 2013 en témoigne. Les éditions Payot & Rivages publient maintenant sa correspondance avec Joseph Roth (1894-1939), son compatriote et ami   , après avoir publié sa correspondance avec Sigmund Freud ainsi que des ouvrages de Zweig.

Cette dernière publication a pour intérêt de faire découvrir la personnalité humaine trop humaine de l’écrivain et journaliste autrichien, fervent admirateur d’un écrivain célèbre qui est entre autres l’auteur d’Érasme, grandeur et décadence d’une idée. Car la question de la paix et de la guerre, qu’il faut faire ou non à une époque de barbarie et de déclin, enveloppe la question juive à propos de laquelle éclate le désaccord entre l’auteur de Juifs en errance et son fidèle ami qu’il rencontre pour la première fois en 1929 à Salzbourg.

Cette correspondance entre S. Zweig et J. Roth met en lumière ce qui oppose politiquement deux hommes aux tempéraments différents qui s’estiment l’un l’autre infiniment, qui voient en l’amitié un absolu et un rempart ; est toutefois criante la dépendance du second au premier, peinant à écrire dans des conditions matérielles difficiles, voire désastreuses, qu’il n’hésite pas à rappeler autant de fois qu’il le faut à celui dont il envie le statut d’“écrivain libre”   et en vue.

Le franc-parler exaspéré de Roth ne se départit pas du respect qu’il voue à un écrivain de l’âme qu’il juge sage et mesuré mais qu’il trouve naïf par protection et qui s’étonne de son indignation tardive ; ainsi lui écrit-il : “C’est le monde qui est littéralement devenu fou, et il est absurde de vouloir encore raison garder”   . L’auteur de La Marche de Radetzky crache sur l’“Adolferie”   et la germanitude, il sait l’Allemagne perdue ; ce partisan d’un retour de la monarchie croit en l’Autriche et entend bien convaincre son destinataire de la servir.

Exilé en France dès l’arrivée au pouvoir des nazis, Roth écrit de tous les lieux et sous toutes les diverses adresses d’hôtels où il échoue, quitte à manquer les rencontres avec l’ami de toujours ; il erre sans le sou et Zweig lui sera un sûr appui financier. Cet ami cosmopolite à la “pulsion nomade”   est aussi un conseiller psychologique certain qui essaie vainement de le faire sortir de son alcoolisme tout en lui rappelant que son pessimisme invétéré le rend méchant à l’égard de l’humanité ; aux attaques répétées de son ami désabusé, l’ami voyageur répond : “Je ne défends qu’une seule chose : le caractère intangible de la liberté individuelle”   .

Les positions respectives des deux frères en amitié portent aussi sur les écrivains et sur leurs éditeurs dans un monde bestial où la civilisation européenne est partout menacée ; ainsi Joseph Roth, mettant dans le même sac communisme et nazisme, maugrée-t-il au sujet de Thomas Mann et de Romain Rolland en lequel il voit le maître de Stefan Zweig. Roth, qui honnit l’extrémisme, ne renie pas sa judéité mais refuse de s’enfermer dedans, de même qu’il refuse une judéité nationale ; il soutient qu’il ne s’agit ni d’être juifs ni d’être antijuifs, qu’il s’agit d’être humains. Zweig, lui, cultive son souci de la discrétion et fuit toute discussion politique dans l’ordre public dont il se méfie tant il le sent empoisonné : “J’ai de nouveau faim de lointain, envie de voir encore une fois comme la terre est ronde avant qu’elle ne s’effondre”   .

Le lecteur de cette correspondance se fera une idée de l’atmosphère qui règne alors. Les lettres les plus abondantes, celles d’un Roth intransigeant, sont édifiantes ; de sa plume s’entend l’idée de suicide, refusé tant au plan public qu’au plan privé de la part d’un homme pourtant malheureux mais généreux, criblé de dettes et en butte à des obstacles personnels. L’opposition gauche-droite y est dépassée, Zweig se plaignant d’être visé de toutes parts et Roth les renvoyant carrément dos à dos. Mais, pour le second, celui-là est romantique ; et pour le premier, celui-ci est désespéré. La fin d’un monde est pénible à ces deux écrivains qui s’envoient leurs textes respectifs et se lisent régulièrement avec enthousiasme ; Roth n’est du reste pas avare de commentaires sur les écrits de Zweig, quitte à le reprendre sur certains termes ou sur certaines tournures.

Outre des notes accompagnant la lecture de chaque lettre, notes suivies d’une présentation de la traduction des principales œuvres citées avec une correspondance annexe et un index des noms, la publication de cette épaisse correspondance comprend une préface très utile à son introduction, notamment au point de vue géopolitique   . Pierre Deshusses met bien en perspective une amitié indestructible sur fond de délitement politique ; il retrace les parcours respectifs de Zweig et de Roth avant d’en venir à leur rencontre, amenant le lecteur curieux à prendre connaissance d’“un extraordinaire document sur cette époque-charnière de l’histoire mondiale” qu’on peut aussi bien lire “comme un roman de l’exil”