Dans des styles très différents, des auteurs essayent de rendre compte de la complexité de la vie en Israël et en Palestine.

* Un quatrième livre a été analysé dans cette recension   , il s'agit du livre de Boaz Yakin & Nick Bertozzi, Jérusalem – Portrait de famille, casterman, 2013 (éd. originale anglaise, 2013).

 

Au cinéma, la critique avait été unanime pour saluer le film d’Ari Folman, Valse avec Bachir, grand oublié du palmarès cannois en 2008. L’utilisation du dessin pour rendre compte de scènes oniriques permettait au réalisateur de légitimer un récit forcément subjectif, lié au vécu d’un soldat israélien au Liban, en 1982, notamment pendant le massacre de Sabra et Chatila. À travers la bande dessinée, de nombreux auteurs tentent de présenter leur analyse de la situation actuelle, en Israël ou en Palestine, tout en assumant un point de vue parfois très subjectif.

En 2012, Guy Delisle avait été récompensé du prix du meilleur album pour ses Chroniques de Jérusalem dans lesquelles, sous les habits d’un Candide des temps modernes, il livrait ses impressions sur la situation entre ces deux frères ennemis, les Palestiniens et les Israéliens. L’auteur expliquait clairement sa position : il venait en Israël et à Gaza sans préjugés, simplement car sa femme allait travailler pour Médecins sans frontières dans la bande de Gaza. Dans une approche comparable, l’étasunienne Sarah Glidden raconte son expérience, en 2007, pendant son voyage "Taglit", un programme mondial mis en place en 1999, offert par l’État israélien pour faire découvrir le pays aux jeunes de 18 à 26 ans dont un des parents au moins est juif et qui ne s’est pas encore rendu dans "l’État juif" (‘Taglit’ signifie ‘découverte’ en hébreu). Sarah Glidden se lance dans ce voyage tout en étant consciente qu’il s’agira d’une sorte de propagande pour Israël, le but étant que les jeunes fassent leur "Alya"   et viennent vivre en Israël (elle se prépare à un "bourrage de crâne"   ).

Avant de partir, notre jeune auteure avait pris soin de lire de nombreux ouvrages sur l’histoire d’Israël et du conflit israélo-palestinien. On la voit ainsi à Massada, haut lieu de la mémoire juive, corriger le discours officiel en rappelant que les sicaires avaient massacré 700 personnes avant de monter se réfugier sur le plateau   . Dans Jérusalem, Portrait de famille, Boaz Yakin (le scénariste) est moins critique vis-à-vis de l’histoire d’Israël. Il décrit les tensions à l’intérieur d’une famille vivant dans la "ville sainte" de 1946 et 1948, à la fois unie contre l’occupant britannique et déchirée car si l’un des frères s’engage dans le communisme, l’autre prend les armes dans l’Irgoun, un groupe de partisans bientôt dépassés par la Haganah (la fusion de ces groupes armés donnera la Force de défense d’Israël, IDF). Dans le texte introductif, Yakin écrit sur un ton presque colonialiste qu’en 1920, la France et la Grande-Bretagne ont été chargées d’administrer les anciens territoires de l’Empire Ottomans "jusqu’à ce qu’ils soient en mesure de se gouverner eux-mêmes." L’ensemble du livre peut être vu comme une histoire de l’émancipation des Juifs de la tutelle britannique. En même temps, et c’est là l’intérêt de mêler l’histoire d’une famille à la "grande Histoire", le massacre de Deir Yassin du 9 avril 1948 est abordé sans détour alors qu’il constitue une véritable tache dans l’histoire du pays à naître. Une centaine de civils, avec femmes et enfants, furent exécutés par l’Irgoun, cinq semaines avant qu’Israël ne déclare son indépendance (on voit les corps entassés et brûlés puis  le pillage de maisons abandonnées   .

 

Du plus subjectif au travail d’enquête

Ce sont des événements historiques bien plus récents qui apparaissent dans K.O. à Tel Aviv. Le volume d’Asaf Hanuka est un ensemble de planches indépendantes, parues dans une revue et sur le blog de l’auteur. Sous forme d’introspection – voir l’affrontement entre Freud et Hulk   – Hanuka dresse un autoportrait d’un artiste pas encore trentenaire. Deux planches sont consacrées au "mouvement du 14 juillet", lorsqu’à l’été 2011 de nombreux manifestants ont commencé par planter des tentes au cœur de Tel Aviv pour protester contre le coût élevé des loyers et de la nourriture. Distant, Hanuka observe la révolte depuis son balcon et pensant aux animations et autres performances qui accompagnent ce mouvement, on le voit songeur, pensant "Je crois que je verrai bien les concerts d’ici." Cet album est sans conteste le plus subjectif des quatre mais le lecteur attentionné pourra y déceler quelques constats presque sociologiques, évoquant notamment la violence interethnique sous-jacente, toujours prête à s’exprimer   , ou le statut étonnant des ultra-orthodoxes, à Bnei Barak, où l’on trouve des supermarchés où "pour le coût d’un repas moyen à Tel Aviv, vous repartez avec un mois de provisions"…à condition d’être habillé comme il convient (pour cela l’auteur se déguise en Juif ultra-orthodoxe   ).

Tandis qu’Asaf Hanuka nous fait part de ses rêves, de ses angoisses et même de ses problèmes de couple, Joa Sacco adopte une position tout autre dans son monumental Gaza 1956. En marge de l’histoire (400 pages, un dessin noir et blanc très soigné, une véritable œuvre d’historien). Il a lui aussi des difficultés mais c’est pour mener son enquête sur deux massacres perpétrés par l’armée israélienne, en novembre 1956, le 3 de ce mois à Kahn Younis (275 civils assassinés selon le rapport de l’ONU) puis le 12 à Rafah (plus de cent personnes pendant une opération militaire visant à débusquer des "résistants" palestiniens… ou des "terroristes", selon le point de vue duquel on se place). Pour comprendre, Sacco s’est rendu à trois reprises dans la bande de Gaza, de novembre 2002 à mai 2003, pour un véritable travail d’historien (Sacco a d’ailleurs eu recours aux services de deux historiens israéliens pour étudier les archives). Avec l’acuité d’un photographe, il rend compte de la situation actuelle dans la bande de Gaza et la simple recherche des témoins oculaires l’amène à vivre des péripéties étonnantes.

Présence de l’histoire ou histoire de présences

L’histoire explique bien sûr en partie le présent, l’auteur fait référence à "ces tragédies [qui] contiennent souvent les graines du chagrin et de la colère [et] qui façonnent les événements du présent."   . En même temps, le présent surgit dans la narration des faits passés. Des maisons sont ainsi rasées pour des motifs parfois arbitraires et Sacco écrit ainsi "Tandis que nous tentons fébrilement de déterrer 1956, des pelletés d'événements du quotidien ensevelissent le passé et empêchent nos sujets de se concentrer sur les strates du passé qui nous intéressent."  

Chez Asaf Hanuka, le présent surgit aussi au gré des planches. Lorsqu’il discute avec sa femme du prêt immobilier qui leur sera nécessaire pour acheter un appartement, on voit en gros plan, sur la télévision, le président iranien Ahmadinejad éructant, sur la case suivante un missile qui s’envole, et sur la dernière, un champignon atomique   . Parfois c’est le passé qui surgit et lorsque ce passé est imposé, cela peut provoquer des sentiments de malaise. Dans une planche intitulée "Être un bon Juif", Hanuka avoue "le jour de la commémoration de l’Holocauste, je me sens coupable". Au milieu d’une case représentant les barbelés d’un camp, il écrit "Je ne ressens rien" et avance une hypothèse : l’origine irakienne de son père, son arrivée "en wagon de fret dans les camps de réfugiés en Israël"   .

 

Au lecteur de juger

À chaque fois, il appartient au lecteur de juger, de tenter de se faire sa propre opinion. Sarah Glidden prend le soin de se faire avocat des deux parties, pour et contre le discours tenu par le guide pendant son voyage. C’est toutefois chez Sacco que la réflexion est la plus profonde avec de superbes pages sur "La mémoire et la vérité fondamentale". Après avoir fidèlement retranscrit par l’image et le texte les récits entendus, il écrit "Vous venez de lire une série de souvenirs personnels d’un massacre généralisé des hommes palestiniens perpétré par les soldats israéliens à Kahn Younis, le 3 novembre 1956. (...) À présent permettez-moi d'ébranler les piliers sur lesquels repose notre histoire."   . Il montre alors qu’une contradiction se fait jour entre les différentes versions, quant à l’absence ou la présence d’un témoin. Il conclut avec une bulle se détachant d’un cadre tout noir : "Que faire de cela ?", avant d’expliquer "Je veux juste évoquer les problèmes qui surgissent lorsqu’on se base sur les récits des témoins oculaires pour raconter une histoire. Mais tout ceci ne doit pas nous faire oublier une vérité fondamentale : les trois frères de Khamis ont été tués par des soldats israéliens le 3 novembre 1956".

Hanuka semble le plus pessimiste si l’on considère que cette voiture aux boyaux sanguinolents sur toute une page représente Israël. Dépité, le garagiste explique "Désolé. On a tout essayé. Mais elle est foutue". L’espoir vient peut-être du recul des regards extérieurs, que ce soit Sarah Glidden ou Joe Sacco (citoyen maltais). Tous ces albums nous montrent que les récits graphiques apportent un regard original sur la situation en Israël et en Palestine, les traces de crayon devenant aussi des traces d’espoir

 

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