À partir de fonds d’archives originaux, Laurent Maffre fait revivre un passé honteux et pas encore assez connu, celui d’un des bidonvilles de Nanterre.

Dans la mémoire commune, la ville de Nanterre reste associée au mot "bidonville". De 1950 à 1971, il n’y eut pas qu’un bidonville à Nanterre mais plusieurs. Parmi ceux-ci, le bidonville de La Folie, occupé en grande majorité par des Algériens et des Marocains, était le plus peuplé et le plus insalubre. Environ 1500 ouvriers et 300 familles y (sur)vivaient sans eau courante ni électricité, tous logés au 127 rue de Garenne.

S’appuyant sur un projet de l’Agence Nationale de la Recherche sur les territoires de l’attente, Laurent Maffre s’applique dans cette très belle bande dessinée de 140 pages à retracer le plus fidèlement possible la vie de Kader, rejoint en octobre 1962 par sa femme Soraya et leurs deux enfants Samia et Ali. La scène de l’arrivée en France est d’ailleurs décrite à deux reprises, dans les deux perspectives du mari et de la femme. Certaines planches sont directement inspirées de photos ou films d’époque. L’auteur vise le réalisme non sans négliger une certaine poésie propre aux paroles des témoins, comme lorsque sur la photo prise pour rassurer la famille, Soraya explique à ses amies "C’est la robe des beaux souvenirs, alors je la laisse dans la valise."

Pour elle, l’arrivée est bien sûr un choc par rapport à l’image forcément merveilleuse que les immigrés donnent dans leur pays de la France. Dès qu’il pleut, le bidonville n’est qu’une mer de boue ; on la voit se lamenter : "Ici, même les murs pleurent". Rapidement, elle comprend la logique qui pousse les immigrés à embellir leur situation (et ‘embellir’ relève ici de la litote). "Si je leur disais la vérité, ils penseraient que j’invente pour ne pas leur envoyer des sous." C’est pourquoi la photo censée témoigner de la dolce vita française est prise devant un décor représentant l’intérieur d’un immeuble bourgeois, avec vue sur le Sacré-Cœur.

En réalité, si les premiers ouvriers que l’administration française est allée chercher pour l’essor des Trente glorieuses logeaient bien en ville, dans des hôtels meublés ou garnis, c’est la rapide saturation de ce marché locatif qui a drainé les ouvriers dans des cabanes proches des chantiers, notamment à Nanterre. De nombreux témoignages, regroupés par thème ("les enfants", "le feu", "la boue", "l’eau"), sont rassemblés sur une dizaine de pages avec des photos originales, à la fin du volume. Ce matériau recueilli par Monique Hervo, qui vécut au sein du bidonville jusqu’en juillet 1971, permet de se faire une idée de l’importance des talus générés par tous les chantiers jouxtant La Folie. L’excavation du quartier de la Défense a ainsi amené des tonnes de terres qui ont été déposés autour du bidonville, confinant peu à peu les habitants dans une cuvette)). Un jeune garçon explique "Le bidonville c’est comme on est dans un bidon [sic]. C’est une ville dans le bidon. On est dans un trou. Le bidonville c’est un bidon et on est dedans."  

L’insalubrité était entretenue, si l’on peut dire par les forces de police. La zone était soumise à une stricte interdiction de construire et une brigade spéciale était chargée de démolir toute tentative d’amélioration de l’habitat, même s’il s’agissait d’une réparation de fortune. On lit dans la bouche d’un policier : "Même réparer. Tu n’as pas le droit. Ici, tu ne fais pas ce que tu veux."

Les événements de l’époque, comme le crime d’État du 17 octobre 1961, sont aussi fidèlement racontés que le quotidien (les coupures de presse de l’époque sont reproduites). On voit la famille de Kader partie en pleine nuit faire la queue à partir de 5h du matin à la préfecture de Paris, sur la belle île de la Cité ("à midi ils ne font plus entrer personne"). La Française qui leur vient en aide les prévient : "Mais à la Préfecture, ils peuvent vous dire que 127 rue de Garenne ça n’existe pas. Qu’il n’y a pas de bidonville à Nanterre." On voit aussi les hommes du bidonville se faire passer pour des Italiens, espérant prendre le taxi le soir pour rentrer chez eux. En raison du "couvre-feu raciste" qui les stigmatisait, certains taxis les laissaient au bord de la route lorsqu’ils les entendaient converser en arabe.

Le racisme et le mépris s’exprimaient dans les lois et les mentalités. La famille de Kader est relogée dans une "cité transit" au 109, rue André Doucet. On lui explique "C’est Doucet ou rien… D’abord il faut que vous appreniez à vivre dans des logements". A côté de cela, quelques personnes comme un garagiste et sa femme ou quelques courageux militants de la trempe de Monique Hervo ont pu montrer aux habitants de ce bidonville qu’une autre France existait

 

*Cet ouvrage s’accompagne d’un Web-Documentaire sur le site d’arte et d’un livre, non dessiné cette fois, de Monique Hervo, Nanterre en Guerre d’Algérie – Chroniques du Bidonville, 1959-1962 publié chez Actes Sud BD.