Tout un pan de l'histoire américaine du XXe siècle est condensé dans cet ouvrage. Peu de livres avaient, jusqu'à présent, réussi à disséquer avec autant de précision le passage d'une idéologie de la contreculture et de la marge aux valeurs du néocapitalisme. 

Il faut, d'emblée, féliciter les éditions C&F de nous donner l'occasion de lire en français l'ouvrage majeur de Fred Turner, précédé d'une lumineuse préface de Dominique Cardon et agrémenté d'une solide bibliographie. Si l'histoire du numérique a fait l'objet de travaux sérieux - quand bien même la bibliographie en langue française resterait-elle encore relativement peu fournie - ce livre dépasse, et de loin, un récit savant, techniciste et internaliste.

De fait, le travail de Turner doit être lu comme un livre d'histoire culturelle. La recherche qu'il nous propose prend, à bras le corps, une période essentielle de l'histoire des États-Unis : de l'extrême fin des années 1940, jusqu'à l'orée du 21ème siècle. A travers une biographie qui n'en est pas tout à fait une, celle de Stewart Brand, Fred Turner retrace avec minutie, sur près de 500 pages, les liens entre ce que l'on a appelé la contreculture et la naissance, la diffusion puis la banalisation du numérique. Depuis deux ou trois décennies les historiens de l'innovation   nous ont montré que l'une des conditions de l'innovation était non seulement la constitution d'un milieu favorable à l'éclosion de recherches mais, plus globalement, l'existence d'un groupe pionnier, acteur d'une médiation auprès de catégories plus larges. Ce milieu a donc - et l'histoire nous en donne de nombreux exemples - une fonction de passeur.

S'appuyant sur la figure centrale de Stewart Brand (consommateur de LSD, amateur de rock, journaliste, inventeur de nouvelles formes de communication, entrepreneur, …) Turner s'efforce de comprendre et d'analyser ce milieu hétéroclite. Au fil des pages, on rencontre, entre autres, le mathématicien Norbert Wiener, père de la cybernétique, Buckminster Fuller, inventeur des dômes géodésiques, Marshall McLuhan, concepteur du "village global", Douglas Engelbart initiateur de la souris, de l'hypertexte, pionnier du courrier électronique, tout comme des membres du fameux groupe Grateful Dead, des performeurs, des artistes, des comédiens…Tous, à un moment ou à un autre, ont croisé Brand. Or – et c'est sans doute l'une des originalités de ce livre – à partir de ces croisements, de ces rencontres, Turner pose des questions essentielles. Comment ces mondes aux pratiques culturelles hétérogènes, en apparence si divergentes, ont pu, à un moment donné, dialoguer puis, peu à peu dans un processus de métissage et d'hybridation, converger ? Pour y répondre Turner a solidement charpenté son livre en huit chapitres qui, globalement, correspondent à trois grandes séquences temporelles, profondément inscrites dans la spécificité de l'histoire américaine. La première recouvre la période qui va de l'extrême fin du second conflit mondial jusqu'aux années qui précédent l'engagement américain au Viêt-Nam, la deuxième - elle est au cœur du livre - couvre les années 1960 et une bonne partie des années 1970, enfin une troisième partie recouvre, dans un contexte politique et culturel mouvant, l'émergence puis la domination des outils du numérique et d'une pensée libérale radicalement renouvelée.

La plupart des travaux consacrés à l'histoire du numérique et de l'Internet se sont essentiellement penchés sur les "origines", en passant au crible les recherches de l'ARPA   , en resituant cette histoire dans le contexte militaire de l'"équilibre de la terreur"   ou en rappelant les étapes la construction d'un réseau décentralisé afin d'éviter sa destruction   . Dans ces travaux l'armée joue un rôle central. Jusque dans les années 1960, l'ordinateur est synonyme d'objet froid et désincarné. L'informatique est perçue comme une technique essentiellement militaire, hyper hiérarchisée, particulièrement représentative du complexe militaro scientifique issu de la seconde guerre mondiale, conforté par la guerre froide, puis par l'engagement en Corée et au Viêt-Nam. En 1964, les étudiants de Berkeley manifestaient avec des cartes perforées pendues à leur cou, accusant les gouvernants de les réduire à des bits de données abstraites ! En suivant le parcours chaotique d'un Stewart Brand, Fred Turner donne une nouvelle lecture de cette histoire. Il ouvre des horizons de recherche inédits.

Dans les années 1960, commencent à poindre dans les laboratoires de recherche de nouveaux discours. Aux formes rigides et aux pratiques tout engluées de formalisme, se substituent peu à peu des usages collaboratifs. Une culture de l'échange entre chercheurs, entre équipes, fait, peu à peu, voler en éclats les structures monodisciplinaires et hiérarchiques héritées de la seconde guerre mondiale. Les jeunes – ou un peu moins jeunes – chercheurs sont également en étroit contact avec leurs camarades des campus. Ils sont nombreux à refuser la guerre. Ils militent contre l'engagement américain au Viêt-Nam. Ils sont également adeptes des nouveaux paradis artificiels que procure, entre autres, le LSD. Ils lisent Burroughs ou Ginsberg, écoutent les Mothers of Invention, Jefferson Airplane ou le Grateful Dead … Une rhétorique cybernétique alors en construction et en rupture avec les discours froids sur les gros systèmes, émerge peu à peu dans ces labos. Elle entre en résonnance avec les projets encore mal formulés d'une partie de la jeunesse des campus. Ce que démontre avec acuité Turner c'est que ce qui va devenir la contreculture - et dont l'influence sera si importante au cours du derniers tiers du vingtième siècle - est l'alliance de mouvements divers où la contestation de l'intervention américaine dans le Sud Est asiatique le dispute à la survenue du mouvement hippie, à l'apparition d'une nouvelle scène musicale et une remise en cause radicale des modes de vie.

Il n'existe pas cependant une contreculture unique et univoque. Ce que l'on a désigné sous ce vocable de contreculture recouvre, de fait, de multiples logiques d'acteurs. Globalement, on peut en discerner deux principales. La première, profondément ancrée à gauche, se mobilise autour d'enjeux à caractère politique, qu'il s'agisse du mouvement anti-guerre ou de la lutte pour les Droits Civiques. Une seconde catégorie déserte le champ politique et les luttes. Très rapidement, elle privilégie une démarche de repli, de "retour sur soi". Elle se concentre sur l’individu. Le mouvement, parti de la Côte Ouest, va prendre au mitan des années 1960 une ampleur certaine. Des centaines de milliers de jeunes américains le rejoignent. Renouant avec le mythe des pionniers, ils prônent la création de communautés nouvelles, loin des contraintes étatiques, loin des pesanteurs bureaucratiques. Si nous ne pouvons pas changer politiquement la société dans laquelle nous vivons, alors recréons-en de petites où il fera bon vivre entre nous ! Prenant appui sur ce fond culturel mais également nourri des écrits de Marshall Mac Luhan, Brand ne tarde pas à voir dans les techniques de communication, puis dans l'informatique les outils possibles d'une libération et d'une transformation collective et individuelle. Il développe alors l'idée que la technologie peut contribuer non seulement au bien-être mais, plus fondamentalement encore … au bonheur. C'est dans cet esprit qu'il développe le projet qui l'a rendu célèbre celui du Whole Earth Catalog. Pour son concepteur, il ne s'agit pas simplement d'une publication comme une autre mais bien d'une véritable construction intellectuelle dont a on pu dire qu'elle préfigurait l'organisation du web. Fred Turner nous invite ici, dans des pages remarquablement bien documentées, à saisir la genèse d'une aventure. Ce catalogue tient à la fois du fourre-tout et de l'objet organisé, hiérarchisé, préfigurant ce qui plus tard deviendra l'hypertexte et où les différentes communautés produisent à la fois de nouveaux cadres intellectuels et de nouveaux réseaux sociaux.

Au cours des années 1970 le mouvement des communautés s'essouffle, au mysticisme de certaines succèdent peu à peu des préoccupations écologistes mais pour la plupart elles se disloquent peu à peu. Un nouveau monde est alors en train de se dessiner. Il est marqué par deux mouvements forts et qui, en quelque sorte, pourraient (certes, les choses sont plus complexes) le caractériser. Il s'agit d'une part, du renouveau d'une pensée libérale, voire ultra libérale, qui s'appuie sur la toute puissance de la liberté d'action de l'individu consommateur - entrepreneur, dans un marché libre, dérégulé, débarrassé des monopoles et de la puissance de l'État. Il s'agit d'autre part de la montée en puissance d'une informatique affranchie des gros systèmes, qui est devenue individuelle et qui ne va pas tarder à trouver dans le réseau des réseaux la forme la plus accomplie de son déploiement. Une nouvelle fois, nous dit Turner, Brand est "sur la balle". Parmi les premiers il voit dans Internet la "nouvelle frontière" où s’accompliraient enfin les idéaux néocommunalistes : un espace indépendant, égalitaire, décentralisé, sans hiérarchie, où les citoyens bâtiraient de nouvelles formes d’organisation politique, basées sur la participation et la collaboration. Dès 1972, dans le magazine Rolling Stone, il avait fait des hackers   les égaux des rock stars. Dès 1983 il lançait le Whole Earth Software Catalog pour identifier les meilleurs outils informatiques. Par la suite il développe un système de bulletins électroniques le WELL toujours dans l'idée de ressusciter le rêve néo-communaliste d’une communauté de conscience partagée. Dans les derniers chapitres de son livre Fred Turner se penche sur les deux dernières décennies du vingtième siècle. On y voit comment la diffusion du numérique, la dématérialisation et la rhétorique de la nouvelle économie, jusqu'à l'éclatement de la bulle Internet à l'orée des années 2000, vont accompagner des transformations profondes de ce que l'on pourrait appeler l'idéologie de ces néocommunalistes. Une bonne partie d'entre eux, fondateurs dans les années 60 de communautés antihiérarchiques, consommateurs de produits illicites, sont devenus hommes (peu de femmes en fait dans ce monde blanc et éduqué !) du business. Brand lui-même prend un réel tournant. Du néo communalisme hippie, mâtiné de mysticisme puis de radicalité écologique, il passe sans coup férir, à l'idéologie libertarienne (Patrice Flichy avait remarquablement bien analysé ces moments   ). Nombre de ses "disciples" et de ses connaissances adoptent ce point de vue ultralibéral, anti-étatiste. Ils se retrouvent autour du magazine Wired où se côtoient hérauts de l'informatique, partisans de la déréglementation des réseaux de télécommunications ou membres de la droite du parti républicain. Tous communient dans un antiétatisme viscéral.

Comme le dit très justement Dominique Cardon dans sa belle préface, ce livre réussit un véritable tour de force. C'est en effet tout un pan de l'histoire américaine du vingtième siècle qui est ici condensé. Peu de livres avaient jusqu'à présent réussi à disséquer avec autant de précision le passage d'une idéologie de la contreculture et de la marge aux valeurs du néocapitalisme. Or, pour l'historien, ce travail est particulièrement précieux en ce qu'il démonte à travers l'étude d'un parcours individuel, collectif - et très américain - la continuité d'une pensée construite sur l'individualisme et le culte de l'inventivité. A lire Turner on comprend mieux le tournant entrepreneurial des années 1980 et comment l'entreprise est apparue comme une nouvelle forme de changement du système à l'intérieur du système lui-même. A l'évidence le capitalisme digital n'est pas le capitalisme industriel et le rêve des pionniers de créer des communautés en capacité de changer le monde a sans doute été aussi à l'origine de quelques aventures entrepreneuriales...