Et saint François éleva sur les plus hauts sommets de la perfection (év)angélique la très haute pauvreté, la vie nue car dépouillée de ses droits.

Quel rapport entre l’abbaye de Thélème fondée par Gargantua où le seul devoir est de faire ce que l’on veut, la communauté des victimes du sadisme millimétré des bourreaux des Cent vingt journées de Sodome, et le monachisme bénédictin qui s’impose dans l’Occident médiéval aux dépens des autres formes de retraite ascétique ? Car rapport il y a ; et ce rapport, c’est la règle. Inversée par l’imaginaire parodique de Rabelais, sécularisée par le fantasme du marquis de Sade qui en donne une version aussi cruelle que minutieusement détaillée : toutes ces micro-sociétés sont régies par la règle (pseudo-)monastique, qui se propose pour fin "la perfection d’une vie commune en tout et pour tout"   .

La règle dans son rapport dialectique à la vie : tel est donc l’objet de De la très haute pauvreté, livre jumeau d’Opus Dei issu de la matrice commune du Règne et la Gloire : reprenant la question du gouvernement de la "vie" qui traverse et lie l’ensemble de la série Homo Sacer, De la Très haute pauvreté aborde selon un angle singulier le problème qui occupe ces trois volumes, celui des bases liturgiques du paradigme "opératif" dans lequel s’inscriraient l’éthique et l’ontologie de notre modernité.

Regula : la vie comme liturgie

Très tôt après leur apparition en occident au tournant du IVe et du Ve siècle, les règles monastiques organisent l’idéal de la retraite ascétique dans la forme d’une vie communautaire : non sans paradoxe, l’idéal de solitude au principe du mon-achisme se voit en effet reconnaître comme forme achevée la cénobie, le koinos bios, la vie commune, au détriment des autres formes d’ascèse. Dans ce cadre, la vie commune désignée comme habitatio ou comme habitus confond le visible et l’invisible, l’esprit et le geste : elle désigne aussi bien un mode d’être et d’agir que l’habit qui le signifie ; qui, en l’espèce, fait le moine. Les offices (la liturgie des gestes et de la parole) rythment l’horologium quotidien, cet sorte d’ ‘agenda sacré’ ; les lectures et les récitations silencieuses scandent le temps de l’existence de manière plus poussée encore, au point que la vie monastique, intégralement mobilisée, devient elle-même office et que cet office continu sanctifie la vie monastique. Dès le départ, la "vie" (cénobitique) et la "règle" (sa norme) entrent ainsi dans "un seuil d’indiscernabilité".

Etrangère au droit, ou extension du droit, la règle relève d’un régime singulier de légalité dans la mesure où malgré l’établissement de mesures pénales, l’observance de ses préceptes se veut non contrainte. C’est que ces peines se veulent non pas "afflictives", mais "thérapeutiques" : imposant la contrainte selon un mode intérieur et inclusif, la règle est comme le manuel d’un "art" de l’obéissance – et de la santé spirituelle. Ni conseil, ni loi, le précepte de la règle tire sa valeur d’obligation de ce qu’il réalise et de ce qu’il obtient ; la règle est à la loi ce que l’Evangile est à la Loi mosaïque : elle en est l’esprit, et elle est une grâce.

Les règles n’en ont pas moins une valeur constituante : on doit notamment à saint Ambroise (IVe s.) d’avoir institué la "fuite du monde" (au principe du monachisme) en prestation publique, en sacerdoce, en ministère – on retrouve là des notions par lesquelles De la très haute pauvreté s’articule le plus étroitement au Règne et la Gloire et à Opus Dei. Le choix de la vie "régulière" équivaut dès lors à un engagement dans un "contrat social" original, puisqu’il ne porte pas tant sur des actes (cultuels par exemple) que sur une façon d’être, un habitus vertueux, une "forme de vie" : au contraire du clerc dont les qualités individuelles ne rejaillissent que très peu sur la qualité de sa prestation publique, la prestation du moine consiste en lui-même, comme sujet. Selon une reformulation tardive et absolutisée de ce principe du ‘ministère monastique’, le jésuite Francisco Suarez (XVIe-XVIIe s.) pourra ainsi considérer que l’obligation du moine ne porte pas sur des comportements mais sur sa volonté, ouvrant ainsi la voie à l’impératif kantien qui s’affranchit de tout objet : le modèle monastique semble ainsi rejoindre celui du sacerdoce, identifié ailleurs par Agamben comme archétype du sujet moderne dont l’éthique s’enracine dans une ontologie du devoir-être.

Toujours est-il que dans la mesure où il consiste à vivre selon la règle et à faire vivre la règle, l’engagement dans la vie commune – dont la cénobie est la forme exemplaire – constitue un rapport nouveau de la vie à la norme. L’idée de "règle", qui n’est pas propre à l’univers de la pensée théologique, émane de celle de "forme de vie", c'est-à-dire de vie exemplaire ou idéale. C’est donc de cette vie parfaite, ce modèle auquel le moine décide et entreprend de con-former sa propre existence, que procède la norme, et non l’inverse ; quoique dans un mouvement de tension réciproque, à travers l’existence du moine et par la nature des prescriptions de la règle, la norme se fasse également vie, règle et vie entrant alors dans un rapport d’indétermination. Finalement, le cénobitisme revient donc à "mettre en question la dichotomie même entre règle et vie, universel et particulier, nécessité et liberté, par laquelle nous sommes habitués à comprendre l’éthique."  

Un autre fait organise et signifie ce mouvement d’indétermination. Dans leur structure textuelle, les premières règles mettent par ailleurs en scène une oralité fictive : à l’instar de la Règle des quatre pères (Ve s.), elles sont d’abord un "dit" avant que la généralisation de la règle bénédictine, qui est pur "écrit", n’éteigne au fil du Haut Moyen Age la tension entre ces deux modalités d’énonciation de la norme. Pourtant, cette dialectique entre oralité et écriture constitue elle-même "le statut particulier du texte de la règle"   , dans la mesure où elle confond l’auteur et le locuteur (qui lit la règle à ses frères), le lecteur et l’auditeur : la règle est certes une écriture, mais elle doit être lue (à voix haute) pour vivre.

Dès le départ, le christianisme intègre en effet des lectures des Ecritures à sa liturgie ; or, comme les gestes composant la liturgie sacramentelle, les lectures n’ont pas seulement vocation à rappeler l’histoire sainte : performatives, elles rendent présente la parole divine, elles réalisent l’Ecriture, ce qui leur donne de fait un statut sacramentel. En multipliant les lectures et les récitations silencieuses, la règle fait de cette liturgie une "forme de vie" : par-là même, elle fait de la "vie" monastique une liturgie. Or ce qui importe avant tout, du point de vue de la généalogie de l’ontologie et de l’éthique modernes, c’est que cette liturgie s’oppose à la liturgie sacerdotale   passée au crible dans Opus Dei, cette liturgie sacramentelle indifférente à la qualité de la vie du sujet humain qui n’est que le vecteur de son effectivité.

Paupertas : la vie sans droit(s)

L’histoire de la vie monastique et du désir d’une vie comme règle et comme liturgie n’est cependant ni monolithique, ni linéaire. Parallèlement à la réforme grégorienne (XIe s.), la multiplication non pas tant des ordres monastiques que des "mouvements religieux" – bientôt intégrés par l’Eglise ou rejetés comme hérétiques – marque une rupture et un nouvel âge de la spiritualité occidentale, dont le caractère central est l’aspiration partagée à vie apostolique, à une pauvreté non plus pénitentielle – comme l’était la pauvreté du monachisme bénédictin désormais vieillissant – mais angélique. Les vaudois, les franciscains comme tous les mouvements étudiés récemment par Jacques Dalarun (dans un dialogue avec Giorgio Agamben) ne proposent en effet aucune nouvelle doctrine tirée d’une lecture renouvelée de l’Evangile : l’enjeu, c’est désormais de le vivre ; c’est la "forme de vie" entendue comme une vie qui coïncide avec un exemple, un modèle, une forma. Ainsi saint François se dispense-t-il de détailler une nouvelle règle pour son mouvement alors même que son développement rapide ne permet bientôt plus une direction d’homme à homme : l’Evangile est la règle. La vie qu’il décrit – celle du Christ – est un modèle qui se voit alors reconnaître une nouvelle valeur normative : la vie se confond en règle en même temps que la règle se confond en vie. Ce plan d’indistinction qui émerge alors est celui de la "forme de vie", et s’il peut certes se superposer à celui de la règle, il ne coïncide pas avec elle ; car – et là est la nouveauté et toute la singularité de l’idée franciscaine – le plan de la "forme de vie" n’est pas juridique.

La "forme de vie" constitue ainsi le cœur théorique du projet franciscain – comme la racine séminale du conflit avec la curie en germe dans son principe même –, celui de vivre hors du droit, d’user des biens sans droit de propriété ni même d’usage. A en croire Agamben, le projet franciscain semble en effet pouvoir être résumé à l’aspiration à "une vie humaine totalement soustraite à l’emprise du droit"   dont le rapport à l’extériorité se réduirait en "un usage des corps et du monde qui ne se substantifie jamais dans une appropriation" (Ibid.) ; soit également, à une vie dont on peut faire usage (en commun) mais qu’on ne peut s’approprier. De fait, si on reconnaît souvent un idéal d’humilité derrière le surnom de "mineurs" que se donnent les franciscains, Agamben rappelle que l’adjectif se rapporte avant tout au statut juridique revendiqué par les frères, qui prétendent au régime d’incapacité établi en droit romain pour les enfants et les "fous" (furiosi). Le droit (et la propriété qu’il garantit) étant identifié comme la conséquence de la Chute, la vie angélique doit en effet s’y rendre étrangère. Cependant, la nécessité qui justifie de s’affranchir du droit commun repose sur un droit naturel indépendant de ce droit positif caractéristique de la vie post-adamique, qu’ainsi il neutralise : le renoncement au droit poursuivi par les franciscains opère une inversion qui revient incidemment à absolutiser l’état d’exception – cet autre caractère dominant de la modernité politique auquel Agamben a consacré le second volume de son enquête sur Homo Sacer, l’homme sans droit   . Sous l’angle de son caractère fondamentalement a-juridique sinon anti-juridique, la "forme de vie" s’oppose ainsi également dans son principe même au paradigme de l’office qui donne sa consistance à l’être et à l’action du sacerdoce : émanant de l’office, le pouvoir du sacerdoce est de droit, tandis que le pouvoir du "parfait" n’émane que de la qualité de sa vie.

L’originalité du mouvement de François est pourtant de ne pas opposer le mérite à l’office : la "forme" de l’Evangile s’inscrit sur un autre plan que celle de l’Eglise, et tout l’effort du fondateur de l’ordre des frères mineurs consistera à distinguer ce plan de la vie (év)angélique, étranger au droit et à la liturgie, celui de la "haute pauvreté" définie par une pratique, l’"usage". Les franciscains le définissent initialement comme un rapport aux choses fondamentalement négatif, en tant qu’il s’oppose à la propriété : il est non-propriété, pratique de fait se situant au niveau de la minorité qui désactive efficacement le droit. Paradoxale, l’idée d’user de biens sans en avoir la propriété était cependant appelée à soulever des questions en chaîne, avec leur lots de conflits et d’hostilités. Un conflit interne au franciscanisme conduisit d’abord à distinguer, au sein de la possession, le désir de posséder et le fait d’user de son bien. Or le cas de l’avare, que son désir posséder conduit à ne pas user de son bien, montre bien que dans la possession, l’usage est secondaire : compatible avec le refus de la propriété, l’usage est affaire de désir, de subjectivité, de psychologie. Il est indifférent à l’acte extérieur. De ce fait, la "haute pauvreté" s’accommode facilement de l’usage des (grandes) richesses, dès lors qu’il est sans désir. Pour la période antérieure, Valentina Toneatto a relevé l’ambivalence du lexique des échanges dans les sources patristiques et monastiques, où leur sens est plutôt à relier à des pratiques ascétiques que strictement économiques.

Là n’était pas le seul paradoxe : le pape Jean XXII (XIVe s.) souleva bientôt la question de la pertinence de la distinction de l’usage et de la propriété dans le cas des consommables. Finalement, les difficultés en appelant d’autres, face aux attaques redoublées des maîtres parisiens et de la curie pontificale, les théoriciens franciscains (à commencer par François d’Acoli, Guillaume d’Ockham et Pierre de Jean Olivi) furent amenés à développer une théorie juridique de l’ "usage" et du "fait" en défense de la pauvreté. Ce qui revenait à se placer sur le terrain juridique déboucha finalement dans l’absorption de la communauté franciscaine et de la "forme de vie" par l’organisation ecclésiastique. L’histoire du projet franciscain après François est donc aussi celui d’un échec, celui des frères à distinguer l’ "usage" du droit et de la vie, à inscrire la "forme de vie" sur un plan de consistance tiers, entre vie et règle. L’entreprise aura donc achoppé sur l’obstacle de la tentation liturgique, de "la volonté des moines de construire leur vie comme une liturgie totale et ininterrompue" (p. 9), bref, sur le paradigme ontologique et pratique de l’office. Si elle aura réussi a penser la renonciation au droit, la "haute pauvreté" finalement constituée par l’usage déconnecté de la "forme de vie" ne sera pas parvenue à proposer une ontologie et une éthique pour la vie hors du droit, capables d’entrer en concurrence avec celles que la liturgie comme forme juridique aura fini par couler dans le moule de son "paradigme opératif"
 

* Une édition de poche de De la très haute pauvreté vient de paraître chez le même éditeur (Rivages poche, 10 avril 2013).