Un essai qui analyse les transformations intellectuelles du peuple juif comme reflets de l'histoire contemporaine.

Dans La fin de la modernité juive. Histoire d'un tournant conservateur   , le politologue Enzo Traverso aborde un sujet qui reprend ses thèmes de prédilection (l'histoire du XXe siècle, des intellectuels et du judaïsme) et qui complète la publication parallèle de son essai Où sont passés les intellectuels ? Traverso s'intéresse en effet à l'évolution du paradigme de l'intellectuel juif, de Trotski à Kissinger, "du juif révolutionnaire au juif impérialiste."   Cette mutation est concomitante du déplacement de la focale du monde juif de l'Europe vers les États-Unis et Israël, de la place acquise par la mémoire de l'holocauste comme religion de l'humanité faisant d'un ancien peuple paria une minorité protégée et parfaitement intégrée au monde globalisé   La thèse de Traverso est simple : "La modernité juive a donc épuisé sa trajectoire. Après avoir été le principal foyer de la pensée critique du monde occidental – à l'époque où l'Europe en était le centre -, les juifs se trouvent aujourd'hui, par une sorte de renversement paradoxal, au cœur de ses dispositifs de domination."   Il prend toutefois bien garde de ne pas se placer dans le registre de la critique, enregistrant simplement le bilan d'une tendance puisqu'il existe encore des intellectuels juifs contestataires. Plus largement, par le biais de ce questionnement, Traverso revisite l'histoire du XXe siècle dans la continuité de ses précédents livres.  

La modernité juive

Selon Traverso, la modernité juive s'étendrait de 1750 à 1950, serait caractérisée par une grande richesse intellectuelle, commençant avec les débuts de l'émancipation et se terminant avec l'Holocauste et la fondation de l’État d'Israël dans la foulée. Cet âge d'or coïnciderait par ailleurs avec celui des empires centraux, l'Autriche-Hongrie décrite dans Le Monde d'hier de Stefan Zweig en étant l'un des exemples les plus aboutis,   le peuple juif étant mal adapté au modèle canonique de l’État-nation qui culminerait avec le rejet antisémite du nazisme. En conséquence, le sionisme est conçu comme une réponse au problème national alors que la figure du juif devient le symbole abstrait et honni d'une modernité mal digérée. Cette cristallisation est particulièrement forte dans le cas des juifs allemands, intégrés socialement et culturellement mais rejetés politiquement, ce qui les incite à penser l'exclusion politique à travers l'internationalisme et l'universalisme. Comme avec le jeune Marx de Sur la question juive (1843), leur recherche d'une solution ne doit pas se cantonner au peuple juif mais englober l'émancipation de tous les peuples. Parallèlement à ces développements intellectuels, les juifs allemands émigrent en masse vers la Palestine et surtout vers les États-Unis, entraînant un transfert culturel sans précédent, qui ne fut pas sans conséquence sur leur façon de penser.

La bascule de l'après-guerre

L'exemple de la philosophe Hannah Arendt est à ce point de vue paradigmatique. Elle symbolise le passage d'intellectuels "juifs non juifs", dont la créativité repose en partie sur l'exclusion, bien que les situations nationales fussent variables avec des "juifs d’État" politiquement intégrés en France, Grande-Bretagne ou Italie, aux intellectuels juifs néoconservateurs américains ou français, porte-parole de l'Occident, défenseur du "monde libre" et d'Israël. A son propos, Traverso écrit ainsi : "Nous pourrions y voir une séparation entre deux moments, l'un européen et l'autre américain, de son expérience : le premier soucieux de lutter contre l'oppression, le second de définir le cadre d'une liberté acquise, parfois au prix de l'indifférence aux nouvelles formes de domination et aux nouveaux combats émancipateurs."   Son œuvre finale est limitée par le fait qu'elle est incapable de voir la dimension sociale de la domination, Arendt appréhendant encore le monde au travers du prisme de la question juive.

Outre ces changements d’ordre intellectuel, Traverso met en avant d’autres phénomènes découlant de la fin de la modernité juive : tout d’abord, la métamorphose de la judéophobie en islamophobie. L’antisémitisme prend ainsi (relativement) fin en Europe après la Seconde Guerre mondiale, devenant une attitude moralement condamnée, son rejet permettant l’entrée dans la communauté des États européens comme l’avait exposé Tony Judt dans l’épilogue de sa fresque magistrale : Après-guerre.   La nouvelle judéophobie touche avant tout l’État d’Israël qui fait passer les juifs du statut d’opprimés à celui d’oppresseurs et qui joue – avec l’aide de ses relais occidentaux - sur l’assimilation entre antisionnisme et antisémitisme. Toutefois, pour Traverso, reprenant en cela la notion d’"archive" développée par Michel Foucault, l’antisémitisme aurait fait le terreau d’une nouvelle forme de rejet : l’islamophobie.  

L’évolution de l’État d’Israël, né d’un sionisme que Traverso interprète comme la rencontre du nationalisme et du colonialisme, se dirigeant vers la constitution d’un nouveau ghetto, scelle une nouvelle "Alliance royale" pour reprendre les termes de Yerushalmi, cette fois-ci entre le pays des juifs et le pays exerçant actuellement l’hégémonie mondiale, les Etats-Unis. Ainsi, si le "judaïsme diasporique avait été la conscience critique du monde occidental, Israël survit comme un de ses dispositifs de domination."   Parallèlement la mémoire de la Shoah s’est constituée en une religion civile globale reposant sur l’unicité de l’événement qui devient paradoxalement un modèle pour les autres peuples. Cette religion séculière est symbolique d’une "histoire lacrymale" et institutionnalisée de surcroît qui transforme les victimes en héros, sans pour autant chercher à prévenir de nouvelles catastrophes. Bien que née d’excellentes intentions, "[i]nstitutionnalisée et neutralisée, la mémoire de l'Holocauste risque ainsi de devenir la caution éthique d'un ordre occidental qui perpétue l'oppression et l'injustice."

La fin de la singularité juive

La réflexion de Traverso se termine sur une comparaison entre Karl Marx et Benjamin Disraeli reprise d’un essai écrit par l’intellectuel britannique Isaiah Berlin. De cette démonstration, Traverso en conclut que "[si] le modèle de l'intellectuel critique incarné par Marx a dominé le XXe siècle, celui de Disraeli s'est imposé à la fin de ce même siècle, lorsque les révolutionnaires ont laissé la place aux conseillers du Prince et aux hommes d'Etat."   Cette transition marque la fin de la singularité de la diaspora juive : "La pensée juive européenne adoptait une posture autoréflexive de la culture occidentale, remise en cause de l'intérieur par une couche de ses propres représentants qui, rejetés et poussés à ses marges, en devenaient la conscience critique" Pour Traverso, l’on assiste à un autre passage de relais, cette fois-ci entre les intellectuels de la modernité juive et ceux du postcolonialisme, donnant sens aux mots d’Edward Saïd qui se voyait comme le dernier intellectuel juif.   Désormais, la critique n’est plus interne au monde occidental mais externe.

À la fin de la lecture de ce passionnant essai, l’on a toutefois l’impression que Traverso a élargi ses conclusions au-delà de ses propos : ne faudrait-il mieux pas parler de la fin de la modernité ashkénaze lorsque l’on fait le compte des intellectuels mis en avant ? Il reconnaît d’ailleurs par endroits que la situation n’en allait pas de même en France ou en Grande-Bretagne. De même, il s’agit plus d’une histoire intellectuelle que d’une histoire sociale et le comportement électoral des citoyens de religion israélite n’est que très brièvement abordé. Il s’agit encore une fois d’un essai interprétatif, bien que solidement appuyé sur une excellente connaissance de la question, mais n’aurait-il pas été tout aussi possible de se pencher sur les continuateurs de la pensée critique juive des regrettés Eric Hobsbawm et Tony Judt au bien vivant Noam Chomsky ? La présence de juifs conservateurs se renforce, même si elle ne constitue pas une nouveauté comme Disraeli et la branche anglaise des Rothschild l’illustrèrent au XIXe siècle. Au lieu de parler de tournant conservateur, qui n’implique toutefois pas une pure et simple substitution, ne faudrait-il pas parler de "normalisation" ?