Un essai sur la philosophie derridienne de l'animalité appelé à faire date, dont la perspective générale se prête néanmoins à la discussion.

Dans un splendide passage de son livre The Outermost House, devenu depuis sa publication en 1928 un classique de la littérature américaine, Henry Beston (1888-1968) entraîne son lecteur sur la baie de Cap Cod pour lui faire admirer le spectacle mystérieux d'un vol groupé d'oiseaux. La constellation se forme en l’espace d’un instant et, dans ce même instant, elle trouve sa ligne générale sans qu’il y ait rien qui ressemble à un oiseau conducteur ou un guide. Et Beston de s’interroger sur ce prodige : faut-il croire, demande-t-il, que ces oiseaux, tous, sont des machines, de purs mécanismes en chair et en os, ou bien existe-t-il quelque rapport psychique entre ces êtres ? Ou alors la question est-elle mal posée ? Et il poursuit : "Nous avons besoin d’un autre concept plus sage et peut-être plus mystique des animaux. A l’écart de la nature universelle, et vivant d’un artifice compliqué, l’homme dans la civilisation étudie les créatures à travers le prisme de sa connaissance et voit ainsi une plume agrandie et toute l’image déformée. Nous les traitons avec condescendance pour leur incomplétude, pour leur tragique destin d’avoir pris forme tellement loin en dessous de nous. Et en ceci nous nous trompons, et nous nous trompons grandement. Car l’homme n’est pas la mesure de l’animal. Dans un monde plus vieux et plus complet que le nôtre, ils évoluent finis et complets, dotés d’extensions des sens que nous avons perdues ou jamais atteintes, vivant par des voix que nous n’entendrons jamais. Ils ne sont pas nos frères de lait ; ils ne sont pas nos subordonnés ; ils sont d’autres nations, prises avec nous dans le filet de la vie et du temps, compagnons de la splendeur et de la fatigue de la Terre"   .

Tout le problème est bien entendu de savoir comment élaborer cet "autre concept plus sage et peut-être plus mystique" des animaux, qui échapperait au dualisme réducteur et égarant contraignant l’animal à se situer soit du côté du pur machinisme soit du côté d’une spiritualité en tout point semblable à la nôtre. Henry Beston lui-même n’avancera aucune proposition en ce sens, et se contentera de désigner aux philosophes un travail à effectuer, lequel, afin de pouvoir conduire à terme à l’élaboration d’une conception alternative, aura nécessairement dû être en un premier temps un travail de déconstruction des conceptions prédominantes de l’animalité – une radiographie, si l’on veut, de l’essence fantastique, fantasmatique, fabuleuse de l’animal.
C’est à cette tâche que Jacques Derrida, à en croire Patrick Llored, se sera consacré durant toute sa carrière intellectuelle. Car, nous assure l’auteur, la question de l’animalité n’est pas une question parmi les autres, une question parmi tant d’autres, chez Derrida ; elle est au centre de toutes ses élaborations théoriques, au cœur de l’aventure philosophique qui aura été celle de la déconstruction, à tel point que cette dernière peut et doit être lue comme étant fondamentalement une pensée du vivant animal.

Si la proposition n’est à proprement parler pas inédite   , jamais elle n’avait été développée en France avec autant de précision et de manière aussi convaincante.  Les dernières publications posthumes de Derrida (décédé en 2004), de L’animal que donc je suis (2006) aux deux volumes de son ultime séminaire tenu à l’EHESS dédiés à La bête et le souverain (2008-2010), semblent bien confirmer l’extraordinaire importance de la question animale dans sa pensée, ainsi que Derrida l’aura clairement proclamé en de nombreuses et précieuses déclarations par lesquelles il confiait ce qu’il appelait lui-même sa "passion de l’animal".

Conformément aux principes de la nouvelle collection dans laquelle Patrick Llored a publié son étude, cinq concepts clés vont tour à tour faire l’objet, en des chapitres séparés, d’un examen serré afin d’explorer dans toute sa profondeur la philosophie de l’animalité de Derrida : le carnophalllogocentrisme, le pharmakon, le zoopolitique, la liberté et l’haptocentrisme. Le volume, de format assez modeste (une centaine de pages, en collection de poche), comporte encore une brève introduction, une conclusion et une bibliographie limitée à une quinzaine d’écrits de Derrida. Dans la mesure où l’auteur ne se contente pas de défendre la validité et la fécondité de l’hypothèse de lecture qu’il avance, mais qu’il prend fait et cause, si l’on ose dire, pour la déconstruction derridienne qu’il n’hésite pas à présenter comme "la dernière grande pensée de l’animalité en Occident après celles d’Empédocle, de Montaigne et de Nietzsche"   , il invite par là même à soumettre son étude à une double évaluation.

La philosophie animale derridienne

Selon l’interprétation que propose Patrick Llored, il conviendrait de reconnaître à l’essai datant de 1968 intitulé "La pharmacie de Platon" une place absolument centrale dans la pensée derridienne de l'animalité, dans la mesure où s’y élabore pour la première fois l’idée fondamentale de la contamination réciproque des termes pris dans une structure d’opposition, en vertu de laquelle ces derniers ne sont pas isolés l’un de l’autre dans leur pureté et séparés par une ligne indivisible, mais en tension permanente l’un avec l’autre en étant affecté par la relation différentielle qu’ils soutiennent. Chaque terme se définirait dans ce qu’il a de plus propre de ce qu’il exclut, selon une logique pharmacologique qui rend nécessaire et indépassable le système d’opposition au sein duquel les deux termes se stabilisent provisoirement, en portant en soi le mouvement et le jeu qui les rapportent l’un à l’autre, les renversent et les font passer l’un dans l’autre. 

La grande réussite de l’essai de Patrick Llored tient à ce qu’il démontre que c’est cette logique pharmacologique qui est à l’œuvre à tous les niveaux de la réflexion que Derrida a consacré à la question animale. Selon l’auteur, la déconstruction derridienne, de manière générale, est d’abord et avant tout celle d’un prétendu propre de l’homme, lequel n’a pu être formulé qu’en relation avec l’animal et par un constant travail de différenciation d’avec ce dernier. Le premier concept faisant l’objet d’une élucidation (celui de carnophallogocentrisme) demande à être interprété très précisément dans cette perspective, c’est-à-dire comme la promotion d’un propre (ici : la parole et la raison comme attributs distinctifs de l’humanité) dont la possession suffit à faire le partage entre les êtres qui relèvent de plein droit de la communauté humaine et ceux qui en sont exclus.

Or cette exclusion, poursuit Patrick Llored commentant Derrida, revêt la forme politique d’une mise à mort sacrificielle  de l’animal – ce que Derrida appelle le sacrifice carnivore – comprise comme structure symbolique permettant à la communauté humaine de prendre forme et de se développer. Le sacrifice de l’animal sert à délimiter les frontières entre l’humanité et l’animalité selon une logique que l’on dira justement pharmacologique en ce qu’elle conjoint dans son opération les contraires : il s’agit en effet de mettre à mort à l’animal, et dans le même temps de ne pas reconnaître ce geste comme un geste de destruction violente de la vie animale, en lui déniant tout caractère de mise à mort criminelle. A ce titre, le sacrifice carnivore fonctionne, comme le dit Patrick Llored, comme une véritable "condition transcendantale" de l’institution de la communauté humaine, du sujet humain lui-même et donc de toute subjectivité   .

Cette dernière ne peut se penser que dans la séparation (violente) par rapport à une animalité qui lui sert de contre-modèle absolu, alors même que sa constitution en est étroitement dépendante. L’animal aura ainsi toujours le rôle de cet "autre" dont l’expulsion autorise l'institution autoréférentielle du "même". Véritable pharamakos (remède et poison, selon la remarquable ambiguïté du mot en grec), l’animal est ce vivant qui porte le mal en tant que synonyme de la bestialité tant redoutée par la communauté des hommes et pouvant l’infecter en son intimité, rendant par là même nécessaires tous les mécanismes de rejet (lesquels peuvent aller de la simple domestication à l’élimination pure et simple). "Tout animal", écrit Patrick Llored, "relève de deux statuts apparemment opposés mais en réalité convergents, à savoir d’appartenir au-dedans et au-dehors de la cité, de manifester autant son identification au bien qu’au mal, et par conséquent de faire partie tout aussi bien de la nature que de la culture"  

La perspective ouverte par ce questionnement donne la clé du séminaire que Derrida tiendra sous le titre de La bête et le souverain, où il s’agira de savoir pourquoi la philosophie occidentale (à travers les figures majeures de Grotius, de Hobbes, de Machiavel, de Rousseau, etc.) a toujours pensé le politique en l’inscrivant dans une problématique qui accorde à l’animal une place ambivalente, et pourquoi elle a toujours cherché  en même temps à faire du politique le propre de l’homme. Ici encore, l’objectif de Derrida, tel que l’interprète Patrick Llored, est de montrer qu’il y a contamination réciproque du concept de souveraineté et de celui d'animalité. "Alors même que la souveraineté est pensée et produite à partir d’une exclusion violente de son champ et de son mode d’existence, celui-ci vient précisément contaminer le concept lui-même qui se voudrait pur et autonome, (…) mais qui ne peut paradoxalement pas exister en dehors de cette contamination"   . Toute politique peut être dite en ce sens zoopolitique en raison de l’impossibilité d’exclure l’animal de la définition de la souveraineté, qui en a doublement et contradictoirement besoin, d’une part,  pour asseoir sa supériorité par rapport à la bête que l’homme comme animal politique maîtrise, asservit, domine, domestique ou tue, et, d’autre part, pour s’instituer comme l’instance qui dispose du monopole de la violence légitime sur tous les vivants dont elle s’approprie la vie.

Le problème de l’importance de la question animale chez Derrida

Cette lecture globale de la philosophie derridienne de l’animalité, ici trop brièvement résumée sans que justice ait été rendue à la finesse des interprétations de détail qui remplissent chaque page, est, comme on le voit, très convaincante. Patrick Llored est assurément parvenu à restituer à la réflexion de Derrida à la fois sa cohérence et sa profondeur, en mettant au jour une connexion entre des ensembles textuels, des problématiques et des concepts que l’on aurait pu croire relativement étrangers les uns aux autres. La relecture animaliste de l’essai de 1968 sur "La pharmacie de Platon", et le rôle proprement fondateur qui lui est attribué dans la pensée derridienne de l’animalité, nous apparaît à la fois comme l’un des grandes originalités et  comme l’un des principaux acquis de l’essai de Patrick Llored, lequel, pour toutes ces raisons, nous semble appeler à faire date dans les études derridiennes.

Qu’il y ait bel et bien chez Derrida une philosophie de l’animalité pleinement élaborée, que cette dernière puisse constituer une clé interprétative majeure de l’entreprise de déconstruction telle qu’elle s’est développée dans son orientation éthique et politique, et que l’ampleur de cette entreprise l’autorise à prendre place parmi les grandes pensées de l’animalité du XXe siècle   – voilà autant de points qui, après le travail effectué par Patrick Llored, ne nous paraissent plus souffrir de discussion.       

Mais il reste à présent à déterminer exactement la place qui revient à cette philosophie de l’animalité, aussi bien au sein de l’œuvre de Derrida qu’en relation avec les autres entreprises théoriques qui, au cours de l’histoire de la philosophie jusqu’à nos jours, se sont données l’animal pour objet de réflexion, soit de manière incidente, soit de manière centrale. Or, de ce point de vue, les affirmations de Patrick Llored nous apparaissent beaucoup plus sujettes à caution. 

Sur le strict plan interprétatif, il importe tout d’abord de remarquer que, contrairement à ce que dit à de nombreuses reprises Patrick Llored (et contrairement aussi à ce que pourrait suggérer la bibliographie raisonnée en fin de volume, intitulée "Derrida et l’animalité", dans laquelle figurent un certain nombre d’œuvres – notamment de jeunesse – qui font ici leur première apparition sans jamais avoir été mentionnées auparavant), seuls quelques écrits font réellement l’objet d’un examen au cours de l’étude, lesquels datent presque tous, à la seule exception, il est vrai remarquable, de l’essai de 1968, des années 1990 (ou de la fin des années 1980) et des années 2000, à savoir : l’entretien avec Jean-Luc Nancy intitulé "’Il faut bien manger’ ou le calcul du sujet" (1989), Force de loi (1994), Khôra (1997), Le toucher, Jean-Luc Nancy (2000), l’entretien avec Elisabeth Roudinesco publié sous le titre de De quoi demain…(2001), et – massivement – L’animal que donc je suis (2006) ainsi que le séminaire sur La bête et le souverain (2008-2010).

En l’état, seule une partie relativement réduite de l’œuvre de Derrida, coïncidant avec la dernière période créative du philosophe, a donc été effectivement mobilisée (6 livres sur près de 80 publiés, pour ne rien dire des centaines d’articles dispersés dans d’innombrables revues et volumes collectifs) – ce qui fragilise considérablement la thèse défendue par Patrick Llored de la centralité de la question animale chez Derrida. Dans l’attente de preuves que l’auteur pourrait livrer dans des publications ultérieures, et nonobstant l’auto-interprétation de Derrida dont l’on ne voit pas pourquoi elle ferait loi dans l’interprétation de son œuvre, rien n’autorise à considérer la lecture animaliste de la déconstruction autrement que comme une hypothèse de lecture parmi d’autres possibles. Rien n’autorise a fortiori à ajouter foi à l’affirmation péremptoire selon laquelle la pensée derridienne serait essentiellement une pensée du vivant animal.

Notons, pour finir sur ce point, que l’argument d’ordre biographique invoqué dans les pages d’introduction pour justifier l’importance cruciale accordée à la question animale dans la lecture de Derrida – argument  selon lequel l’expérience vécue de la violence antisémite dont le jeune Derrida a été l’objet en Algérie aurait ouvert la voie à l’expérience de la compassion, laquelle aurait elle-même conduit à "une prise en compte de la vulnérabilité de tous les vivants, humains comme non humains, soumis au risque permanent du déferlement de violence"   –, pour plus ou moins vraisemblable que soit cette explication au plan de la psychologie de l'auteur, n'apporte en tant que telle aucun élément de justification philosophique.  

Philosophie animale derridienne et éthique animale

Plus problématique encore nous apparaît l’identification récurrente de la philosophie derridienne à une "éthique animale"   . L’embarras vient ici de ce que l’auteur fait usage d’un syntagme qui renvoie à un courant philosophique d’origine anglo-saxonne, lequel a expressément défini son champ de recherche, sous l’impulsion notamment du livre fondateur de Peter Singer publié en 1975 sous le titre de La libération animale, comme relevant de l’éthique animale, comprise comme l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement. Or, la problématique derridienne, telle que Patrick Llored l’a lui-même élucidée, paraît fort éloignée de ce type de questionnement, ainsi qu’il le reconnaît lui-même au détour d’une page consacrée au problème de la domestication des animaux, dans laquelle il écrit qu'il ne s’agit en aucune façon pour Derrida "d’accorder une liberté sans limite à l’animal non humain selon une optique dominante dans ce qui se nomme les mouvements de libération animale"   .

Ainsi que Patrick Llored le sait fort bien, il est remarquable que la pensée de Derrida sur l’animal n’ait commencé à être mobilisée récemment par les auteurs anglo-saxons qu’en vue de proposer une alternative au courant d’éthique animale, jugé stérilisant ou en bout de course, et dans l’espoir de renouveler la réflexion dans le cadre d’un nouveau domaine de recherche appelé "animal studies", lequel apparaît effectivement plus proche du projet derridien en ce qu’il s’agit d’interroger le rôle et la place des vivants non humains dans une perspective expressément politique - comme on peut le voir de manière exemplaire dans le dernier livre de Cary Wolfe intitulé Before the Law, où la référence aux écrits de Derrida est pemanente   . Et si Patrick Llored nous semble parfaitement fondé, dans la conclusion de son étude, à citer les travaux de Donna Haraway et ceux de Carol Adams comme prolongeant des intuitions derridiennes, le rapprochement esquissé avec Tom Regan – auteur qui s’est rendu célèbre par un livre, qui est peut-être le second grand livre d’éthique animale après celui de Singer, consacré à la défense des droits des animaux   – apparaît pour le moins saugrenu compte tenu du fait que Derrida, comme le rappelle Drucilla Cornell dans l’article qu’elle conscre à Derrida dans le volume collectif dirigé par Gregory R. Smulewicz-Zucker   , n’aura cessé de critiquer la théorie des droits comme étant profondément inadéquate pour penser notre relation aux animaux.

Il faut attendre le dernier chapitre de l’étude de Patrick Llored, dédié à l’élucidation du concept d’haptocentrisme, pour saisir en quel sens et à quelles conditions il pourrait être question d’une éthique animale d’inspiration derridienne. L’objet de ce chapitre est d’expliquer les enjeux de la déconstruction du privilège de la main humaine comme propre distinctif de l’homme. Déconstruire cette tradition implique de pointer ce qui empêche de penser le toucher animal en mettant au centre de l’attention, non pas l’organe du toucher (la main), mais le processus même du toucher, lequel opère une désidenfication des individualités en présence. Dans le toucher, en effet, celui qui touche est également celui qui est touché – le "quoi " et le "qui" n’ont plus cours, autorisant ainsi une véritable rencontre entre deux êtres que le toucher met de plain pied. Le toucher, écrit superbement Patrick Llored, permet d’abandonner, "même temporairement, cette logique mortifère de la ‘propriété du propre’ par laquelle la souveraineté va faire de l’animal le prétexte à autre chose que lui-même, le prétexte à l’appropriation de son propre. (…) On pourrait aller jusqu’à dire que dans cette éthique d'un genre particulier, le touchant et le touché, sans distinction d’espèce, recréent de la sorte une co-appartenance à un monde qui a su suspendre les risques inhérents à tout pouvoir, mais aussi à tout savoir, un monde où la caresse comme offrande permet la rencontre"   . Aussi suggestive que puisse être cette "éthique d’un genre particulier", il reste qu’elle apparaît sous la forme d’une esquisse très programmatique dont seuls quelques éléments auront été donnés par Derrida. Si éthique animale derridienne il y a , alors force est de reconnaître que ce projet, comme tous les autres projets de Derrida visant à articuler une alternative aux traditions dont il hérite et qu’il déconstruit, est loin d’avoir été aussi développé que ses projets "critiques" – rendant par là même problématique le geste qui consiste à subsumer ces divers éléments sous l’appellation ronflante d’"éthique animale".            

La philosophie animale de Derrida et la tradition philosophique 

A bien y regarder, ce n’est pas seulement l’éthique animale derridienne qui peut à juste titre être tenue pour programmatique, mais le projet même de déconstruction dans la mesure où celui-ci apparaît à la fois inachevé et étrangement biaisé.

Inachevé, car, aussi étonnant que cela puisse paraître de la part d’un philosophe dont l’on sait qu’il aura beaucoup vécu et enseigné aux Etats-Unis, et qui, à ce titre, était parfaitement informé des discussions philosophiques qui y avaient cours, l'on ne trouvera sous sa plume pas la moindre référence à la vaste littérature produite en éthique animale, alors même que certains penseurs fournissaient un travail qu’il aurait pu (et dû) se réapproprier pour ouvrir à la déconstruction des perspectives plus larges. Les références de Derrida, dans L’animal que donc je suis comme dans La bête et le souverain, surprennent (et, il faut bien le dire, déçoivent) par leur caractère extrêmement convenu et attendu (Descartes, Hobbes, Kant, Heidegger, Levinas, etc.), en faisant fi de tout ce qui a pu s’écrire sur cette question dans les pays anglo-saxons depuis une trentaine d’années. Cette ignorance du travail des théoriciens d’éthique animale par Derrida (lesquels le lui ont bien rendu, au reste, puisqu’aucun penseur majeur du courant d’éthique animale ne s’est réclamé de la déconstruction) est d’autant plus regrettable qu’une partie de leur production mériterait d’être versée au bénéfice de la déconstruction du mode de représentation de l’animalité, en tant qu’il conditionne non pas seulement la façon dont nous prétendons connaitre la vie animale, mais la façon dont nous nous assurons la maîtrise et l’assujettissement des animaux. C’est ce travail que poursuit depuis de nombreuses années Gary Francione en interrogeant le statut des animaux en tant que propriété, ou encore, dernièrement, Gregory Zucker en interrogeant le statut des animaux en tant que bien marchand   .

Le rapport de Derrida à la tradition philosophique de réflexion dédiée à l’animalité n’est pas, lui aussi, sans susciter quelque déception de la part d’un penseur réputé pour la subtilité de ses interprétations. Ce n’est qu’à la condition de lire à la manière de Derrida un certain nombre de textes majeurs de la tradition philosophique qu’il est possible de dire, comme le fait Patrick Llored avec enthousiasme, que sa philosophie animale est "en opposition presque totale avec le sens commun de notre culture occidentale", et qu’elle est à ce titre "la dernière grande pensée de l’animalité en Occident après celle d’Empédocle, de Montaigne et de Nietzsche"   . Car une lecture plus attentive des réflexions que nous a léguées la tradition philosophique révélerait vite qu’il est tout simplement faux de prétendre que l’histoire de la différence entre l’animalité et l’humanité n’a jamais été autre chose que celle de l’énumération des propres de l’homme, et que le concept d’animalité n’a jamais été rien d’autre que le substrat sans qualités à partir duquel a pu se dire la spécificité de l’humain. Comme nous nous sommes efforcés de le montrer ailleurs sur l’exemple de Condillac (remarquablement absent des écrits de Derrida sur l’animalité), toute l’entreprise de connaissance de l’animal chez ce dernier procède selon une méthode que nous avons appelé de co-variation eidétique, proche si l’on veut de la logique pharmacologique de la contamination en ce que les deux termes soumis à investigation (l’homme et l’animal) ne s’opposent pas comme deux entités pures, mais se dévoilent l’une  à l’autre progressivement en s’affectant l’une l’autre de leurs différences respectives, dans un va-et-vient permanent de l’une à l’autre.

Derrida semble reprendre complaisamment à son compte la doxa scolaire (crânement baptisée par certains du nom d’"humanisme métaphysique", comme si un quelconque objet historique correspondait à cette construction) selon laquelle les philosophes de tous les temps auraient cherché à déterminer la vie des êtres non humains par référence à celle des êtres humains par le seul moyen d’un système d’oppositions binaires et de relations hiérarchiques. Jamais Derrida ne se montre si peu généreux dans ses lectures que lorsqu’il se penche sur les grandes pages de la tradition philosophique où la question de l’animal est posée, et jamais il ne semble être aussi tenté de s’attribuer le mérite de ce qui a déjà été dit par d’autres. De ce point de vue, Descartes est assurément celui qui fait le plus les frais de ce manque de générosité herméneutique, et même si les analyses de Derrida se situent à mille lieues des remarques absolument consternantes que l’on peut lire la plupart du temps sous la plume des philosophes anglo-saxons   , sa lecture laisse échapper cela même qu’il se donne tant de mal à retrouver par d’autres moyens.

Il faudrait pouvoir montrer de quelle manière la tradition philosophique n’a jamais cessé de mettre en œuvre le procédé de co-variation eidétique afin d’élucider conjointement l’essence de l’animalité et celle de l’humanité, dans un jeu de différenciation réciproque qui ne s’est jamais satisfait d’oppositions binaires. Il faudrait pouvoir montrer que l’opposition initiale, dont nous étions partis en nous inspirant de Henry Beston, entre un être machinique et un être spirituel, ne demande pas à être dépassée au bénéfice de l’élaboration d’un "concept plus sage et peut-être plus mystique de l’animal", mais qu’elle est pleinement éclairante, comme l’avaient parfaitement compris Descartes et Leibniz, pourvu qu’on y voit les deux bornes extrêmes entre lesquels la variation réciproque des termes à définir est appelée à jouer