Dans un livre assez dépaysant, le psychiatre et psychanalyste américain Thomas H. Ogden présente et théorise sa pratique, qui est appuyée sur ses propres rêveries en séances. 

Dans ce livre, Thomas Ogden présente Bion comme son auteur de référence. Bion déplore le caractère calcifié de la terminologie psychanalytique. Rejetant cette terminologie, il utilise à sa place des termes "dépourvus de signification" tels que les éléments alpha et bêta, parce qu’ils sont "non saturés par des emplois antérieurs"   . Rappelons que Bion invente une "fonction alpha" qui transforme les éléments bêta (qui sont des éléments bruts, par exemple des "impressions sensorielles brutes") en éléments alpha   , ceux-ci étant "rêvables "

Le livre d’Ogden illustre cette théorie bionienne selon laquelle il s’agit de transformer des éléments bruts en rêve ; du bêta en alpha, voire même du brutal en supportable, par exemple dans le cas des terreurs nocturnes des patients traumatisés, terreurs sans mots qu’il différencie avec acuité du cauchemar : bien qu’effrayant, le cauchemar relève encore du domaine du rêve.
Au cours des séances d’analyse, Ogden laisse émerger ses rêveries inconscientes, qui répondent aux élaborations du patient. "Les rêveries ne sont pas le produit du psychosoma de l’analyste seul, mais proviennent des inconscients combinés du patient et de l’analyste"   . Dans le récit de cas présenté à la page 36, la rêverie éveillée de l’analyste se mélange au fantasme de l’analysant. Créant néanmoins un peu de distance entre les deux partenaires du duo analytique, Ogden évoque le ""tiers analytique" intersubjectif" ou "sujet tiers inconscient"   . Mais issu des deux inconscients et des deux rêveries, il relève des deux partenaires, laissant quelque peu en peine le lecteur qui cherche en quoi, dans ce cas, il représente une tiercéïté…  Quoi qu’il en soit, il y a là une tentative de ne plus considérer que l’inconscient est individuel et "déjà là" pour plutôt le placer dans un "toujours à venir" et à créer, à l’instar du rêve et de la réalité psychique. Cette tentative s’inscrit dans une manière de penser assez contemporaine qui dépasse le cadre des frontières américaines. Cependant, d’autres points sont moins consensuels…

Dans le premier chapitre, Ogden présente quelques rappels de la méthodologie qu’il applique, et certains d’entre eux marquent des différences notables entre cette psychanalyse outre-Atlantique et les courants majoritaires de la psychanalyse française : "D’après mon expérience, si le patient ne sent pas (à des degrés de conscience plus ou moins importants) qu’il apprend à connaître son analyste, quelque chose manque au cœur de l’analyse : la relation analytique est devenue impersonnelle." Un analyste qui participe à la rêverie de son patient, et réciproquement, un analysant qui doit connaître son analyste ? Voilà qui résonne d'une manière inattendue aux oreilles du lecteur de psychanalyse française parfois surpris par des considérations nettement plus dures...   . Souhaitant manifestement nous laisser espérer autre chose, Ogden poursuit plus loin (et nous émeut) en notant   que "L’invention d’une nouvelle forme de relation humaine est peut-être la contribution la plus remarquable de Freud à l’humanité."

Dans le second chapitre, Ogden répertorie les "valeurs qui soutiennent son travail"   et doivent selon lui fonder toute analyse. Au premier rang de celles-ci se trouve justement l’humanité.  Dans le sens de cette humanité à préserver, il mentionne qu’il est possible de faire quelques pas de côté par rapport à la cure-type : "un analyste reste toujours un analyste même lorsqu’il s’engage dans des formes de relation avec le patient qui ne relèvent pas de la "cure-type" -lorsque, par exemple, il rend visite à un patient gravement malade à l’hôpital (…) de telles interventions (…) ont constitué quelques-uns des événements les plus marquants d’une analyse (…) c’est parce qu’elles sont à la fois humaines et propices à un important travail psychologique (…)"   .


Entrant dans des considérations théoriques plus poussées dans le chapitre 4   , intitulé L’incapacité de rêver, Ogden associe cette incapacité à la psychose. Ce qui constitue une particularité de cette approche anglo-saxonne qui ne considère pas comme très nettement infranchissable la frontière entre la psychose et les autres structures ; si Lacan taguait "Ne devient pas fou qui veut" sur les murs de Sainte Anne, nombreux sont aussi les cliniciens français qui n’évoquent souvent qu’avec beaucoup de précautions de langage l’existence de noyaux psychotiques au sein de la névrose ou de la perversion, au contraire de ce qui apparaît dans l’ouvrage de Thomas Ogden      qui narre même l’histoire d’un cas où il vit lui-même des moments de "psychose contre-transférentielle"  

Néanmoins, certaines observations cliniques, qui concernent cette fois directement la psychose, paraissent plus consensuelles. Ainsi, sur l’insomnie dans la psychose, Ogden se réfère aux formulations assez percutantes de Bion : "Incapable de distinguer les états de veille et de sommeil, le patient "ne peut ni dormir ni s’éveiller" [Bion (…)]. De tels états sont régulièrement observés chez les patients psychotiques qui ne savent pas s’ils sont éveillés ou s’ils rêvent, car ce qui aurait pu devenir un rêve (si le patient disposait de la fonction-alpha) devient plutôt une hallucination, aussi bien dans le sommeil que dans la vie éveillée. L’hallucination est à l’opposé du rêve et de la pensée inconsciente de l’état de veille."   .

Dans le dernier chapitre   , Ogden traite de la notion de holding de Winnicott et de la notion de contenant-contenu de Bion. Il présente une version "hard" du holding : "Au stade de la préoccupation maternelle primaire, la mère n’existe pas. La mère "se perçoit à la place de son bébé (…) Un tel état psychotique est "presque une maladie" : "Une femme doit être en bonne santé, à la fois pour atteindre cet état et pour s’en guérir quand l’enfant l’en délivre".   (…) Ce holding initial du nourrisson revient à une auto-annulation de la mère dans la mesure où elle s’efforce inconsciemment de laisser la voie libre à son enfant. (…) Le risque de psychose que court la mère en lui procurant, avec altruisme, un "holding vivant et humain" (Winnicott, 1955), permet à l’enfant de prendre lui-même le risque de commencer à s’assembler en un Soi   ."   Un cas clinique exemplifie le rôle que l’analyste peut jouer pour son patient quand le holding maternel a été défaillant : "il ne faut pas offrir des interprétations verbales au patient mais, plutôt, tout simplement, infatigablement être ce lieu humain dans lequel le patient est en passe de devenir entier." Apparaît à cet endroit une divergence fondamentale qui sépare cette approche, notamment, de l’approche lacanienne à laquelle s’associent un nombre important de psychanalystes français. Car si, dans cette dernière, il s’agit bien, pour l’analyste et l’analyse, d’"être ce lieu humain dans lequel le patient est en passe de devenir (...)", il ne s’agit précisément pas de "devenir entier"   . L’analyste lacanien ne voit dans la complétude que le lieu des mirages de l’imaginaire et si ce n’est vise, du moins supporte la décomplétude comme issue subjective beaucoup plus favorable pour l’analysant, celle-ci pouvant parfois donner lieu à un "être mère" plus favorable aussi pour la femme que cette folle auto-annulation.

Entre adéquation et divergence avec l’analyse que nous connaissons de ce côté-ci de l’Atlantique, la traduction et la publication de ce livre américain par les éditions d’Ithaque présentent l’insigne intérêt d’offrir un regard sur d’autres théories et surtout sur une autre manière de pratiquer la psychanalyse, autre manière qui pourrait ne pas être sans apporter un souffle d’air à des cures à la française parfois un peu trop "types" pour être vraies