Emmanuel Le Bret confronte Arthur Conan Doyle à ses obsessions, révélant la vie riche et aventureuse d’un écrivain prolixe et infatigable.

Aussi productif que Balzac, aussi célèbre en son temps, immuable auteur de Sherlock Holmes, Conan Doyle demeure perçu à l’aune de son personnage illustre au point d’occulter une grande partie de sa vie tumultueuse et de sa riche et abondante œuvre littéraire. Mis à part les aventures de son génial détective et Le Monde perdu, le commun des mortels ignore tout, ou presque, du démiurge qui a donné vie à des univers si divers. Ce n’est pas le moindre mérite d’Emmanuel Le Bret que de restituer ce visage complexe d’un homme engagé, en enquêtant minutieusement sur cet ogre de la vie, en moins de deux cents pages, dans un style élégant et alerte, précis et littéraire.

Tout commence par un détour, un instantané situant le lecteur au moment de la mort du personnage emblématique de Conan Doyle. Car il s’agit pour lui de tuer le fils, encore et toujours, ou plutôt de tuer le père par le fils littéraire. Mais ce meurtre perpétuellement souhaité n’est jamais véritablement mis en œuvre. Tuer Sherlock serait tuer la poule aux œufs d’or et mettre en péril son identité d’écrivain. Le titre de la biographie d’Emmanuel Le Bret insiste logiquement sur ce duel entre l’auteur et son double, Conan Doyle contre Sherlock Holmes. L’existence de Sir Arthur Conan Doyle ne fut ainsi qu’une lutte perpétuelle pour tenter d’échapper à la fatalité du détective qu’il avait créé avec trop de succès. Ce succès le rattrapant, il ne put éviter de le faire revivre. “Homme de combat”, passionné de boxe, et médecin, il doit faire face, après la mise à mort temporaire de son héros emblématique, à l’hostilité des lecteurs et à leur courrier abondant. En 1893, après de nombreuses épreuves, des “malheurs” et des “morts”, Conan Doyle est saisi d’emblée par un portrait liminaire exécuté par Emmanuel Le Bret au point d’orgue de sa vie, avant de remonter la dynamique chronologique qui en a fait l’un des plus grands auteurs britanniques du XXe siècle.

Les origines nobles des Doyle, sous le signe de Walter Scott, “maître à penser de la maisonnée”, marquent profondément Arthur Conan Doyle, qui nourrit des “projets utopiques” sous l’influence de ce modèle indépassable. Entre “noblesse et chevalerie”, le jeune Arthur est pris entre sa mère omniprésente – “Ma’am”, gardienne du temple dynastique – et son père, artiste mélancolique et désenchanté. La fréquentation des Jésuites demeure une épreuve dont témoigne Emmanuel Le Bret, insistant sur la vocation sportive du futur père littéraire de Sherlock Holmes, sur son côté frondeur et l’influence, dans ces jeunes années, de l’“oncle Conan”, pourvoyeur de livres et éveilleur de vocations. Se dessine l’itinéraire d’un enfant rêveur, qui parcourt autant Jules Vernes que l’abbaye de Westminster et s’initie à Poe, lisant avec ferveur les histoires de détectives, “Dupin, Lecoq, Vidocq” qui “seront des références importantes pour [lui]. Avec Sherlock Holmes. Tous les quatre seront à la naissance du roman policier moderne”. Alors que Napoléon s’inscrit dans son champ de références, la rencontre avec l’oncle Conan coïncide avec la vocation de médecin.

À la faculté de médecine d’Édimbourg, la genèse de Sherlock s’opère malgré son auteur avec la rencontre du professeur Joe Bell, qui “a développé un sens de l’observation de l’humain qui préfigure la médecine moderne”, et dont la devise pourrait être celle du célèbre détective : “Observez soigneusement, déduisez astucieusement, et confirmez avec des preuves”. La méthode, scientifique et minutieuse, la “logique d’observation”, implacable et efficace, nourriront le personnage du détective, empereur de la déduction en quête perpétuelle de vérité. Étudiant avec ferveur, Conan Doyle, sportif accompli, commence son métier de “praticien” et rédige ses premiers écrits sous l’influence d’Edgar Poe : “L’écrivain fait ses gammes.”

Parti sur un baleinier “aux confins de l’Arctique”, il se révèle aventurier et voyageur en 1880, embarqué comme “apprenti chirurgien”. Après avoir expérimenté la chasse en zone hostile, il est reçu “bachelier en médecine et chirurgie” à l’automne 1881. S’ensuit un départ pour l’Afrique avant de mener une vie de médecin à Édimbourg mais la vie est difficile : la clientèle ne suit pas. Le salut n’est décidément pas à trouver dans la pratique médicale : installé à Portsmuth, il écrit plus qu’il ne consulte. La publication de nouvelles dans des revues se fait concurremment à la rédaction de sa thèse : il obtient son doctorat en juillet 1885 ; à l’automne, il réunit dix-huit contes fantastiques en un recueil, Lumières et Ombres.

C’est dans ce contexte que naît Sherlock Holmes, tirant son nom du chirurgien Timothy Holmes ou de l’écrivain Olivier Wender Holmes. Quant à Watson, son modèle serait le “brillant Dr Patrick Heron Watson, de la faculté de médecine d’Édimbourg”. Transférant l’addiction à l’alcool de son père dans la personnalité ou l’entourage de ses personnages, Conan Doyle fait de la fiction policière un creuset métamorphique de son existence. Il y exorcise ses zones d’ombre. Avec A Study in Scarlett (Une étude en rouge), il signe son “premier coup d’archet holmésien”, la nouvelle paraissant à Noël 1887. Déjà, une suite est attendue : ce sera Le Signe des quatre. Alors que s’éveille sa passion pour le spiritisme, l’auteur balance toujours entre littérature et médecine. Il s’installe à Londres et publie Un scandale en Bohème. Le succès impose Holmes à son auteur. Il devient incontournable : “Holmes, toujours Holmes.” Peu à peu, Conan Doyle devient victime de son personnage. Exploitant le goût du public victorien pour les histoires criminelles, il demeure pris à son propre piège. Son succès comme auteur de detective stories “nuit à son rêve de devenir le nouveau Walter Scott” car, à ses yeux, ses histoires policières ne sont pas de la haute littérature…

En 1893, il subit alors un double deuil : celui de son père et de son personnage, lorsqu’il décide de le mettre à mort pour se libérer de son aliénation. Ses exploits sportifs à ski, en Suisse, l’éloignent de ce Surmoi fictif qui empêche l’éclosion du génie littéraire. Loin de Sherlock, il respire à pleins poumons cette bouffée d’oxygène salvatrice qui le ramène à ses marottes, Napoléon et la boxe, dont il nourrit ses ouvrages. En 1897, il rencontre alors l’amour de sa vie, Jean Elizabeth Leckie : marié, il devra longtemps vivre cette passion de manière plus ou moins platonique. L’écriture, comme le sport, confine à la “sublimation” : partout, Holmes y est sous-jacent. L’expérience de la guerre des Boers vient interrompre cette frénésie scripturale et tourner les préoccupations de l’écrivain vers l’action et la guerre, autre de ses nombreuses obsessions : Emmanuel Le Bret retrace avec sagacité les engagements parallèles de l’écrivain, qui suit Sherlock porté avec grand succès sur scène tout en suivant d’un œil inquiet les soubresauts de la guerre. S’y engageant comme médecin militaire, il médite sur des innovations d’artillerie qu’il soumet volontiers à l’État-major. Écrivain et médecin engagé, il livre d’ailleurs ses conclusions dans un article retentissant : “De quelques leçons militaires de la guerre”. Fort de cet intermède, les aventures de Sherlock Holmes lui paraissent clairement être “[son] œuvre la plus faible, qui a déjà indûment éclipsé la meilleure”. Holmes est gênant.

Le succès de ses aventures transposées sur les planches pousse même Conan Doyle à faire revivre son héros maudit, dans une aventure antérieure à son décès “au fond des chutes de Reichenbach” : Le Chien des Baskerville est le théâtre de cette résurrection, fruit d’une exploration des “brumes” et des “tourbières des landes du Devon, début avril 1901”. Devenu “héros national”, Holmes fait de l’ombre à Conan Doyle, devenu “sir” Conan Doyle le 9 août 1902. Mais le surnom de “Sherlock Holmes” lui colle à la peau. Il ne fait plus qu’un avec son personnage. Scotland Yard vient même souvent le chercher, lui, l’écrivain, pour résoudre des énigmes policières. Conan Doyle se prend au jeu, s’investit volontiers dans le rôle du défenseur des opprimés. En héritier de Voltaire et de Zola, il prend fait et cause pour ses semblables victimes d’injustices. Emmanuel Le Bret révèle cette confusion de l’auteur avec sa créature de papier : “Conan Doyle va […] se substituer à Holmes avec un talent et un acharnement qui montrent bien que le détective est une part cachée de lui-même. Car ce détective ‘en herbe’ sera au cœur de très nombreuses affaires policières tout au long de sa vie.”

Face à la nécessité de faire revivre son héros, il enchaîne ses aventures, menant de front des recherches historiques pour d’autres ouvrages plus érudits, tout en poursuivant ses expérimentations spirites, jusqu’à jouer un grand rôle dans ce domaine sur le plan international. Sur le plan personnel, la mort de sa femme lui permet d’épouser, le 18 septembre 1907, Jean Leckie, auprès de qui il finira son existence. Conan Doyle reste aussi passionné de science-fiction, en atteste la publication du Monde perdu, le 11 décembre 1911. Elle coïncide avec l’affaire Oscar Slater, dans laquelle il prend fait et cause pour l’homme, condamné à perpétuité. Mais l’opinion se retourne : la “croisade” de Doyle est mal perçue, tout comme ses conceptions sur le divorce ou son engouement pour le spiritisme. Alors que paraît son autobiographie, Souvenirs et Aventures, en 1924, son spiritisme le rend contestable aux yeux d’une partie de la population. Comme le conclut Emmanuel Le Bret, “le chevalier de grâce Arthur paie cher le prix de faire cavalier seul”. Encore épris des “technologies” de l’“armement”, il publie un nouvel article sur ce sujet. La Première Guerre mondiale réveille ses ardeurs patriotes et son goût militaire : il s’y livre à des “observations de stratège”, “en reportage sur les fronts français et italien”. Suspendues depuis 1915, les aventures de Sherlock Holmes se poursuivent en 1917 avec His Last Bow (Son dernier coup d’archet ou Son dernier salut). La mort au front de son fils Kingsley demeure une ultime épreuve. Après la guerre, Conan Doyle voyage et multiplie ses conférences à travers le monde ; en 1927, c’est le “chant du cygne pour Holmes” avec L’Aventure de Shoscombe Old Place (5 mars 1927). “Infatigable pèlerin” de la conférence, l’auteur orphelin de son détective vedette ne tarde pas à succomber, victime de son excès d’activités.

Dans cette biographie en forme d’enquête se dessine ainsi, sous la plume vive et imagée d’Emmanuel Le Bret, le parcours d’une vie complexe où plane le fantôme de Sherlock, ce double honni et nécessaire. Part d’ombre du génie de Conan Doyle, il s’y révèle comme son meilleur ennemi littéraire. Une ironie tragique scelle la destinée de l’écrivain : ce personnage, symbole à ses yeux d’une œuvre de basse facture, s’est mué en agent essentiel de son œuvre littéraire. Sublimant ses écrits à son insu, il s’est fait le catalyseur des tensions qui traversent sa personnalité, tensions demeurées à jamais irrésolues.