Sociolinguiste et maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, Luca Greco s’intéresse à la relation entre langage, genre et corps en déclinant approches ethnographiques, interactionnelles et théories queer. Ses recherches portent sur les pratiques de catégorisation, de présentation de soi et d’incorporation genrées. Par ses travaux et par la création du Réseau Genre et langage avec Maria Candea (Paris III), il a largement contribué à instaurer les études linguistiques sur le genre en France. Entretien. 

 

Nonfiction.fr - Quel lien existe-t-il entre langage et genre ?

Luca Greco - Tout d’abord, je dirais que c’est grâce au langage que nous nous constituons et sommes constitué-e-s en tant que sujets, et ainsi en tant que sujets genré-e-s. Par ailleurs, je tiens à préciser que le langage n’est pas logocentrique – il ne s’arrête pas à la parole, au verbal. Au contraire, j’ai une vision holistique du langage dans laquelle plusieurs dimensions cohabitent et sont constitutives l’une de l’autre : le verbal (la parole), le non-verbal (visuel, postural, gestuel, etc.) et le matériel (l’espace, les objets, etc.). Tout cela permet de produire du sens et ainsi de construire – ou de déconstruire – une réalité genrée ; une réalité dans laquelle il existe des femmes, des hommes, des personnes trans et intersexes, des femelles, des mâles, des corps de femme, des corps d’homme, etc. Quand le médecin ou la sage-femme disent en regardant l'échographie "c'est un garçon" ou "c'est une fille", ils énoncent et, ainsi, produisent une réalité anatomique qui déclenche des attentes normatives et des trajectoires d’actions possibles (choix du prénom, de la couleur de la chambre, des vêtements, etc.). C’est donc grâce au langage que l’enfant est constitué-e en tant que sujet genré-e, et c’est toujours par et dans le langage qu’une lecture normée de l’intelligibilité des corps est effectuée. Si d’une part, je rejoins Judith Butler, pour dire que le genre est un dispositif de construction et de déconstruction des masculinités, des féminités et des corps, d’autre part, j’ajouterais que ce dispositif est avant tout un dispositif langagier, multisémiotique (verbal, non verbal, artefactuel, spatial). Ceci étant dit, il faudrait ajouter que le lien entre langage et genre n’est pas aussi direct que ce que l’on pourrait croire. Ce n’est pas uniquement par la mobilisation d’un répertoire multisémiotique que le genre se construit ou se déconstruit. Ce lien est assuré, médiatisé, par un ensemble de postures, d’idéologies, transmises culturellement et auxquelles nous avons été socialisé-e-s depuis notre enfance, selon lesquelles on associe une façon de parler à un genre. C’est par ailleurs par cela que l’on catégorise des façons de parler comme étant " féminines" ou "masculines" et que les stéréotypes de genre sont véhiculés et qu’ils s’installent dans nos sociétés.  


Nonfiction.fr - Que pourrait apporter une prise en compte du langage aux études sur le genre ?

Luca Greco - Bien que nous retrouvions des approches théoriques et des postures épistémologiques profondément différentes, je trouve que, malgré cette hétérogénéité, il y a dans ce qu’on pourrait appeler " les études sur le genre ", mais aussi dans " les études queer ", un manque terrible d’empirie, de terrain. Or, il me semble qu’une attention aux pratiques langagières permettrait justement d’apporter des données à ces travaux et de sortir le langage de l’évocation pour en faire un véritable objet d’étude. Alors que l’on reconnaît dans le langage un espace pour la construction et la déconstruction du genre, des sexualités et des sexes, il manque en France à l’heure actuelle ce qui existe depuis quarante ans aux États-Unis, à savoir, un courant qui rende compte de l’articulation entre genre, sexualités et langage : les Gender and Language Studies. En France, comme c’est souvent le cas, nous avons un retard terrible, exception faite des travaux de Claire Michard   , qui ont vite été marginalisés dans l’espace académique, ou des travaux sur la féminisation des noms de métier d’Anne-Marie Houdebine   , et les recherches de Marina Yaguello   qui ont contribué à faire passer ce genre d’études en France et qui proposent pour les groupes dominés une action volontariste sur la langue. Dans les autres pays francophones, si l’on pense à des pays comme la Suisse ou la Belgique, il y a des chercheur-e-s qui s’intéressent à ces questions mais ils sont elles-eux aussi extrêmement isolé-e-s. Au Québec, la situation est un peu différente car il y a eu les travaux de Normand Labrie   qui a été un vrai pionnier dans l’étude des relations entre codeswitching (la pratique qui consiste à passer d’une langue à l’autre), migration et sexualité et qui a su s’entourer de tout un groupe de chercheur-e-s travaillant sur ces questions. Par ailleurs, je voudrais signaler la publication d’un livre qui vient de sortir et qui a été édité par Alexandre Duchêne (université de Fribourg en Suisse) et Claudine Moïse (université de Grenoble), intitulé Langage, genre et sexualité ainsi celui que je viens de publier avec Natacha Chetcuti La face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes.

 

Nonfiction.fr - Comment les études linguistiques sur le genre ont-elles évolué depuis leurs débuts ?

Luca Greco - Les études linguistiques sur le genre ont vraiment commencé avec les travaux de Robin Lakoff dans les années 1970 aux États-Unis à l’université de Berkeley. Depuis, il y a eu un grand nombre de travaux qui se sont inscrits dans plusieurs paradigmes successifs. Il y a eu le paradigme de la dominance, initié par Robin Lakoff    et prolongé par Dale Spender   , qui était très marqué par le féminisme de la deuxième vague et qui postulait que la langue participait à produire et à reproduire l'hétéro-patriarcat et ainsi la domination des femmes par les hommes. Ce sont des travaux qui ont surtout porté sur le lexique, la syntaxe et la pragmatique Pour être clair, je préciserai que par hétéro patriarcat, j’entends un système politique qui repose sur les fondements suivants : le caractère " allant de soi " de l’hétérosexualité, une congruence entre sexe et genre et la domination des femmes par les hommes.

Ensuite, il y a eu le paradigme de la différence, dont les débuts ont été marqués par les travaux de Deborah Tannen   , qui présentait les femmes et les hommes comme faisant partie de deux communautés linguistiques différentes. Dans cette perspective, les femmes et les hommes développent – grâce à des procédés de socialisation transmis depuis l’enfance – des styles conversationnels distincts. Dans ces travaux, on trouve des analyses extrêmement détaillées sur la façon dont les hommes interrompent les femmes dans la conversation, comment celles-ci ont du mal à développer des réponses et à alimenter un thème, etc. Le problème de ces travaux est qu’ils reposent sur une vision essentialiste des sexes et des genres et qu’ils ne montrent pas comment s’articulent différence et dominance. En France, si le premier paradigme est représenté par les travaux de Claire Michard, le deuxième pourrait être représenté par les recherches de Luce Irigaray. Tout en lui reconnaissant une place importante dans le champ, je n’ai jamais été d’accord avec elle quant à la différence sexuelle comme à quelque chose d’absolument nécessaire pour le maintien de notre espèce   . Parfois, j’ai eu l’impression en la lisant qu’à force de défendre la différence sexuelle elle prêtait le flanc au sexisme. On pourrait également citer les travaux de Sophie Bailly qui propose la notion de " sexotypes "  pour dire qu’en effet il n’y a pas un " parler masculin " ou un " parler féminin " mais qu’il y a plutôt des stéréotypes concernant les styles communicatifs des hommes et des femmes : les femmes seraient plus conciliantes alors que les hommes auraient un style plus compétitif, les femmes éviteraient les conflits, alors que les hommes auraient la tendance à imposer leur point de vue. Et enfin, il y a eu le paradigme de la performance très influencé par le féminisme de la troisième vague de Judith Butler, de Teresa Lauretis et d’Eve Kosofsky Sedgwick, mais aussi par des auteurs comme Gloria Anzaldua, Donna Haraway et d’autres. Ce troisième paradigme, notamment à travers les travaux de Deborah Cameron et Don Kulick   , Mary Bucholtz et Kira Hall   , repensait les identités comme performatives et émergeant dans et à travers des pratiques langagières situées. Ce paradigme a le mérite d’avoir interrogé définitivement les catégories de genre, de sexe et de sexualité et d’avoir pris comme objets d’étude la construction et la déconstruction discursives de la binarité.

Aujourd’hui, il me semble que dans le domaine, des études linguistiques sur le genre, l’on assiste à un intérêt grandissant pour les questions d'intersectionnalité, notamment avec les travaux de Norma Mendoza-Denton   sur la race, à une focalisation sur les relations entre globalisation et sexualité, par exemple dans les travaux de Niko Besnier (2003) et de William Leap (2010), et enfin à une orientation vers le corps grâce aux travaux pionniers de Marjorie Harness Goodwin  


Nonfiction.fr - Dans vos travaux, le corps constitue une question centrale. Comment vos terrains vous ont-ils permis de l’aborder ?

Luca Greco - Le terrain sur les Drag Kings que j’ai commencé en 2008 à Bruxelles m’a permis d’engager une réflexion sur le corps qui m’a mené à plusieurs conclusions.

Premièrement, j’ai pu ainsi aller au-delà d'une conception du corps comme constitué uniquement d’une enveloppe somatique. Le corps ne s'arrête pas à l'enveloppe somatique mais, au contraire, il la dépasse. Je dirais que le corps est indissociable de ce qui lui est incorporé. Donc on pourrait dire que tout ce que l’on ajoute au corps – les objets, les vêtements, les prothèses, etc. – est le corps. C’est la thèse de l’incorporation.

Deuxièmement, ce terrain m'a permis de repenser la dimension individuelle du corps. Quand on parle du corps, il n'y a pas seulement un seul corps. On est, comme le disait Merleau-Ponty, tout le temps dans une intercorporéité. Lorsque les Drag Kings se maquillent et fabriquent un personnage, autrement dit, lorsqu’yels   ) "se kinguent"   , pendant la durée d’un atelier ou d’un spectacle, yels ne le font pas seulEs. Yels le font avec les autres. Donc, de ce point de vue-là, lorsqu'on construit un corps King, on le construit grâce aux et avec les autres.

Troisièmement, j’ai pu remarquer que lorsqu’on construit un corps, on mobilise aussi d'autres corps, d'autres pratiques, d'autres modèles qui nous ont préexisté et qui font ainsi partie d'un répertoire de corps, de pratiques et de modèles. Un corps fait donc toujours référence et renvoie à d'autres corps l'ayant précédé. Mais je vais plus loin encore, en disant que, par ce que j’appelle l’intercorporalité, les pratiques corporelles ne font pas uniquement référence à quelque chose qui les précède mais qu’elles ont également la capacité de produire des nouveaux corps, de préfigurer des corps à venir, des corps possibles. Donc en ces sens, l’intercorporalité est à la fois un concept qui prend en compte les dimensions interactionnelle, multisémiotique, temporelle et politique des corps.

 

Nonfiction.fr - Dans quelle mesure vos terrains vous ont-ils permis d’étudier la relation entre langage et normes ?

Luca Greco - Il faut dire que pour les deux communautés avec lesquelles j’ai travaillé, les homoparents et les Drag Kings, le langage et la langue sont posés comme une préoccupation constante.

Pour les homoparents, le langage est une question cruciale puisque la construction d'un projet de famille ne peut faire l'économie d'une négociation autour des termes de parenté. Les termes de parenté sont aussi bien des catégories linguistiques pour le/la chercheur-e que des outils permettant aux actrices et acteurs sociaux de se construire, de planifier, de penser un projet etc. Lors de mon terrain sur les homoparents, j’avais été impressionné par le nombre de réflexions sur le langage que le désir de paternité ou de maternité amenait avec lui. L’une des questions récurrentes était celle des termes à utiliser pour désigner les deux parents. Peut-on pour le parent social user du terme de "père" ou de "mère" ou faut-il réserver ces termes à la désignation du parent biologique ? Ce terrain m’a amené à penser qu’en s'interdisant d'utiliser des termes comme "père" ou "mère" pour nommer le parent social, les homoparents reproduisaient le binarisme parent biologique/parent social et, de cette manière, le primat du biologique sur le social.

Pour les Drag Kings avec qui j’ai travaillé,  les choses sont quelque peu différentes. Ces derniers, par le biais de l’association "Genres pluriels", sont engagés dans un projet de construction d'une nouvelle langue qui neutralise la binarité femme/homme. Cette neutralisation, que j’utilise aussi dans certains de mes textes, est accomplie par l’utilisation de nouvelles formes pronominales telles que " yel" à la place de elle/il, ou "toustes" à la place de toutes/tous. Nous sommes, grâce à ce travail qui est fait sur les formes linguistiques, dans une réelle démarche de questionnement, voire de déconstruction, des normes. 

 

Nonfiction.fr - Comment les pratiques des Drag Kings permettent-elles de révéler ce que vous appelez "le caractère artificiel, construit d’une naturalité masculine"  ?

Luca Greco - Tout d’abord, les pratiques King montrent bien que la masculinité n'appartient pas à ceux qu'on peut appeler les "bio-mecs", mais qu’elle est quelque chose que chaque personne peut s'approprier. Ensuite, lorsqu'on se kingue, on questionne ce qu'on appelle communément le " travestissement".

Dans une conception "classique" du travestissement, on part du présupposé qu'il y a une base féminine ou masculine qui est donnée par l'enveloppe somatique. Et sur cette base sont ajoutées de nouvelles couches de masculinité ou de féminité. C'est une vision qui va de pair avec une idée du subterfuge selon laquelle, derrière les couches ajoutées, on présuppose un corps –  un corps qui est fantasmé comme étant le corps "vrai".  En revanche, les pratiques de kinging permettent de penser le corps non pas comme une base sur laquelle on ajoute des couches, mais comme un ensemble multisémiotique, interactionnel et historique qui n’est formé que de couches de masculinité, de féminité, etc.

Dans les pratiques de kinging, ce sont les couches qui sont multipliées jusqu’à ce qu’on s’y noie. Lorsque j’ai pu assister à des performances de Drag King à New York, j’ai pu voir – à côté des performances classiques où l’on assiste, par exemple. à la mise en scène de l’homme d’affaire blanc – des performances dans lesquelles le spectateur ne savait plus qui performe qui et quoi. On n'est donc plus dans la vérité des corps mais dans la production de dissonances corporelles, de "piratage des codes".
 

Nonfiction.fr - Où en sont les études linguistiques sur le genre en France aujourd’hui ?

Luca Greco - Bien que ces dernières années, les travaux autour de questions de genre ont commencé à se multiplier dans toutes les sciences humaines et sociales, je me suis rendu compte que ces questions n’étaient que très peu évoquées dans les travaux en sciences du langage en France. Et les quelques travaux existants ne se positionnaient pas comme relevant d’un domaine spécifique, tels les Gender and Language Studies aux États-Unis. C’est pour cette raison que Maria Candea et moi avons eu l'idée de créer le Réseau Genre et Langage . En créant ce réseau, nous voulions rassembler les chercheur-e-s qui travaillent à l’interface entre langage et genre et ainsi instaurer le champ des études linguistiques sur le genre en France. Le Réseau Genre et Langage offre un espace de recherche et de réflexion pour penser les articulations possibles entre genre et langage, entre théories féministes et linguistiques


*
Aron Arnold


* Bibliographie sélective de Luca Greco
:

CHETCUTI, N., GRECO, L. (eds), La face cachée du genre. Langage et pouvoir des normes, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2012.

GRECO, L., "Exhumer le corps du placard : pour une linguistique queer", in W. Spurlin, A. Tomiche, P. Zoberman (eds.), Ecritures du corps. Nouvelles perspectives, Paris, Garnier à paraître en 2012.

 

 

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