Cette semaine, on célébrait les 98 ans de la mort de Jean Jaurès, assassiné par Raoul Villain au café du Croissant, le 31 juillet 1914, deux jours avant l’entrée en guerre de la France. Combattant pour l’unité, défenseur acharné de la paix, Jaurès reste le symbole des idéaux socialistes, en même temps que de ses désillusions.

Le congrès de Toulouse de 1908 constitue le point d’orgue de la geste jaurésienne, initiée quelques dizaines d’années plus tôt. Alors que ses membres se déchiraient en luttes et débats intestins, le tribun de Carmaux réussit à unir les motions de Jean Longuet, d’Hubert Lagardelle et d’Alexandre Varenne à la sienne. Dépassant Jaurès, cette synthèse socialiste constitua la ligne politique de la SFIO jusqu’au tournant du congrès de Tours (1920). 1908 et la victoire de la motion de Toulouse marquait l’ascension de Jean Jaurès au statut de nouveau véritable chef de la SFIO. A partir de ce moment, le mythe se construisit de lui-même.

Au-delà de l’unité, c’est l’appel à la paix qui résonne lorsque l’on évoque aujourd’hui Jaurès. C’est sa série de discours contre la guerre en 1913 qui illumine la légende socialiste, résumée dans cette photographie qui le représente haranguant la foule du Pré-Saint-Gervais, avec dans la main gauche un drapeau rouge. Ce jour-là, l’unité socialiste semblait susceptible de triompher face aux menaces de guerre toujours plus inquiétantes. Pourtant, le mythe paraissait s’effondrer lorsque le 31 juillet Jaurès était assassiné d’une balle dans la tête, et que la France entrait en guerre le 3 août, avec la bénédiction de la gauche.

Le décès du principal dirigeant socialiste était-il à l’origine de cette résignation ? Une telle affirmation reviendrait à nier l’ensemble de son parcours. En effet, ses grands discours pathétiques pour la préservation de la paix s’intègrent parfaitement dans une pensée socialiste plus large au sein de laquelle coexistent et se complètent les notions d’internationalisme, de patriotisme et d’antibellicisme.  En 1893, dans une tribune publiée dans La Dépêche de Toulouse, Jaurès déclarait que les socialistes se devaient de défendre la France "si [le] pays était menacé par une coalition de despotes ou par l’emportement brutal d’un peuple cupide". Et d’insister, en 1895, devant la Chambre des députés : "Il est du devoir de tous les socialistes, dans tous les pays, de protéger chacun leur patrie contre les agressions possibles." Quand, lors du congrès de l’Internationale en 1910, il se ralliait à l’idée de grève générale en cas de guerre, il confirmait la logique de ses précédentes déclarations : Jaurès et les socialistes feraient tout pour éviter la guerre – ennemi juré de la classe ouvrière – mais défendraient leur patrie si la France était attaquée. C’est chose faite le 3 août 1914, trois jours après sa disparition.

"La paix n’a pas triomphé"

Il pensait pouvoir faire reculer les dirigeants européens, il avait donc repoussé l’ouverture de la grève générale, qui devait se tenir le jour même de sa mort. Au lieu de cela, le lendemain, le Gouvernement lançait la mobilisation générale. Le 4 août, lors de ses funérailles, les principaux dirigeants socialistes et syndicaux rendaient un dernier hommage au mythe de la gauche – plus vivant que jamais – en clamant leur soutien indéfectible à l’Union sacrée. Et c’est au nom de la lutte contre l’impérialisme allemand que Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, farouche défenseur de la paix, annonçait, dans son illustre discours d’hommage au chef défunt de la SFIO, son soutien à la défense nationale :

"Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix. Ce n'est pas sa faute, ni la nôtre, si la paix n'a pas triomphé. Avant d'aller vers le grand massacre, au nom des travailleurs qui sont partis, au nom de ceux qui vont partir, dont je suis, je crie devant ce cercueil toute notre haine de l'impérialisme et du militarisme sauvage qui déchaînent l'horrible crime. Cette guerre, nous ne l'avons pas voulue, ceux qui l'ont déchaînée, despotes aux visées sanguinaires, aux rêves d'hégémonie criminelle, devront en payer le châtiment. Acculés à la lutte, nous nous levons pour repousser l'envahisseur, pour sauvegarder le patrimoine de la civilisation et d'idéologie généreuse que nous a légué l'histoire. Nous ne voulons pas que sombrent les quelques libertés si péniblement arrachées aux forces mauvaises. Notre volonté fut toujours d'agrandir les droits populaires, d'élargir le champ des libertés. C'est en harmonie avec cette volonté que nous répondons "présent" à l'ordre de mobilisation."

L’éternelle question "Qu’aurait fait Jaurès ?" semble alors bien vaine. Sa mort l’empêchait de poursuivre son combat pour la paix, de toute façon annihilé par les circonstances auxquelles il n’aurait sans doute pas manqué de s’adapter. En même temps, son martyre renforçait et unifiait une gauche en proie aux divisions. Au-delà du mythe, Jaurès initia et porte encore la geste de l’unité socialiste.


A lire sur Nonfiction :

- Jean Jaurès, Le socialisme et la vie. Idéalisme et matérialisme, par Fabien Escalona.


A lire aussi :

Les publications de la fondation Jean-Jaurès :

- Gilles Candar et Manuel Valls, La gauche et le pouvoir, 2010.

- Gilles Candar, Jean-Numa Ducange, Vincent Duclert, Marion Fontaine, Emmanuel Jousse, Jaurès, du Tarn à l'Internationale, 2011.

- Marion Fontaine, La République désemparée. 1912 : Jaurès et l’insécurité, 2012.


Ailleurs dans la presse :

- "31 juillet 1914. Raoul Villain offre une paix éternelle à Jean Jaurès, avec une balle dans la tête.", Le Point, 31 juillet 2012, par Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos