Aude Bandini livre ici un manuel qui permettra de mieux appréhender l'un des ouvrages fondateurs, et pourtant mal connus, de la philosophie analytique: Empirisme et Philosophie de l'esprit, de Wilfrid Sellars.

L'oeuvre de Wilfrid Sellars, quoique déterminante pour la philosophie analytique est bien moins servie en France que celles de Wittgenstein ou de Quine, ou même d'Austin ou de Ryle, pour prendre d'autres philosophes qui peuvent être également considérés comme des pionniers de la philosophie analytique. Cela est sans doute dû à la difficulté intrinsèque des textes du maître de Pittsburgh, mais, après tout, qui dirait des textes de Wittgenstein ou de Quine qu'ils sont simples ? Quoi qu'il en soit de cette relative méconnaissance dans laquelle se trouve l'oeuvre de Sellars en France (l'auteur salue dans une note, p.7, les travaux à cet égard pionniers de Fabien Cayla, Jacques Bouveresse, Jocelyn Benoist et Mathias Girel), il n'en demeure pas moins que le début de popularité que connaissent les travaux d'héritiers de Sellars, comme John McDowell, Richard Rorty ou Robert Brandom, dont le monumental Making it Explicit a été traduit récemment, ne perdrait rien à ce que des travaux sellarsiens francophones se multiplient.

L'ouvrage d'Aude Bandini devrait y contribuer.

Aude Bandini réussit en effet le tour de force, en un volume réduit, de nous familiariser avec les thèmes centraux de la philosophie de Sellars, tout en dessinant les enjeux de l'héritage sellarsien, et ce sans jamais céder à la facilité du raccourci théorique ou argumentatif. Elle est servie et ce doublement, par une écriture très claire et précise (mais qui n'élude jamais la difficulté), et par sa connaissance très précise et très fine des textes sellarsiens et du contexte historique et polémique des contributions du philosophe.

 

Le livre consiste en trois parties. La première partie est une présentation contextualisée de la notion de donné. Car si la critique sellarsienne de la notion de donné a un empan historique large (beaucoup d'auteurs de la tradition philosophique, des pré-socratiques à nos jours peuvent être concernés), il n'en demeure pas moins que la polémique sellarsienne est ciblée sur les empiristes, britanniques et américains, et viennois. L'auteur montre donc que le donné a trois propriétés épistémiques. Il est indépendant, autonome et efficace. Ces trois propriétés sont censées constituer son autorité épistémique. Le donné a en effet un rôle fondationnel. Il doit fournir de quoi justifier toute connaissance (ordinaire ou scientifique) de manière non-régressive et non-circulaire. Autrement dit, dans le contexte où Sellars intervient, l'appel du donné vient d'une réaction à l'idéalisme et d'un souci réaliste que Sellars partage. Sa critique vise donc à assainir l'empirisme.

La deuxième partie du livre expose les lignes directrices de la critique du mythe du donné, telle que Sellars la mène dans Empirisme et philosophie de l'esprit (1956). Le nerf de la critique est que rien, ni une sensation, ni une perception, ni une intuition, ne peut être à la fois indépendant et efficace épistémiquement, car "l'autorité épistémique est un statut normatif que nous attribuons, par apprentissage, à certains états non épistémiques : nous transformons des causes en raisons ou en preuves quand les normes épistémiques que nous avons intégrées nous y autorisent"   . Autrement dit, même à supposer que je sois en contact de manière privilégiée avec un objet dans une intuition, par exemple, il faudrait encore, pour pouvoir transformer cette relation en connaissance que j'adopte les normes qui permettent de reconnaître quelque chose comme une connaissance, normes qui sont socialement transmises, et qui supposent donc l'acquisition d'un langage.

La troisième partie montre comment la critique du mythe du donné est supposée libérer le champ pour une nouvelle forme d'épistémologie, libérée des dichotomies habituelles, et qui devrait permettre de réconcilier, dans une vision stéréoscopique, l'image scientifique et l'image manifeste du monde, la science et le sens commun. "Sellars s'efforce de ménager une troisième voie entre des couples de positions épistémiques traditionnellement opposés : l'empirisme fondationnaliste et le rationalisme cohérentiste, les conceptions externaliste et internaliste de la justification et de la signification, le naturalisme et le normativisme"   .

 

L'ouvrage d'Aude Bandini est le guide de lecture qui manquait, celui qui va permettre aux philosophes attirés par les promesses d'une épistémologie pragmatiste mais rebutés par l'écriture âpre d'Empirisme et philosophie de l'esprit, l'un des rares ouvrages de Sellars traduits en français, de comprendre ce texte et d'en apprécier les enjeux. Il ne nous reste plus qu'à souhaiter que cela contribue au développement des études sellarsiennes dans le monde philosophique francophone !


Références : W. Sellars, Empirisme et philosophie de l'esprit, traduit par F. Cayla, Editions de l'Eclat, 1992