Une brillante traversée de la philosophie à l’époque des Lumières ancrée dans une perspective esthétique.

Que nous n’en ayons pas fini avec l’exploration de la pensée des Lumières et de la pensée à l’époque des Lumières est une chose, à peu près connue. Que nous n’en ayons pas fini non plus avec les propos mal assurés autour des Lumières est une autre chose, moins connue. Pierre Hartmann a l’habileté d’articuler les deux traits l’un à l’autre, et de manière critique, d’autant que cela lui permet de retraverser les grands textes de la philosophie de l’époque des Lumières, en raffinant sa lecture et la présentation qu’il nous fait des concepts centraux de cette philosophie.

Cela dit, pour mieux centrer son trajet au sein de cette philosophie, l’auteur a choisi un axe de travail : traverser l’époque des Lumières à partir de son souci évident pour l’esthétique. Qu’en est-il de celle-ci, au-delà de la première codification du terme par Baumgarten au mitant du siècle ? Comment conduire une réflexion sur l’esthétique à travers les propos si opposés des philosophes de l’époque ? Hartmann nous offre, à partir de cet axe, une série de 16 articles, préalablement publiés et ici reproduits quoique remaniés en vue de cette édition, eux-mêmes concentrés autour de trois auteurs : Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot. Ce qui intéresse l’auteur est de relever que "nulle époque n’a moins que le siècle des Lumières dissocié la réflexion de la représentation, la création de la cognition, l’activité artistique de l’investigation théorique".

A cela s’ajoutent trois choses. La première : que ce volume a été précédé d’un autre déjà consacré au roman au XVIIIe siècle. Ce nouveau volume lui fait donc pendant. Il est cependant accentué différemment, puisque la philosophie et l’esthétique des Lumières y viennent en avant de manière plus ample. La seconde : qu’autour des trois auteurs centraux qu’il a choisis, Pierre Hartmann fait graviter d’autres figures, afin de forger des contrepoints et des polémiques qui relèvent et précisent d’autant le propos. Ce sont : Friedrich von Schiller, Choderlos de Laclos et Hölderlin. La troisième : que ce volume, qui mérite d’être lu par tous les chercheurs, leur demeure réservé, non de droit mais de fait, compte tenu de la nécessité de bien maîtriser les références utilisées par l’auteur pour goûter pleinement le propos.

On a l’habitude, à juste titre, de reconduire la période des Lumières à la notion de critique. Nul doute, d’ailleurs, que ce terme traverse tous les textes de l’époque et trouve sa gloire dans les ouvrages de Immanuel Kant. Mais l’auteur a choisi un autre parti. Il reconduit la pensée de l’époque à l’esthétique, estimant que le statut conféré aux arts et aux Lettres donne mieux à lire et comprendre les déterminations du siècle. En cela, il suit la thèse de Ernst Cassirer, dont on sait qu’il a été un des premiers à relever la part essentielle tenue par l’esthétique dans la philosophie des Lumières. Autrement dit, la pensée du siècle n’est pas aussi abstraite que beaucoup ont voulu le faire croire. Elle ne se réduit ni à un intellectualisme vain, ni à une abstraction géométrique constante.

Au demeurant, l’inverse ne serait pas juste non plus qui consisterait à réduire la pensée du XVIIIe siècle à un sentimentalisme un peu court. C’est d’ailleurs ce que l’auteur affirme d’emblée en abordant Rousseau, rappelant au passage que sa réduction à un sentimentalisme triomphant ne correspond pas du tout à la pensée réellement produite par ce philosophe.

Pour donner un avant-goût de ce que le lecteur pourra aborder dans l’ouvrage concentrons-nous quelque peu sur les articles consacrés à Voltaire. Ils soulignent la force démystificatrice de la pensée du futur seigneur de Ferney. Hartmann entreprend une analyse du grand démystificateur et du pourfendeur inlassable qu’il a été des grands récits qui forment le socle de la religion qu’il combattait. En parcourant certains passages du Dictionnaire portatif, l’auteur examine la manière dont Voltaire destitue de leur aura les figures majeures de la mythologie chrétienne. Ainsi voyons-nous les articles Adam, Abraham, Moïse, … repris ici en main, et analysés. Le propos de Hartmann est bien ciblé. Il s’attache surtout à décrire les stratégies élaborées par Voltaire. Stratégies littéraires au demeurant, qui par des recours linguistiques, historiques et culturels conduisent à jeter à bas les idoles religieuses.

Mais l’auteur ne s’arrête pas là. Il reprend ensuite la plume pour examiner La Pucelle d’Orléans, ce texte du même auteur. L’analyse se fait plus fine encore. Elle ne se contente pas de montrer, ce que tout lecteur a approché, que Voltaire démystifie le mythe de Jeanne d’Arc. La bergère, dans les actions desquelles Voltaire ne retient que l’épisode de la guerre de libération d’Orléans (et pas du tout l’épisode du procès et du bûcher), est soumise à un processus assez complexe. La démolition de l’idole n’est pas seulement jubilatoire. Elle relève d’un regard critique qui induit chez Voltaire une conquête progressive d’une lucidité gagnée sur la fascination éprouvée pour les figures héroïques et guerrières, dont il se détourne graduellement au profit de modèles mieux adaptés à la vision du monde qu’il se forge. C’est ainsi que Voltaire, après avoir abattu ces figures, en reconstruit d’autres, en même temps qu’il détourne les premières pour les rendre à leur humanité.

Quant à Rousseau, qui n’est pas à proprement parler un philosophe des Lumières, il fait l’objet d’un autre traitement. Non seulement, et à juste titre, l’auteur veut mettre à l’épreuve sa manière de ne pas appartenir aux Lumières – il en prend pour preuve l’usage du terme "philosophe" sous la plume de Rousseau –, mais encore il fait l’étude minutieuse de sa rupture fracassante avec les Encyclopédistes, au travers du thème des arts et de la culture. C’est donc de l’intérieur même de la philosophie des Lumières, dont il valide la méthode en la poussant à la perfection et en la retournant, que Rousseau fait valoir sa nature critique et sa puissance discriminante. En témoignent les textes portant sur les arts et les sciences, la manière dont Rousseau en organise la généalogie psycho-anthropologique. Le parcours entrepris par l’auteur du premier et du second Discours est tout à fait caractéristique à cet égard. Les relevés sont précis. Les citations viennent à leur place. Et en fin de parcours, la comparaison inversée des thèses de Rousseau et de Schiller donne la touche finale à un bel exercice de lecture et d’interprétation des textes.

Que dire à propos des textes de Diderot, sinon que l’auteur en organise un parcours ramassé mais percutant. On notera surtout ce qu’il en va de la "poétique des ruines" scrutée de près par l’auteur chez le philosophe de Langres. Diderot, en effet, tire de cette idée une virulente imprécation à l’encontre des cyniques bâtisseurs de monuments à leur propre gloire.

L’ensemble est certes disparate dans ses références, mais demeure unifié par un principe de recherche et un style précis. Au point que parfois certains passages se redoublent. Ce qu’on pardonnera volontiers à l’auteur parce qu’il nous reconduit fort bien aux textes explorés et encourage à renouveler notre lecture, si d’aventure les pensées du siècle des Lumières nous sont un peu oubliées.