Un ouvrage collectif qui remet en question nombre d’idées reçues sur notre façon de vivre le "Web social". 

Comment les réseaux sociaux bouleversent-ils l’économie, l’industrie, mais aussi l’individuation psychique de leurs utilisateurs ? Telle est la question posée par Réseaux sociaux – Culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, un ouvrage collectif dirigé par le philosophe Bernard Stiegler paru en début d’année. Composé des meilleures contributions aux Entretiens du Nouveau Monde Industriel, organisés chaque année par l’IRI (Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou), ce recueil hétéroclite peine pourtant à apporter des réponses aux questions qu’il soulève.

Sur un total de onze textes, quatre auteurs seulement se confrontent réellement à la question des réseaux sociaux. L’économiste Yann Moulier-Boutang se livre tout d’abord à une analyse assez classique sur "la force des liens faibles", en regroupant le printemps arabe, Wikileaks et les "émeutes Blackberry" britanniques de 2011 sous la bannière d’une "wikipolitique" rendue possible par la les réseaux d’amitié sur Facebook… Les trois autres contributions se limitent malheureusement à une fenêtre de tir étroite : la destruction du lien social entre les jeunes et leur environnement.
Bernard Stiegler nous met ainsi en garde contre le danger de ces réseaux "non-sociaux", qui tendent à se substituer aux liens sociaux traditionnels – famille, amis, proches… – sans en assurer les fonctions. Comme lui, Elizabeth Rossé, psychologue spécialiste des jeux vidéo, estime que les réseaux en ligne retardent le passage à la maturité de ses utilisateurs.

Pour contrer l’émergence de ces comportements tribaux antisociaux, Bernard Stiegler propose d’intégrer les autres générations (parents, grands-parents) à ces réseaux sociaux pour accompagner les jeunes dans le chemin vers l’âge adulte – étrange, quand on sait que près de la moitié des utilisateurs de Facebook ont aujourd’hui plus de 24 ans. C’est dans cette logique qu’Antoine Masson présente dans sa contribution l’expérience Passado.be, un site censé montrer les possibilités offertes par les réseaux numériques dans l’accompagnement psychologique des jeunes à l’adolescence.

 

Internet centralisé versus Internet distribué

L’ouvrage perd ensuite de vue son objet initial, pour nous entraîner sur des problématiques bien plus larges. S’installe alors un débat aussi riche qu’inattendu sur les implications politiques de l’architecture d’Internet.

Si l’écrivain-programmeur Alexander Galloway voit dans la décentralisation du réseau un formidable outil de résistance face aux pouvoirs, Olivier Auber déplore l’organisation trop centralisée de l’Internet actuel, qualifiée d’"Ancien régime". Dans son intervention remontant à 2008, le chercheur place ses espoirs dans le développement du protocole IPv6 et de la technique Multicast, capables selon lui de faire émerger un nouveau paradigme : celui d’un "internet distribué", véritable espace public en ligne débarrassé du monopole des autorités américaines – qui "ont le doigt sur le bouton on/off" du réseau – et des géants du Web, comme Facebook, qui s’accaparent nos données en nous forçant à discuter "chez eux". Quatre ans plus tard, la déception est grande : moins d’1% des utilisateurs de Google utilisent par exemple ce protocole, et Olivier Auber nous indique que "seul un grand choc, comme l’explosion d’une nouvelle bulle internet, pourrait nourrir une prise de conscience collective de cet enjeu".

 

Les réseaux de demain

Autre salut possible : les réseaux mobiles "ad hoc", présentés par Annie Gentès et François Huguet comme l’ "internet de demain". Fonctionnant sur le modèle du "peer to peer" (P2P), ils pourraient bien signer l’arrêt de mort de l’Internet centralisé en court-circuitant l’architecture classique "Utilisateur > Fournisseur d’accès > Site-web" au profit d’une multitude de réseaux Wi-fi connectant nos appareils entre eux. Suivant cet exemple, plusieurs réseaux sociaux décentralisés, comme Diaspora ou Loréa, défient aujourd’hui la toute-puissance des Twitter, Facebook et autres Google.

Autant d’efforts prometteurs justifiés par le propos de Christian Fauré, ingénieur et philosophe, qui tire la sonnette d’alarme sur les "effets fallacieux" de l’organisation monopolistique de notre Internet : favorisés par l’effet de réseau   , les géants de l’Internet étouffent les innovations d’internautes "prolétarisés", et fragilisent le réseau en nous mettant à la merci d’une interruption générale du système en cas de problème.

Réseaux sociaux s’enrichit également de quelques réflexions éparses, dont on peine à comprendre la place au sein de l’ouvrage : Kieron O’Hara propose un cadre d’analyse pour l’utilisation des données privées par les services de localisation comme Foursquare, tandis que le chercheur de Microsoft Richard Harper s’interroge sur la corporéité à l’heure numérique.
Hélas, la richesse et la diversité des intervenants convoqués dans l’ouvrage – qui balayent des champs aussi divers que la philosophie, la littérature, la psychologie ou l’ingénierie des réseaux – et des formats proposés – rapport d’études, présentation d’expériences, analyses théoriques, plaidoyers – n’aboutit pas à beaucoup d’idées nouvelles.

C’est finalement le profil plus classique d’Alain Mille, professeur en informatique, qui surprend le plus. Père de la théorie de la "trace informatique", il propose avec pertinence d’enrichir notre expérience en ligne en mettant en valeur nos empreintes numériques : nous pourrions par exemple partager notre historique de navigation pour aider d’autres internautes à comprendre notre cheminement et améliorer leurs propres recherches.

 

Obsolescence programmée

On peut regretter que l’ouvrage ne donne pas davantage la parole aux acteurs du numérique, ainsi qu’aux utilisateurs des réseaux sociaux, étrangement oubliés dans des textes souvent très éloignés de la réalité de ces outils que nous utilisons quotidiennement.

Dans un champ d’étude aussi contemporain et mouvant que celui du numérique, l’obsolescence criante de certains propos constitue également un obstacle à ce que cet ouvrage fasse date : ainsi, que penser de l’analyse que Bernard Stiegler fait d’un Facebook à 100 millions d’utilisateurs, quand on sait qu’il en compte aujourd’hui près d’un milliard ? A l’inverse, en se raccrochant à des actualités aussi fraîches que le mouvement des Indignés/Occupy Wall Street ou le printemps arabe, la plupart des auteurs manquent du recul guidant le reste de leurs réflexions.

Si l’édition de l’ouvrage laisse parfois à désirer (fautes d’orthographe et d’orthotypographie récurrentes), soulignons l’apport intéressant de l’outil Lignes de temps, qui permet d’accéder aux enregistrements-vidéo des conférences pour approfondir un point particulier du développement de chaque auteur