Dufresne livre un récit captivant de sa contre-enquête sur "l'affaire Tarnac", abondamment documenté et à la subjectivité assumée.

"L’affaire Tarnac", c’est trois ans de la vie de David Dufresne. Trois ans d’aller-retour entre Paris et le plateau de Millevaches, où se situe le Goutailloux, la ferme de la fameuse "bande de Tarnac"   , trois ans à collecter les PV, les documents, trois ans à rencontrer les sources de tous les côtés, chez les flics, chez les inculpés, dans les arcanes du pouvoir. Trois ans à percer ces mécanismes, à entrevoir le fonctionnement de l’énorme machine qui s’est mise en route pour faire de cette affaire de sabotage de la SNCF une affaire d’Etat.

Ces trois ans, David Dufresne les raconte dans ce livre-ovni. On ne connaît pas le fin mot de l’histoire en refermant Tarnac, magasin général. Julien Coupat et les autres ont-ils ou pas posé des fers à béton la nuit du 8 novembre 2008 sur des caténaires de la SNCF ? Peu importe, ou du moins, ce n’est pas la question que Dufresne s’est posée. La vérité policière lui importe peu : son objectif est d’esquisser par petits coups de grattoir sur le vernis du discours officiel une autre vérité, la vérité humaine.

À travers un récit choral, où chaque chapitre est consacré à un personnage qui offre son point de vue sur les évènements, il décortique le fonctionnement de la machine. Parmi les passages les plus marquants, il y a celui de sa rencontre avec Alain Bauer, "criminologue" très proche du pouvoir   qui s'est vanté d'avoir en premier attiré l'attention de Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale et ami d'enfance, sur l'Insurrection qui vient.   Le pamphlet a été versé intégralement au dossier. Bauer avoue qu'il savait que le groupe était déjà sous surveillance. Il qualifie lui-même l'affaire de "fiasco politico-policier"   .

Encore plus fracassant : le récit de l’entretien avec Thierry Fragnoli, juge d'instruction en charge de l'enquête. Dufresne relate plusieurs répliques du magistrat : "Kill Bill... vous devez regarder ça si vous voulez me comprendre." Pourquoi ? "Tout se paye un jour. De manière moins violente – heureusement – c'est un peu le fond de mon boulot : rattraper ceux qui partent en courant et leur présenter la facture." Les avocats de Julien Coupat ont évoqué ces propos ainsi qu'un mail adressé par Fragnoli à des journalistes "amis de la presse libre", c'est à dire "pas affiliée à Coupat/Assus" pour déposer une requête en récusation contre lui. Sévèrement mis en cause, Fragnoli a été dessaisi de l'affaire le 4 avril dernier.

Fragnoli avait fait de "l'affaire Tarnac" une affaire personnelle. Ces mots reviennent en leitmotiv tout au long du livre : affaire personnelle pour les inculpés, évidemment, affaire personnelle pour Fragnoli. C'est cela que Dufresne s'est chargé de mettre en lumière chez chacune des parties. Par ses rencontres avec flics et dirigeants, il esquisse le contexte de l'histoire : pour commencer, les réunions du jeudi au ministère de l’Intérieur de Michèle Alliot-Marie, "quand police et politique se nouent, quand la première se fit le bras armé de la seconde, quand l’une et l’autre s’alimentent, se nourrissent, s’intoxiquent."   C’est dans ces réunions où il "fallait avoir à dire" que s’est forgée la figure du groupe comme "terroriste", que s’est joué ce qui apparaît comme une réelle fabrique de l’ennemi. Contexte aussi du climat agité de la fusion de la DST et des RG pour former la DCRI, chaque entité voulant préserver son pré-carré. À différents échelons, il fallait un coupable idéal : ça a été "l'ultragauche"   , ça a été les dix inculpés de la "bande de Tarnac", et particulièrement Coupat.  

Une affaire personnelle, ça l'est devenue pour Dufresne aussi. Il lui est assez vite paru évident qu’il ne pourrait pas suivre l’affaire en simple journaliste ; ce récit est aussi celui de sa passion, puis de son dégoût pour sa profession dont il a fini par rompre tous les codes – de la recherche d’objectivité à la neutralité du style en passant par le respect de l’anonymat des sources off. Dufresne se place sous le patronage de Hunter S. Thompson, auteur américain à la plume trempée dans l’acide et la mescaline, père du journalisme gonzo "où l’objectivité est laissée aux pisse-froid et aux pisse-copie".   À sa suite, il fait de son enquête un récit incarné à la première personne. Récit : c’est marqué en lettres blanches sur la couverture noire.

Dufresne s'identifie au "schnorrer" auquel Gabrielle Hallez, une des mises en examen, l'a comparé : ce "personnage de la mythologie juive, mi-mendiant mi-messager, va de village en village" pour "apporter les nouvelles". Comme lui, Dufresne vogue de mis en examen en mis en examen, mais aussi de policier en agent de renseignement. On trouve chez lui une empathie quasi sans limites, vécue comme condition d’un vrai regard journalistique. Évidemment, on sent de quel côté Dufresne penche, on sent que son passé punk de rédacteur de fanzine le classe plus dans les rangs des jeunes contestataires que parmi les flics en uniforme. Mais à chaque entretien, il arrive avec un regard neuf, pour percevoir les complexités et dresser un portrait nuancé et juste. Il n’y a pas les gentils d’un côté et les méchants de l’autre : ce serait trop simple.

Définitivement, dans ce livre, Dufresne a choisi son camp : celui des petits contre les grands. Les grands, il violera leur off, "comme on dit dans la profession". C'est ainsi que, outrepassant les règles en usage dans les rédactions, il révèlera le nom de Bouchité, Squarcini, Fragnoli, etc. Aux flics qui lui ont parlé clandestinement dans un café lambda après avoir pris soin de lui demander d'éteindre son téléphone portable, il a donné des pseudonymes. "Parce que, explique-t-il, la distinction entre ceux qui donnaient des ordres (…) et ceux qui les exécutaient autorisait un traitement différent. Aux demi-grades, l’anonymat. Aux chefs, la lumière." Cette décision place de facto Dufresne en marge de la profession, mais "briser le off était la seule façon d’être raccord avec l’affaire, de mener sa narration jusqu’au bout, d’en crever le voile du spectacle."  

Spectacle. Le mot est écrit. La référence au livre fondateur La société du spectacle, de Guy Debord, est explicite. Dufresne en fait le constat amer : "qu’on le veuille ou non, on participait à la fabrication de l’image, d’une propagande. Cette affaire "de Tarnac" avait quelque chose des Actualités Pathé Cinéma, de la fabrication."   Dufresne a, tant que faire se pouvait, tenté d’éviter de jouer le jeu de la "people-isation de la menace". Maniant l’art de la déception, il finira par refuser d’écrire ce qui était censé être la cerise sur le gâteau de ses trois ans d’enquête : un portrait de Coupat. On devra se contenter de ces quelques mots : "le jeune homme, trente-cinq ans, était exténuant ; et sa joie à l’être rendait la rencontre plus éprouvante encore. (…) Le silence de Coupat était à respecter, en cela qu’il était tout comme lui : éloquent et fier."

À travers les cas de conscience, les nuits sans sommeil, les mails anonymes, les interminables entretiens sans pouvoir prendre de notes, à échafauder des constructions mentales épuisantes pour se souvenir, et toujours maîtriser chaque mot, à travers la peur des conséquences, les découvertes effrayantes d’écoutes et de barbouzeries, Dufresne a plongé tête baissée dans un continent quasi parallèle. Cela a marqué pour lui la fin d’une époque. Sombrant dans des réflexions de plus en plus complexes sur son rôle de journaliste et sur comment éviter de participer au storytelling imposé, il finit par constater son inévitable éloignement. "Je sentais mes doutes alourdir la note, et me détacher de la notion même de rédaction, d’équipe, de journal, de titre. Je ne pouvais plus promettre un suivi régulier : m’ensauvager était la seule solution raisonnable."   Dufresne a quitté sa rédaction. Il a quitté la France, et vit maintenant au Canada.

Il y a des romans initiatiques. Il y a des "moments initiatiques", aussi, comme décembre 1986 et l’affaire Malik Oussekine. Dufresne était alors dans la rue, parmi les manifestants : c’est à cette époque qu’il a attrapé "le goût d’aller sonder les flics et de pénétrer régulièrement les lignes ennemies, au risque d’en revenir parfois perturbé". Comme en miroir, ce livre, à travers ce qu’il dévoile du monde politique, policier, médiatique, et de la société en général, est un récit ‘désinitiatique’ : celui de la plongée de David Dufresne dans la fameuse "affaire Tarnac" et de son adieu à la presse, ou à ce qu’il en reste