Un livre dense, éblouissant qui parvient à esquisser de manière lumineuse une histoire iconique de Dieu intimement liée à celle du christianisme.

   Des trois monothéismes, le christianisme est le seul à avoir produit et développé des images de Dieu. Dans un ouvrage précisément intitulé Dieu et ses images : une histoire de l'Eternel dans l'art    , François Boespflug, théologien spécialiste des images religieuses   , se propose d’explorer cette particularité chrétienne en esquissant "une histoire iconique de Dieu", autrement dit la façon dont les hommes au cours des siècles  ont représenté  et donc pensé le divin. Convaincu qu’il est possible de mettre à jour, à travers la succession des images de Dieu, l’unité d’un processus, l’auteur décline son livre en douze chapitres chronologiques couvrant généralement deux ou trois siècles. Il s’agit ni plus ni moins - et l’ambition n’est pas minime - de dévoiler les principales solutions apportées au problème de la représentation du Dieu chrétien.

 

Les grandes étapes de l’histoire iconique de Dieu

 

       De ce point de vue, la démarche adoptée par l’auteur se veut scientifique et le plan du livre rigoureux et clairement structuré l’atteste : chaque chapitre commence par un plan et un résumé et se termine par une bibliographie très riche et très précise (en fin de livre).  On ne peut ici rendre compte du contenu de chacun des chapitres mais peut-être évoquer l’enchaînement des différentes étapes : à l’aniconisme du premier christianisme marqué  par le poids du Décalogue (Ier-IIIe) succède, du IV au VIIe, l’exploration visuelle de la divinité du Christ avec notamment la naissance des icônes. Les siècles suivants verront l’approfondissement de ce thème avec l’image de la Majestas Domini (un Dieu-Christ siégeant en majesté et flanqué des symboles des quatre vivants) et l’affirmation des images de la Trinité au XIIe (trône de grâce, trinité triandrique, paternité, trinité du psautier) tandis que la fin du XIVe et le début du XVe favoriseront l’émergence de motifs très riches tels que la compassion du Père et le couronnement de la Vierge par la Trinité. Le processus d’humanisation de Dieu, amorcé dès le XIIe siècle   , se poursuit ainsi mais il ne concerne plus seulement le Christ mais le Père lui-même. Enfin, le XVIIIe marquera la crise de l’imagerie de Dieu (laquelle avait déjà débuté à la fin du XVIIe) qui conduira le XXe à reléguer les motifs de Dieu le Père et de la Trinité dans les strictes limites de l’art d’Eglise et à considérer la figure du Christ comme la figure de l’homme crucifié et maltraité. L’imagerie de Dieu se vide ainsi de son contenu théologique pour devenir le paradigme d’une souffrance absolue déconnectée de toute dimension eschatologique.

 

Une histoire en partie affranchie de l’histoire de l’Eglise

 

        On l’aura compris : l’auteur parvient réellement à faire émerger les lignes de force d’une histoire iconique de Dieu, même si, comme il le reconnaît lui-même, l’art occidental s’est trouvé privilégié au détriment de l’art oriental "parce qu’il est beaucoup plus varié et aussi moins connu". Le théologien réussit en effet, à travers la seule étude des motifs iconiques, à dégager une histoire des images de Dieu parfois affranchie en partie de celle de l’Eglise. Or, on aurait pu a priori  penser que cette histoire épouserait dans ses moindres mouvements celle de l’Eglise  ou des conciles.  Une telle réflexion mérite d’être nuancée car l’auteur, au terme d’une recherche qui dura quelque trente années, parvient précisément à faire émerger un  processus ne coïncidant pas forcément avec les étapes de l'histoire des doctrines de Dieu. Cette exploration permet ainsi d’insister par exemple sur le profond  et surprenant décalage existant entre l’affirmation de la doctrine de la Trinité établie dès le lVe siècle (on pense ici à saint Hilaire de Poitiers et son traité de la Trinité rédigé vers 360 ou encore au De Trinitate de saint Augustin) et l’émergence des premières images de la Trinité pas avant le IXe siècle.
      Toujours est-il que ce livre est éblouissant de richesses : à la variété et à la qualité des reproductions iconographiques s’ajoute la densité d’un style qui attise notre intelligence et nous tient constamment en éveil. A la fois livre d’art et manuel didactique, le présent ouvrage se prête à de multiples formes de lecture : lecture érudite pour qui veut réellement s’immerger dans l’univers intellectuel de l’histoire iconique de Dieu, lecture esthétique pour qui veut découvrir la richesse des images de Dieu mais aussi le sens des œuvres (chaque image reproduite fait l’objet d’un commentaire plus ou moins développé). Ajoutons que le lecteur trouvera  à la fin de l‘ouvrage, outre les très précises bibliographies déjà évoquées, un index scripturaire, un index des auteurs, des lieux, un index iconologique, un précieux glossaire icono-théologique ainsi qu’une table des matières très détaillée.

 

Dieu en ses multiples visages

 

      Nous sommes donc bien ici en présence  d’un ouvrage lumineux, exaltant et éblouissant d’intelligence. C’est le livre d’une vie,  de trente années de recherches d’abbayes en musées à traquer l’histoire des images de Dieu. Celui-ci, bien souvent sous la forme du Christ, présente ainsi au lecteur ébloui de multiples visages, comme si précisément le divin restait inépuisable. Citons à titre d’exemple la surprenante miniature de la seconde moitié du XVe intitulée Les parents charnels, la Trinité et l’infusion de l’âme   , La lumière du monde de William Holman Hunt, montrant un Christ en pied portant une lanterne et frappant à une porte close dans une chaude lumière   , Le Christ à la colonne de Georges Desvallières exposant un homme au corps lacéré   ou encore le Fragment d’une Crucifixion de Bacon comportant une terrifiante figure à la bouche hurlante   .
        Reste que, de l’aveu même de l’auteur, cette histoire picturale de Dieu "pourrait être l’une de ses versions les plus parlantes et les mieux assimilables de l’histoire de la religion longtemps dominante." Comprenons que les images de Dieu demeurent consubstantielles à l'histoire du christianisme.  Le lecteur qui souhaiterait mieux comprendre l’origine et la nature de la démarche du théologien pourra avec profit consulter son ouvrage complémentaire (sans représentation iconographique) paru en octobre 2011 : La pensée des images : entretiens sur Dieu dans l’art.