L’ouvrage de D. Chalmers entend défendre une théorie naturaliste de la conscience sans céder aux réductions matérialistes. Il constitue un jalon essentiel dans le développement contemporain de la philosophie de l’esprit et on ne peut que se réjouir que sa traduction le rende accessible à un large public.

Le livre de David Chalmers est un traité de philosophie de l’esprit où se mêlent la spéculation la plus radicale et la réflexion la plus informée sur le travail scientifique, où la rigueur de l’analyse conceptuelle s’associe à l’originalité des thèses défendues. David Chalmers   , professeur à l’Australian National University et à la New York University, est un des meilleurs spécialistes de philosophie de l’esprit et L’Esprit Conscient est son ouvrage le plus important à ce jour. Bien qu’il soit de 1996, il permet à la fois d’entrer dans un projet original et audacieux tout en découvrant des pans entiers de la philosophie de l’esprit contemporaine.   La thèse défendue est celle du naturalisme dualiste selon lequel il y a des faits physiques et des faits conscients, les seconds ne se réduisant pas aux premiers. L’ouvrage vise à comprendre la place de notre expérience vécue dans un cadre naturaliste dualiste où l’esprit conscient connu en première personne dépend naturellement, selon des lois psychophysiques, de processus physiques. Le naturalisme doit donc passer par une critique du matérialisme strict qui ne veut pas introduire, dans le mobilier du monde, autre chose que des faits physiques. Cette question d’ameublement fait l’objet d’une discussion la plus objective possible, mais elle est pourtant aussi une question d’intuition, d’intuition sur notre propre conscience et donc sur notre propre nature.

L’un des plus sérieux problèmes de la philosophie de l’esprit est celui de l’expérience vécue, de la qualité subjective de notre expérience consciente. D. Chalmers distingue ce problème difficile des problèmes faciles : comprendre le fonctionnement de la mémoire, du contrôle de l’action, du jugement etc. Ces problèmes sont faciles car ce qu’il faut faire pour les résoudre est conceptuellement assez clair. Il faut définir fonctionnement les états mentaux, les définir par leur rôle dans l’activité cognitive, puis chercher comment ces rôles sont réalisés dans le support matériel du mental, en l'occurrence pour nous êtres humains, dans notre cerveau. Une telle démarche permet une réduction des faits mentaux ou psychologiques aux faits physiques. Ces problèmes faciles sont facilement à la portée des sciences cognitives et de la neurologie, mais pourquoi croire qu’il existe un problème difficile qui met en défaut les réductions fonctionnalistes ?

En ce qui concerne l’esprit conscient, D. Chalmers distingue entre le rôle de l’aperception et la qualité du vécu conscient. La conscience au sens psychologique peut se comprendre comme une aperception, c’est-à-dire une conscience d’accès, par laquelle quelque chose devient une information que l’on peut utiliser dans l’action ou énoncer si l’occasion se présente. Une analyse fonctionnelle de l’aperception est possible et donc la recherche de réalisateurs physiques de cette conscience est envisageable et déjà bien avancée. La conscience phénoménale est la conscience dans son aspect le plus expérientiel, la conscience vécue avec sa qualité singulière que l’on nomme qualia. Nagel   propose de la décrire en disant qu’elle est ce que cela fait d’être un humain, une chauve souris etc. L’ouvrage entend montrer deux points essentiels à propos de cette conscience phénoménale. D’une part, elle est le propre de faits non réductibles aux faits physiques, d’autre part, elle est un phénomène naturel qui impose d’élargir notre conception scientifique du monde.

Le zombie blues

On devrait attendre d’une théorie de la conscience qu’elle fournisse les moyens de comprendre comment les processus physiques produisent les états mentaux conscients.   Il faut donc décrire comment les états conscients surviennent sur les états physiques, ce qui revient à montrer comment les faits physiques déterminent intégralement les faits mentaux conscients. Dans le cas de la conscience, du vécu phénoménal, D. Chalmers montre qu’une survenance logique n’existe pas et qu’il n’y a qu’une survenance naturelle.   La survenance logique des faits de type B sur les faits de type A a lieu s’il ne peut exister deux situations identiques du point de vue des faits A et différentes du point de vue des faits de type B. Pour le dire autrement, si les faits de type B surviennent sur des faits de type A, cela signifie que Dieu, s’il existe, pour créer des B, n’a besoin que de créer des faits de type A, les faits de type B étant nécessairement impliqués. Si les propriétés du vivant surviennent sur certains faits physiques, un monde qui copierait le nôtre du point de vue physique aurait aussi exactement les mêmes faits en ce qui concernent le vivant. Il n’en va pas de même pour la conscience qui, dans notre monde, survient naturellement sur le physique à cause des lois naturelles, sans pour autant survenir logiquement sur le physique.

Ce qu’il faut donc défendre est l’existence d’un monde possible identique physiquement au monde actuel mais différent par son absence d’êtres conscients. Un tel monde serait peuplé de zombies, d’êtres physiquement identiques à nous et capables des mêmes comportements intelligents puisque leur activité psychologique est réelle. Il ne leur manque plus qu’une âme, ou plutôt qu’une expérience vécue. Le zombie, pas plus que nous, ne sait ce que cela fait d’être un zombie, tout simplement parce que cela ne fait rien à personne d’être un zombie ; d’où le zombie blues   :

I act like you act
I do what you do
But I don’t know !
What it’s like to be you
What consciousness is
I ain’t got a clue !

L’essentiel de l’argument suppose donc de montrer qu’un zombie peut exister même si empiriquement, selon les lois de la nature de notre monde et non selon la cohérence logique, c’est impossible. Or D. Chalmers considère qu’il s’agit là d’une intuition brute qui ne peut être la conclusion d’un argument décisif. Néanmoins, il est possible de produire des arguments indirects montrant la valeur de cette intuition. L’existence de zombie ne semble pas contradictoire, il parait difficile d’affirmer qu’il y a une incohérence dans la description d’un être physiquement identique à un être humain mais sans expérience subjective. Si donc le zombie est concevable et que cette concevabilité résiste à un test d’incohérence, alors il est possible d’affirmer que les faits relatifs à la conscience ne surviennent pas logiquement sur les faits physiques et donc ne s’y réduisent pas.

Afin de renforcer sa défense de l’absence de survenance logique de la conscience sur le physique, D. Chalmers reprend quatre autres arguments bien connus en philosophie de l’esprit. 1) Il est possible que l’expérience consciente des couleurs soit inversée alors même que la structure physique soit identique. Dans ce cas de spectre inversé, une personne d’un autre monde dirait voir du rouge tout ayant une expérience de bleu et tout en étant dans le même état physique que celui d’une personne de notre monde voyant du rouge. 2) Notre connaissance de l’existence de la conscience vient de notre expérience consciente et ne peut venir de notre connaissance du monde physique. 3) Savoir ce que cela fait que de voir des couleurs ou d’être une chauve souris ne peut être connu grâce à la connaissance complète des processus physiques associés, la nature de l’expérience consciente échappe à la connaissance physique. 4) Enfin, il apparait que toute tentative d’analyse du lien entre le physique et la conscience est vouée à l’échec car on ne peut décrire la conscience de telle sorte que l’on puisse concevoir comment des processus physiques en sont la cause nécessaire. La seule analyse disponible est l’analyse fonctionnelle et l’analyse fonctionnelle laisse de côté l’aspect qualitatif de l’expérience vécue. Ceci posé, D. Chalmers développe patiemment et en détail les différentes objections que l’on pourrait opposer à son argument d’irréductibilité.

Une théorie naturaliste de la conscience

Après avoir montré que l’existence et la nature de la conscience n’étaient pas impliquées logiquement par l’existence et la nature des processus physiques, D. Chalmers n’entend pas renoncer à tout effort de théorisation de la conscience dans un cadre naturaliste où la physique joue un rôle central mais non exclusif. Il affirme qu’il existe des lois naturelles psychophysiques permettant d’expliquer comment la conscience dépend du physique. Si l’on peut fournir une telle théorie, alors la conscience ne sera plus un mystère à proprement parler puisque la physique permet d’expliquer les processus physiques et les lois psychophysiques permettent de relier chaque occurrence d’expérience consciente à des processus physiques précis. Cependant, il ne faut pas se méprendre sur la nature de cette théorie de la conscience. Elle est naturaliste parce qu’elle ne veut pas sortir du cadre d’une explication de phénomènes naturels obéissant à des lois tout en étant non scientifique puisqu’elle ne peut être testée empiriquement. Le naturalisme que propose D. Chalmers est donc bien ancré dans le travail scientifique et, en même temps, spéculatif puisqu’il propose une ébauche de théorie de la conscience dont il accepte qu’elle n’aura jamais la solidité de la physique.

Une première approche de ces lois psychophysiques réside dans la reconnaissance d’une cohérence structurelle entre la structure de l’aperception et la structure de l’expérience consciente. Ainsi, mon champ visuel conscient dépend de la structure de ma cognition visuelle et la reflète, donc il dépend des processus physiques qui sont la réalisation de cette cognition et les reflète. Plus généralement, on peut considérer qu’il y a un principe de cohérence structurelle qui permet de décrire systématiquement le lien entre la phénoménologie et la psychologie, et donc la physique, sans réduire l’expérience vécue à un rôle fonctionnel ou à un processus physique. Mais une explication est bien obtenue puisque l’expérience consciente ainsi que sa structure sont bien corrélées et présentées comme dépendantes des processus physiques, grâce au principe de cohérence structurelle. Ce principe permet donc une explication physique indirecte d’une partie de l’expérience consciente. On peut se faire une idée de l’expérience consciente de tel animal si l’on peut connaitre la structure de sa cognition et des processus physiques qui la réalisent et s’il l’on applique le principe de cohérence structurelle. On ne sait pas ce que cela fait d’être cet animal car nous ne vivons pas son expérience, mais il est possible d’en savoir beaucoup sur ce que cela lui fait de vivre ses expériences.

Naturalisme et panpsychisme

Nous avons essayé de rendre justice au nerf de l’argumentation de D. Chalmers mais l’ouvrage est plus riche que ce que nous en avons exposé.  

Un des points les plus controversés est l’usage d’un argument de concevabilité qui implique une étude minutieuse de la nature des concepts. Descartes avait déjà tenté une distinction de l’âme et du corps sur la base d’une concevabilité de mon existence sans mon corps (le fameux argument du rêve) et d’une inconcevabilité de mon existence sans la pensée (le non moins fameux cogito). Défendre le dualisme des substances sur la base de cette asymétrie dans la concevabilité laisse sceptique. D. Chalmers évite cet écueil de deux manières.

Il défend un dualisme des propriétés et non un dualisme des substances. On ne peut donc pas lui objecter le problème de l’interaction entre l’esprit et le corps. Il est prêt à admettre un épiphénoménisme pour la conscience bien qu’intuitivement, il puisse nous sembler que c’est en vertu de notre expérience de douleur que nous agissons. D. Chalmers accepte la clôture causale du physique et n’introduit pas les faits relatifs à la conscience dans les explications causales. À moins qu’il ne favorise une position bien plus inattendue puisque le panpsychisme semble avoir sa sympathie. Admettons que la physique décrive les processus physiques de manière purement relationnelle sans rien dire des propriétés intrinsèques des entités impliquées dans ces relations causales. On pourrait concevoir que des propriétés phénoménaux ou proto-phénoménaux sont ce à partir de quoi existent le physique et la conscience, ces propriétés étant les seules à jouir d’un pouvoir causal. On évite là aussi le problème de l’interaction.

D. Chalmers ne nie pas que notre expérience consciente de la conscience nous guide mais il défend la valeur épistémique de cet arrière-plan de son argumentation. Il ne croit pas que l’on puisse nier l’existence de faits phénoménaux car cette position lui paraît, avec raison, peu plausible. Ce serait une solution simple de nier le problème difficile de la conscience qui peut être tentante pour un matérialiste mais il faut se rallier à D. Chalmers en disant que cela va contre ce que nous savons par notre expérience consciente. Il en va de même à propos des tentatives de réductions fonctionnalistes qui mènent, en apparence, non pas à nier les expériences vécues mais à réduire les propriétés phénoménales aux propriétés fonctionnelles, ce qui finalement revient à éliminer la qualité subjective de l’expérience consciente. Par conséquent, la concevabilité ou l’inconcevabilité repose bien sur une intuition que constitue notre expérience vécue, intuition qui est soutenue par une série d’expériences de pensée et d’objections aux objections.

Telle est la force de ce projet naturaliste qui veut tenir ensemble la neurologie, les sciences cognitives et les descriptions en première personne de la conscience. Le livre de D. Chalmers est donc hautement recommandable pour l’ampleur des questions qu’il soulève et la qualité de son argumentation. L’hésitation entre le dualisme naturaliste et le panpsychisme peut paraitre mettre en danger l’ensemble de l’ouvrage car comment tenir ensemble le panpsychisme et la survenance naturelle de la conscience sur le physique ? On peut aussi reconnaitre dans ce problème la radicalité du questionnement puisque cette hésitation provient des justes critiques du matérialisme réductionniste et du dualisme substantialiste. Ce livre s’adresse donc à tous ceux pour qui ce que cela fait d’être conscient ne laisse pas indifférent, ce qui constitue un lectorat assez large, sauf parmi les zombies