"Ni le twist ni le rock ne règnent dans nos couloirs" (Pierre Brisson)

Le chantier d’histoire du Figaro est plus que jamais ouvert. Tardif, le premier ouvrage de synthèse sur le plus ancien quotidien français encore en activité n’a cependant pas tardé à se trouver des compléments. Claire Blandin, auteure en 2007 du Figaro. Deux siècles d’histoire (Armand Colin), vient en effet de publier récemment, aux éditions Nouveau Monde, deux titres utiles pour embrasser de façon plus approfondie l’histoire du journal. Conjointement aux actes du colloque de septembre 2006   , elle donne à lire sa thèse de doctorat consacrée au Figaro littéraire. Vie d’un hebdomadaire politique et culturel (1946-1971), plongée captivante au sein d’un acteur majeur du monde des lettres en France durant le troisième quart du XXe siècle.

Dans ce travail, Claire Blandin cherche d’abord à comprendre comment le projet de Pierre Brisson et Maurice Noël a pu donner naissance à un hebdomadaire lié à un important quotidien mais doté d’une rédaction autonome et vendu à part. L’histoire du Figaro littéraire est aussi celle d’un journal de quatre pages qui se mue peu à peu en magazine d’actualité. En cela, l’étudier revient à envisager des tendances lourdes de la presse française à travers un journal qui y occupe une place singulière et dont un des fils rouges est la tension entre littérature et politique à une époque – la guerre froide – où culture et politique sont étroitement imbriquées.

L’hebdomadaire du contre-engagement

Si c’est à partir de 1905 que la page "Lettres" du samedi devient un véritable supplément hebdomadaire du Figaro, le supplément doit à Pierre Brisson son développement. Le Figaro littéraire publie alors essentiellement des critiques, contes et nouvelles et reste en lisière des débats politico-littéraires particulièrement sensibles durant les années 1930. Sous l’Occupation, les pages littéraires du Figaro permettent de contourner la censure et Pierre Brisson fait vivre, le temps de deux numéros, un Figaro littéraire autonome du quotidien sabordé peu avant.

À la Libération, le paysage politique et culturel est radicalement transformé. Sur le plan politique, les droites paraissent affaiblies. Sur le plan intellectuel, épuration et impératif d’engagement vont de pair. Le monde de la presse est également remodelé sous l’influence des idéaux de la Résistance (dispositions interdisant la concentration des entreprises de presse, etc.). Les titres foisonnent mais les lecteurs de droite sont en quelque sorte orphelins et ne peuvent que se retrouver au Figaro, dont le sabordage l’a prémuni contre l’épuration et lui ouvre un important marché. De fait, le journal connaît une incroyable période de prospérité, avec un tirage avoisinant bientôt les 500.000 exemplaires.

Le Figaro littéraire renaît en deux étapes (mars 1946 et avril 1947) et se voit attribuer le prestigieux premier étage de l’immeuble du rond point des Champs Élysées. Il est alors dirigé par le tandem Pierre Brisson (directeur) – Maurice Noël (rédacteur en chef). François Mauriac, "prototype même de l’intellectuel catholique" – et qui sera auréolé en 1952 du prix Nobel de littérature – en est en quelque sorte le "parrain" bienveillant. De façon très prosaïque, la création du Littéraire est, pour Le Figaro, "un moyen de contourner la pénurie et d’utiliser la législation en vigueur." Mais il est évidemment plus que cela. C’est surtout, insiste l’auteure, un hebdomadaire littéraire créé par Pierre Brisson avec des objectifs bien précis, de sorte que, explique Claire Blandin, "Le Figaro littéraire peut être perçu comme une tentative de donner à la droite les canons de sa culture politique."

Bien que le supplément défende l’autonomie de la littérature à l’égard du politique, il prend également part à sa façon, guerre froide oblige, à l’engagement des intellectuels, notamment à travers le soutien à Jean-Paul Sartre lors de la publication des Mains sales, à Arthur Koestler pour Le Zéro et l’infini, ou encore à Victor Kravchenko. 1949 marque ainsi très clairement, pour Claire Blandin, "la naissance d’un contre-engagement dans Le Figaro littéraire." L’hebdomadaire s’érige alors en rempart contre l’influence des communistes Lettres françaises. De fait, démontre l’auteure, "La lecture du Figaro littéraire invite à relativiser l’hégémonie communiste dans le champ culturel français dans les premières années de guerre froide".


Un hebdomadaire littéraire à destination des catégories supérieures

En matière littéraire, les goûts du supplément du Figaro sont empreints de conservatisme. On y préfère les classiques aux avant-gardes (l’actualité de l’Académie française fait ainsi l’objet de toutes les attentions) ce qui donne d’ailleurs l’impression que Le Figaro littéraire a très souvent un train de retard. L’auteur prime sur l’œuvre et c’est d’ailleurs à l’aune de sa vie que l’on cherche à comprendre ses livres. Jusqu’en 1961, la rédaction reste dirigée par Maurice Noël, de plus en plus souvent opposé à Pierre Brisson. La même année, André Rousseaux, un des principaux chroniqueurs, quitte le journal. Ce départ ne doit pas masquer l’important renouvellement générationnel opéré depuis 1958 : Bernard Pivot, André Brincourt, ou encore Jean Chalon rejoignent Le Figaro littéraire.

Explorer l’histoire du Figaro littéraire c’est aussi se retrouver au cœur d’un tout petit monde journalistico-intellectuel, fait d’inimitiés et de connivences. Les bonnes relations entretenues par le supplément avec les maisons d’édition lui permettent de publier régulièrement des "bonnes feuilles". Ces liens peuvent parfois confiner au conflit d’intérêt, puisqu’il est arrivé que le directeur du service de presse d’une grande maison d’édition travaille simultanément au Figaro littéraire… À la fin des années 1950, de nouvelles pratiques se font jour dans le milieu littéraire, auxquelles n’échappe pas Le Figaro littéraire, comme le palmarès des meilleures ventes.

S’appuyant sur les résultats d’une enquête menée par le journal en 1966, Claire Blandin peut apporter de nombreux éléments sur le lectorat du Figaro littéraire, très largement parisien et composé des catégories sociales supérieures. Aisé, le lecteur du Figaro littéraire est la cible des publicités de plus en plus nombreuses et variées qui s’invitent dans chaque numéro.

Une histoire de presse

La pression publicitaire est d’autant plus forte que le titre en dépend à 70%. Claire Blandin la remet en perspective, rappelant qu’elle est à l’origine de la publication et de la certification des chiffres des tirages des journaux (OJD créé en 1923), mais aussi de progrès dans la forme des journaux (couleur, typographie).

Au cours des années 1950 et 1960 se développent en France les newsmagazines (L’Express, France Observateur) inspirés de Time, et en 1970 le nombre de périodiques excède pour la première fois celui des quotidiens. C’est dans ce contexte qu’est recruté le médiatique Michel Droit au poste de rédacteur en chef, en 1961. Celui-ci, à travers les nouvelles formules de 1961 et surtout de 1967, oriente Le Figaro littéraire vers une position plus généraliste. Évolution rendue nécessaire par les difficultés financières que le titre commence à rencontrer et qui motivent la recherche de nouveaux annonceurs, tandis que la mort de Pierre Brisson, en décembre 1964, déstabilise Le Figaro. Les résultats ne s’avèrent toutefois pas à la hauteur des espérances, conduisant à la suppression du magazine en 1971. L’idée d’un supplément magazine de fin de semaine n’est cependant pas oubliée et trouvera en 1978 son épanouissement avec Le Figaro Magazine.

Avec la publication de sa thèse, Claire Blandin lève un peu plus le voile sur l’histoire du Figaro, inscrivant Le Figaro littéraire dans le champ intellectuel de l’époque, dans les mutations à l’œuvre dans la presse française, ne négligeant pas les aspects économiques, humains ou matériels d’un titre dont on a peut-être oublié l’influence qu’il a longtemps exercée. Regrettons simplement que cet ample volume, pourtant commercialisé à un prix élevé, ne dispose ni d’index ni de présentation des sources ou de bibliographie, handicapant ainsi son maniement par son public naturel : les historiens