La philosophie de Jacques Rancière a pris une ampleur sans précédent depuis une vingtaine d'années, il fallait un ouvrage à même d'explorer dans le fond les problématiques inhérentes à l'oeuvre de Rancière qui viennent lier de manière originale esthétique et politique, voilà qui est fait.

Philosophie(s) de Jacques Rancière

L'écriture de Jacques Rancière ne paraît pas s'ouvrir aux premiers abords. Son style parfois hermétique, la largeur de vue qu'il emprunte lorsqu'il examine l'histoire de l'esthétique, l' effort d'abstraction qu'il sollicite chez son lecteur parfois déboussolé, sont des éléments qui appellent une mise au clair de certains concepts et une analyse en profondeur de ce que Rancière "peut" en philosophie aujourd'hui. Cette belle occasion prend ainsi forme dans la publication des actes d'une journée d'étude consacrée au travail de Jacques Rancière organisée au CEP (Centre d'études poétiques) de l'Ecole normale supérieure Lettres et sciences humaines (Lyon) autour de la politique de l'esthétique chez Rancière. En choisissant comme titre de colloque ce que l'on pourrait appeler le lieu clé autour duquel se noue la pensée de Jacques Rancière, les organisateurs permettent au lecteur d'entrer dans la philosophie de celui-ci par des portes multiples (le cinéma, la littérature, les arts, la philosophie politique, etc.) couvrant ainsi les vastes champs d'une pensée curieuse et sans cesse en quête de renouvellement. Ce que le lecteur entrevoit après achèvement de la lecture de ces  contributions stimulantes, c’est que les orientations prises par cette pensée depuis la parution de la Parole Muette, affichent une constance et une vigueur  peu communes.

Polémiques philosophiques


Un des premiers éléments qui permet au lecteur d'examiner en quoi Rancière se distingue par l'originalité de sa pensée (mais aussi sa radicalité et les difficultés qu'elle fait intervenir est examinée par certains contributeurs), apparaît dans le goût de Rancière pour le dialogue critique avec ses contemporains. Prennent ainsi place des polémiques avec Alain Badiou, avec Lyotard, Deleuze, mais aussi avec Lacoue-Labarthe et Nancy, etc. Une contribution clé est accordée aux différences entre la pensée de Deleuze et celle de Rancière par Véronique Bergen (philosophe et romancière). Celle-ci rappelle combien Rancière se révèle au travers de ses critiques, et c'est précisément dans cette polémique avec Deleuze que le lecteur lit et comprend l'opposition au vitalisme deleuzien comme une tentative d'assise de la théorie ranciérienne du partage du sensible   . Ce partage du sensible qui vient marquer le lien indéfectible entre esthétique et politique fonctionne ici précisément comme le marqueur d'un déficit central dans l'esthétique deleuzienne qui est celui d'une politique. Deleuze, en voulant, rompre avec tout régime représentatif des arts, avec toute représentation   , manquerait, selon Rancière, l'ambiguïté d'une littérature qui ne " cesse de trahir la pureté de sa rupture avec la représentation "   . Autrement dit, la logique de la sensation pure, l'immanence total, sont des éléments radicaux dont la pensée de Rancière toujours prompte à saisir les intervalles et les écarts ne peut se satisfaire.
Le régime esthétique des arts apparaît comme l'élément dominant qui traverse toutes les interventions du colloque. Celui-ci est à chaque fois mobilisé comme déclencheur du dissensus qui vient remettre en question les partages établis en en renversant la logique. Celui-ci, opposé au régime éthique (qui associe les pratiques artistiques aux lois d'une communauté) et au régime représentatif (qui marque un lien indéfectible entre aisthesis et poiesis), apparaît véritablement, et à la lumière des nombreuses contributions comme l'élément qui rend possible la pensée et le geste lui-même de la philosophie de Rancière. Il n'y a pas de consensus possible, ni de politique radicale et univoque (cette méfiance prend sa source directe dans les infidélités ranciériennes à la pensée d'Althusser) dans la pensée de Rancière, mais plutôt une force d'excès et de dissensus, ce que Aliocha Wald Lakowski appelle "une puissance active du délié".

Le style de Rancière

L'originalité de certaines contributions du colloque tient à une attention marquée des chercheurs pour le style d'écriture de Rancière. Les remarques et les observations faites à ce propos - même si elles tendent parfois vers de vertigineuses mises en abyme où l'écriture de Rancière se reflète dans sa propre pensée et cela à l'infini – sont sources de riches indications pour la compréhension de la manière dont Rancière expose ses découpages conceptuels originaux. L'article de Gabriel Rockhill La démocratie dans les cultures politiques ne manque pas d’illustrer une forme paradoxale de fidèle infidélité, puisque disciple de la première heure, il critique chez son maître une stratégie théorique familière, qu'il appelle transcendantalisme conceptuel. Cette procédure, dont les lecteurs de la Mésentente sont familiers, tend à désinscrire le concept de son lieu d’énonciation et des conditions politiques particulières auxquelles il appartient, afin d’en extraire l’essence abstraite. De ce crime de purification théorique, Gabriel Rockhill montre qu’il s’éloigne d’une autre facette de l’œuvre du philosophe, celle où se présente un travail historique détaillé autour de l’histoire des régimes artistiques tendant justement à démêler des malentendus esthétiques par un argumentaire historique solide (voir le destin des images, où Rancière se propose de donner une inscription historique au projet esthétique de fin des images). Ce que Gabriel Rockhill reproche ici à Rancière, c’est de proposer dans son livre la Haine de la démocratie " une thèse sur la nature peu ou prou anhistorique de la démocratie et de ses détracteurs "   . Rockhill met bien en évidence le geste subversif de Rancière (celui de lire la démocratie non pas comme un état donné de la société, mais comme une forme de révolution permanente, une action, un événement sans cesse à reproduire (pareil à celui du partage du sensible sans cesse voué à être rejoué). Mais tout en mettant en avant l’originalité d’une conception qui passe de l’être de celle-ci à son événement, Rockhill curieusement conserve une certaine distance par rapport à l’insistance sur le mot démocratie que défend la philosophie de Rancière. Cette revendication, il la perçoit bien plus comme un usage rhétorique en vue d’obtenir une certaine connotation (celle du caractère progressiste de sa philosophie) que de la transmission d’un signifié distinct.
L’article de Dork Zabunyan insiste lui sur l’unité entre style et pratique conceptuelle, en évoquant le rapport d’analyse particulier qu’entretient Rancière avec le cinéma, qui fait de lui à proprement parler un cinéaste. La congruence redoutable entre le cinéma (genre appartenant par excellence au régime esthétique des arts) et le travail de Rancière, est illustrée par l’auteur de l’article dans l’analyse d’une séquence du film de Rossellini Stromboli. D’une certaine manière Jacques Rancière, lorsqu'il analyse un film, réalise ses propres cadrages (cadres se superposant à ceux déjà existant des films qu’il commente), faisant ressortir tel ou tel détail d’un film - renonçant même parfois à sa veine argumentative au profit d'un certain lyrisme - en l’occurrence le décor de la chambre d’Ingrid Bergman dans le film Stromboli. Dork Zabunyan insiste sur le fait que le travail et le style de Rancière s’interdisent toute forme de dévoilement d’une vérité (ni phénoménologique, ni sensible pur), mais cherchent à déceler plutôt le détail insignifiant qui fait basculer l’analyse et lui permet de rendre compte ou de donner à voir la puissance expressive surgie de cette trace ou de ce détail (Rancière l’appelle " pure passivité d’une puissance expressive inscrite à même les choses "). L’auteur de l'article, fait intervenir plus loin le concept récemment introduit par Rancière de phrase-image, mot composé qui fait de l’union des deux fonctions dicible-visible, ce qui précisément délie le rapport réglé entre texte et image. Elle est, suivant les mots de Rancière " l’unité qui dédouble la force chaotique de la grande parataxe en puissance phrastique de continuité et puissance imageante de rupture "   . Dork Zabunyan rappelle ici qu’ " Il semble effectivement que la description chez Rancière parvient à unir ces deux opérations de la phrase-image : la passivité d’un continuum sensible, et la force disruptive qui en découle, repoussant toute forme de consensus "   . Cette indécision ou indistinction propre au régime esthétique s’incarne ainsi dans le travail d’analyse de Rancière ; travail qui privilégie l’attention portée à ce qui dans une image fait dissensus (opérant un nouveau partage du sensible) venant ainsi s’opposer à la phénoménologie et à l’esthétique deleuzienne.

Un certain art du paradoxe

Dans la suite du recueil, nous retiendrons encore la contribution décisive de Jérôme Game qui met en avant la force opératrice de la pensée de Rancière en tant qu’il essaie de faire tenir - au-delà de toute logique de non-contradiction - une pensée de l’entremêlement radical entre ceux qui détiennent les parts et les sans-parts, entre ce qui est dehors et dedans, entre le propre et l’impropre, etc. Inclure ce qui est par essence exclu, ou encore partager l’impropre, sont quelques-unes des tâches extra-logiques auxquelles s’attache le penseur exigeant qu’incarne Jacques Rancière, renonçant ainsi à tout l’héritage dialecticien et militant de l’école althussérienne, au profit d’une politique qui s’autorise controverses et remises en jeu. Quelques remarquables expressions de Rancière illustrent bien cette ambiguïté présente dans les objets qui le passionnent ; qu’elles apparaissent dans le régime esthétique des arts ou encore dans le cadre d’une pensée de la démocratie radicale : sensorium paradoxal, singulier indéterminé, ou encore ce magnifique oxymore qui est le titre du livre par lequel Rancière entama sa réflexion sur les différents régimes des arts, La Parole muette. Ainsi, c’est ce nœud gordien entre esthétique et politique que Rancière nous invite à penser avec insistance. Jérôme Game (par ailleurs organisateur de ce colloque) en fait le fil rouge de son article. C’est autour de cette indécision fondamentale qui permet au jeu réglé de la démocratie, des arts, et des images, de rester délié, déréglé justement. Et c’est précisément à l’œuvre ou à la fiction que revient cette possibilité fondamentale de créer un effet de stupeur, d’amener de l’indétermination dans un système de partage réglé (la politique, par le biais de la démocratie et des nouvelles formes de subjectivation est liée à ces changements de régime). Cette politique du malentendu énoncée avec beaucoup de finesse par l’auteur de l’article, n’appelle pas à ouvrir d’autres mondes (comme dans le cosmos infini figuré par l’abstraction géométrique du peintre russe Malévitch p.ex), mais à reconfigurer dans un monde donné ce partage du sensible où toute l’œuvre de Rancière prend sa source et son sens