Jean Genet et son amant Abdallah.

Situé entre l’essai littéraire et la fiction, Domodossola. Le suicide de Jean Genet se propose d’interroger non l’œuvre de Genet mais son silence autour du suicide de son amant, Abdallah Bentaga, à Paris, en 1964. Pour Gilles Sebhan, ce silence prend toute sa signification au moment de la propre tentative de suicide de l’écrivain en 1967, dans la ville italienne qui donne son titre au texte. Mais vingt ans et une expérience personnelle similaire lui ont été nécessaires pour y découvrir le “centre d’une vie”. Gilles Sebhan cherche à interroger ce silence et adopte une démarche singulière : il construit un parallélisme entre son propre crime, l’abandon de Majed, son jeune amant d’origine arabe, et celui commis par Genet, qu’il considérait son maître d’écriture et de vie. La question de la survie à la mort (réelle ou symbolique) de l’autre se pose ainsi désespérément tout au long de ce texte : comment survivre à la culpabilité d’avoir tué, en l’abandonnant, quelqu’un qu’on a aimé, quelqu’un qui était un fils et un amant à la fois ?


Mais, contrairement à Genet, Gilles Sebhan décide de tout raconter, de rendre publics sa faute et son jugement en suivant les traces de l’écrivain jusqu’à Domodossola : “Je suis finalement allé à Domodossola. […] Je ne pouvais admettre – je ne le peux pas encore aujourd’hui – avoir été celui qui a abandonné, qui a chassé, qui a produit du malheur sur la tête d’un enfant. Je ne peux me le pardonner. […] Cette injustice qui m’avait tant fait horreur depuis toujours, par une ironie tragique j’en devenais l’auteur. J’aurais pu me taire, enfouir mon secret. Comme lui, comme Genet. Parfois j’éprouve encore une grande colère contre lui. Je hais son silence, je hais ses mots pour dire qu’il n’en dira pas davantage, pour suggérer que sa douleur est trop grande, que son intimité sera gardée. Je hais cette fausse élégance du désespoir. J’aurais aimé que Genet soit mort en 1967 ou qu’il parle, qu’il nous parle enfin d’Abdallah.”


Et il lit dans ce suicide raté, dans ce qu’il appelle un “non-événement”, le ratage d’une vie et d’une œuvre. La négative de Jean Genet d’intégrer dans son écriture ce “moment de faiblesse” est interprétée comme une manière d’éviter de contrarier sa légende de roi souverain. Gilles Sebhan prend donc position : il écrit contre Genet, pour Abdallah, dont il fait entendre la voix en citant des fragments de ses lettres à Monique Lange. En ce faisant, il tente de s’opposer encore à Genet, à cette écriture qui, pour survivre, demande selon lui le sacrifice de l’autre : “Tout était là d’emblée, dans chaque ligne du Funambule qui me paraît à présent insupportable parce qu’il remplace ce qui ne peut se ressentir par ce qui ne peut se dire, une absence par une autre. Ce que demande le poète dans son texte, c’est tout simplement le sacrifice du garçon. Car il faut lire au pied de la lettre parfois ce qui s’offre sous le couvert de métaphores, l’œuvre flambe et le modèle meurt, et le modèle c’est Abdallah qui sur le fil vient de brûler et retombe en cendres.”


Il n’est toutefois pas toujours très aisé de suivre Gilles Sebhan sur cette voie du repentir, sur ce chemin vers Domodossola qui s’avère être non une ouverture vers l’autre, mais un repli sur soi. Cette lecture “au pied de la lettre” refuse en réalité de lire autrement les rapports entre la vie et l’œuvre de Genet, œuvre que Gilles Sebhan finit par renier, notamment ses derniers textes, dans lesquels il serait devenu juste un “vieux con, donneur de leçons”. L’écriture de Gilles Sebhan dans ce livre reste en effet centrée sur lui-même, laissant s’échapper la “joie révolutionnaire” des textes du dernier Genet. Car cette joie, comme le dit Gilles Deleuze, “c’est ce qui sort des grands livres, au lieu des angoisses de notre petit narcissisme ou des terreurs de notre culpabilité” : peut-elle donc se réduire à la supposée souveraineté de l’écrivain-tyran qui, par un geste d’affirmation de soi, annihilerait l’autre ?


Il serait cependant intéressant de lire Domodossola à la lumière de son travail sur cette autre figure tutélaire qui est pour lui Tony Duvert. Il existe en effet un fort contraste entre le regard tendre et attentif qu’il porte sur cet écrivain, injustement méconnu, et le procès qu’il entame contre Genet, dont il refuse finalement l’héritage. Il reste à savoir de quelle manière l’écriture de Gilles Sebhan sera transformée par ces meurtres symboliques du père (Genet) et du fils (Majed)

 

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