"Le prochain Google", "Une révolution". Aucun superlatif ne semble épargné pour Facebook. Tout le monde en parle, et tout le monde y participe. Il y a un an, Facebook avait 10 millions de visiteurs réguliers. Aujourd'hui, plus de 60 millions de personnes ont leur page personnelle sur le site. Certes, MySpace, un compétiteur, a deux fois plus d'utilisateurs. Mais ceux de Facebook sont en moyenne plus éduqués et ont un revenu plus élevé. Dans le microcosme yuppie californien par exemple, tout le monde semble y avoir un profil. Ceci intéresse énormément les professionnels du marketing, qui y voient un moyen d'atteindre enfin ces jeunes adultes à fort pouvoir d'achat si durs à convaincre par la publicité traditionnelle. La mesure de ces attentes arriva il y quelques mois, lorsque Microsoft acheta 1.6% de la compagnie pour 240 millions de US$, une transaction basée sur une valeur totale de l'entreprise estimée à 15 milliards de US$ (10 milliards d'euros). A peu près en même temps, l'Université de Stanford annonça le lancement d'un cursus informatique spécialisé dans la création d'applications sur Facebook.

Pourtant, beaucoup aux États Unis ont l'impression d'un déjà vu. Ils rappellent que depuis Classmates.com, le premier site social sur Internet lance en 1995 pour rassembler les anciens camarades de classes, des centaines de sites se sont succédés. Il y quelques années, Friendster avait le vent en poupe, et il y a juste un an, MySpace était présenté comme le centre de la "révolution web 2.0". Beaucoup aussi montrent du doigt la pléthore de sites de réseau spécialisés, que ce soit pour des contacts professionnels (LinkedIn, Plaxo Pulse, Doostang, ...), des utilisations particulières (Flickrs, jeux onlines, ....) ou des groupes socio-démographiques (BlackPlanet, aSmallWorld, ...).

Qu'adviendra-t-il de Facebook ? Trois facteurs rendent difficile l'établissement d'une domination durable dans l'industrie du réseau social sur internet : l'innovation technologique, la dégénérescence des réseaux sociaux online avec le temps, et l'aspect ludique associé a l'adoption d'un nouveau site.


Une surenchère d'innovations

L'innovation technologique touche l'industrie sur deux fronts. D'abord, elle a énormément baissé la barrière d'entrée d'un nouveau participant en permettant aux utilisateurs d'importer facilement leurs profil et carnet d'adresse, c'est a dire leur réseau, d'un site a l'autre. Cette particularité a été cruciale à la rapidité du succès de Facebook, qui permet d'inscrire automatiquement tous les membres de son carnet d'adresse sur le site. On peut facilement imaginer un nouveau site concurrent offrir la capacité de transférer la majorité de ses informations depuis Facebook.

L'innovation technologique est aussi un moyen pour des sites moins établis de s'imposer en apportant de nouveaux services. Ici encore, la montée de Facebook fait école. Il y a un an et demi, le site, créé en 2004, faisait figure de perdant avec dix fois moins d'utilisateurs que MySpace. Depuis, il a introduit d'une déferlante de nouveaux services tels que l'import de blogs, la création d'évènements, le news feed personnel et la capacité pour des développeurs externes de créer leur propres applications sur le site. Il est raisonnable de penser que ces améliorations ont joué une part importante dans l'ascension de Facebook. Rien n'empêche à priori un compétiteur, nouveau venu ou bien établi, de reprendre le flambeau de l'innovation. C'est précisément ce que Google essaye de faire avec l'établissement de son langage Open Social.


Qui sont tous ces gens dans ma liste d'amis ?

La nature même des réseaux sociaux sur Internet va aussi contre l'établissement durable d'un site dominant. En théorie, la valeur d'un réseau croit exponentiellement avec le nombre de participants, ce qui favorise les monopoles. Dans le cas de vente de particuliers à particuliers, par exemple, Ebay a le plus d'annonces car il a le plus de trafic, et a le plus de trafic car il a plus d'annonces. Ce cercle vertueux rend très difficile l'arrivée d'un compétiteur.

Mais les réseaux sociaux ne fonctionnent pas comme cela. Leur valeur augmente avec leur taille jusqu'à ce qu'ils atteignent une taille optimale, après quoi leur valeur baisse. C'est parce que la valeur d'un réseau social ne dépend pas seulement de qui y est, mais aussi de qui n'y est pas.

Imaginons un personnage fictif, Brigitte . Brigitte s'inscrit sur Facebook après y avoir été invitée par une bonne amie. Le système parcours son carnet d'adresse et elle se connecte avec une vingtaine de personnes - pour une moitié des connaissances proches, et pour une autre des collègues de travail. Au cours de l'année qui suit, une centaine d'amis et de collègues ouvrent un compte et l'invitent à faire partie de leur réseau. Elle répond aussi à l'invitation d'une autre centaine de personnes qui la contactent après ne l'avoir rencontrée qu'une ou deux fois : il serait gênant de refuser, et puis après tout ils avaient l'air sympathiques, donc, pourquoi pas? Un mois plus tard, Brigitte change d'employeur, et ne garde contact qu'avec une petite minorité des ses anciens collègues. A ce point, Brigitte a plus de cent "amis" listés sur le site, mais elle n'est vraiment en contact qu'avec une trentaine d'entre eux.

Ce manque d'acuité des réseaux sociaux a un effet doublement pervers : l'information contenue est peu fiable, et donc peu utilisable, notamment à des fins professionnelles. Mais aussi, il crée une nuisance pour les participants, qui n'ont ni le temps, ni le désir de rester en contact avec tant d'"amis" virtuels. La solution la plus fréquemment adoptée dans ces cas la est d'abandonner le site, puis de "repartir a zéro" en s'inscrivant sur un nouveau système. Et le cycle recommence.


Reseaux ludiques

Certains rejoignent un réseau social sur internet uniquement pour maintenir leurs relations professionnelles. LinkedIn s'adresse à ces utilisateurs. Mais pour la grande partie des visiteurs de sites tels que Facebook, ces réseaux sont une forme de loisir, un "jeu social". Analysons Facebook sous cet angle.

La majorité des jeux vidéos obéit à des règles établies, qui, quand elles sont suivies avec inspiration, peuvent rendre une expérience ludique agréable et satisfaisante. Parmi elles, citons la définition d'un objectif ou d'une mesure de comparaison entre compétiteurs, l'existence de règles et de contraintes auxquelles le joueur doit se conformer, l'indication immédiate du progrès du joueur (est-il en train de gagner ou non ?), la présence explicite de choix ou d'actions qui peuvent permettre au joueur de se rapprocher de son objectif, et un niveau de difficulté équilibré qui soit ni trop facile, c'est a dire ennuyeux, ni décourageant. Si le jeu requiert l'attention complète du participant, ce dernier peut rentrer dans un agréable état de "flot", décrit par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi :  hyperconcentré sur la tache à accomplir, déconnecté de son environnement et peu conscient du temps qui passe.

Les réseaux sociaux partagent beaucoup de ces caractéristiques. Retrouvons Brigitte. Dans les premières semaines ou mois qui suivent son adhésion à Facebook, elle a une mesure de comparaison avec ses amis : son nombre de "contacts" sur le site. Les règles sont claires : elle ne peut être liée à quelqu'un que si cette personne approuve. Elle peut mesurer son progrès, non seulement par son nombre de contacts, mais aussi par l'activité de son newsfeed et par le nombre de messages et d'invitations qu'elle reçoit. Pour augmenter son nombre d'amis, une tactique évidente: il lui faut rechercher des personnes qu'elle connais sur le site, ou inviter certaines de ses connaissances qui n'y sont pas encore.

Bien sur, cette comparaison a ses limites. Par exemple, beaucoup d'autres règles plus "molles" régissent les actions de Brigitte : quand connais-t-elle quelqu'un assez bien pour pouvoir l'inviter ? Mais il y a assez de points communs pour affirmer que l'aspect ludique, même s'il n'est qu'implicite, est un des attraits principaux des réseaux sociaux généralistes, tels que Friendster, Myspace ou Facebook.

Il y a cependant un "hic" dans ce modèle : pour rester intéressant, un jeu vidéo doit continuellement offrir une opportunité de progression aux participants. Le rythme de cette progression doit aussi être suffisant pour motiver le joueur, ce qui devient de plus en plus difficile au fur et à mesure qu'il avance. C'est un problème bien connu des jeux de rôles sur internet, tels que Worlds of Warcraft, dans lesquels les personnages incarnés par les participants progressent de manière exponentielle, jusqu'à créer un univers inflationnaire peuplé quasi-exclusivement de demi-dieux. Passer de zéro a 100 contacts sur Myspace peut être satisfaisant. Augmenter le nombre de 100 a 200 ne mérite peut-être pas l'effort. Ainsi les "joueurs" de Friendster et de Myspace se désintéressent ils du site une fois qu'ils sont arrives a un "score" suffisamment élevé.

Sur ce sujet, Facebook marque un progression claire. Grâce à la multitude de jeux, clubs, sondages et autres applications qui y sont créés en permanence, il est possible que Facebook attire un intérêt plus durable que ses prédécesseurs. Une fois que l'on s'est lassé d'augmenter son nombre d'"amis", on peut essayer d'avoir le meilleur score au poker-facebook ou au "scrabulous", d'avoir le plus de "Top Friends" possible, d'augmenter la taille de son armée de Zombies, Vampires ou Loup-Garous, ou d'avoir le plus de messages sur son "mur". Il reste à savoir si l'afflux de ces nouveautés ludiques sera suffisante pour que Brigitte continue à regarder sa page Facebook dans un an. Et une fois que les données de son carnet d'adresse pourront être facilement transférées et utilisées par des application indépendantes, via Open Social par exemple, peut-être Brigitte n'aura-t-elle même plus besoin d'aller sur Facebook pour pouvoir s'amuser sur la toile des relations humaines...


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Crédit photo : Kyle Jone / Flickr