Comme chacun sait, Claude Chabrol est décédé le 12 septembre dernier. Des nécrologies plus ou moins complètes ont été publiées et des témoignages parfois poignants ont été entendus (notamment celui d’Isabelle Huppert, avec laquelle il tourna six films en près de trente ans). La profession, dans son ensemble, lui a rendu un vibrant hommage, avec en point d’orgue une cérémonie organisée à la Cinémathèque. A travers un prisme à dominante sociologique, ce sont souvent ses descriptions corrosives de la bourgeoisie de province ou encore le caractère bon vivant du cinéaste, qui ont été le plus souvent évoqués. Chabrol lui-même n’avait-il pas intitulé son autobiographie, issue de ses conversations avec André Asséo, Laissez-moi rire ! (Éd. du Rocher, 2004, d’où proviennent la plupart des citations du présent article) ? (*)

Pourtant, sous ses allures de boute-en-train, il s’agissait bien d’un des cinéastes majeurs de la deuxième moitié du XXe siècle. De l’équipe critique des Cahiers du Cinéma au sein de la quelle surgit la Nouvelle Vague il est le premier à réaliser son film, Le Beau Serge (Voile d’argent du Festival de Locarno, en 1958, et Prix Jean-Vigo en 1959). Le suivant, Les Cousins, se voit décerner l’Ours d’or à Berlin. Et Cannes alors ? Le Beau Serge est délaissé par les sélectionneurs au profit d’un film financé par EDF – c’était l’époque où, au festival, "les magouilles fleurissaient"   . L’arrivée en 1978 de Gilles Jacob aux commandes du festival, un homme que Chabrol connaissait bien (pour avoir généralement partagé avec lui la première place en philo au Lycée Louis-le-Grand), a amené, avec le temps, à un peu plus d’indulgence, même si Chabrol a toujours défendu l’idée que les festivals ne devraient jamais sélectionner de films du pays organisateur. C’est à Berlin, en 2009, que Chabrol a reçu la Caméra d’or, pour l'ensemble de son œuvre.

Mais laissons là les honneurs des festivals pour nous concentrer sur le cinéma ; d’autant plus que Chabrol lui-même a déclaré : "Toutes les décorations, honneurs distinctions ne m'intéressent pas. On m’a proposé la Légion d’honneur, je l’ai refusée, je n’en veux pas !"   . Deux réalisateurs ont joué un rôle incontournable dans le rapport au cinéma de Chabrol : Fritz Lang et Jean Renoir. Le Testament du docteur Mabuse (Lang, 1932) fut reçu comme un coup de poing : "Dès la première bobine, je crus devenir fou, tellement je trouvais cela sublime. J’étais dans un tel état que j’avais du mal à respirer. Ce choc a eu une importance capitale pour moi. Dès ce jour-là, j’ai rêvé de faire des films."   . Jean Renoir fut plus adulé encore : "La Règle du jeu fut mon film ‘quotidien’. Je crois l’avoir vu plus de quatre-vingts fois. J’étais victime d’une distorsion du temps."   Chez Lang, surtout dans sa période allemande, Chabrol admire "la volonté stricte, presque teutonne, mais géniale", alors que chez Renoir, il contemple la "formidable liberté" qui se dégage de l’œuvre. Dans la plupart de ses films, Chabrol semble avoir tenté, souvent avec succès, de joindre ces deux traits (rigueur et liberté), si importants, mais antithétiques au premier abord. Il est parvenu à trouver les conditions de sa liberté dans la contrainte, adoptant en cela une démarche qu’il serait opportun de rapprocher du cinéma hollywoodien classique, ou encore, en littérature, de celle qui est à l’œuvre dans le mouvement oulipien (Queneau, Perec, Calvino). 

Lorsqu’il a adapté des romans, par exemple, il l’a fait avec des degrés de fidélité très variables, selon qu’il s’agisse (par ordre croissant de fidélité) des écrits de Ruth Rendell (La Cérémonie, 1995, et La Demoiselle d’honneur, 2004), Patricia Highsmith (Le Cri du Hibou, 1988), Henry Miller (Jours tranquille à Clichy, 1990), Georges Simenon (Les Fantômes du chapelier, 1982, et Betty, 1992), ou, bien sûr, de Flaubert, avec le chef d’œuvre Madame Bovary (1991**). A chaque fois, des contraintes concernant les acteurs (volonté de faire jouer une actrice précise), la durée (rarement plus de 90 minutes) ou les lieux (presque toujours des décors naturels), l’ont amené à redoubler d’ingéniosité pour trouver des modes d’expression qu’il jugeait lui-même efficaces.  Il écrit ainsi au sujet de La Demoiselle d’honneur : "Je crois qu’il n’y a pas un mouvement ou une position de caméra qui ne corresponde à deux ou trois idées à la fois. C’est vraiment un film expressionniste dans tous les sens du terme."   .

A titre d’exemple, cette fois dans La Cérémonie, on pourrait citer le premier plan du film, qui montre Sandrine Bonnaire traversant une rue pour passer un entretien d’embauche dans un café, espérant travailler comme bonne pour Jacqueline Bisset. Alors que le plan est cadré sur la future employée, telle que la  patronne la voit arriver, en moins d’une demi-seconde, on aperçoit Jacqueline Bisset, très sûre d’elle, dans le reflet d’un camion noir, passant devant la vitrine du café. Les rapports de dominations sont ainsi instaurés dès le début de ce film que Chabrol qualifiait lui-même volontiers de « marxiste ».

Dans le cinéma d’Hitchcock, il savait apprécier le rôle des compositions de Bernard Herrmann (un exemple pour son fils Matthieu, collaborateur fidèle) et sa virtuosité, lui permettant parfois de compenser la faiblesse des comédiens. Il fut d’ailleurs l’auteur avec Eric Rohmer, en 1957, de la première somme théorique parue sur l’œuvre d’Hitchcock. Il ne tarissait pas d’éloges non plus sur Murnau ou Lubitsch. Au contraire, Chabrol n’hésitait pas à décrier certains auteurs contemporains (les  frères Dardenne, par exemple : "Pendant que l’un tient la caméra, l’autre le chatouille."), ou des classiques comme Le Guépard (1963), dans lequel, selon lui, "Visconti s’est pris pour Visconti". Sa description de la fameuse scène du bal est sans concession : "’C’est somptueux’ disent certains... ‘Il y a de beaux costumes’ affirment d’autres. Et alors ? J’ai très envie de me mettre en colère. Dans ce bal, y avait-il un chef d’orchestre ? Si oui, il faut croire qu’il était allé pisser ! Les danseurs évoluent tout seul, on ignore où sont les personnages principaux. Sont-ils à droite, à gauche, au fond là-bas ? "

Chabrol était exigeant et précis, il trouvait sa liberté de créateur dans la rigueur, formelle et financière. Sa liberté, Chabrol savait se la ménager ("Mon rapport avec le producteur est très simple. Il amène le pognon. Je fais en sorte qu’il le récupère."). Cette liberté de création, il veillait à la retrouver dans sa vie. En bon épicurien, il évoquait souvent les plaisirs apportés par ses cinq sens et déclarait par exemple : "Ma philosophie par rapport au repas me sert en faisant des films. Il existe je crois un rapport direct entre ma façon d’envisager la nourriture et la manière de tourner." (voir à ce sujet le compte-rendu de Chabrol se met à table). Malheureusement, il a maintenant rendu sa cuiller... 

(*) Il existe deux autres livres autobiographiques : Un jardin bien à moi, issu de conversations avec François Guérif, paru en 1999 chez Denoël et le dernier, Mémoire intime, est attendu en novembre 2010 chez Plon. 

(**) Voir Autour d’Emma – Madame Bovary, un film de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert, par F. Boddaert, P.-M. De Biasi et al. (Hatier, 1991).