Nonfiction.fr- Pouvez-vous définir le marché de la recommandation ?

Olivier Ertzscheid : Il est lié à ce que l'on nomme l'économie de l'attention. Pour faire simple, notre environnement cognitif actuel est, sur le support papier et particulièrement sur le web, saturé d'informations. L'enjeu est donc de capter et de retenir l'attention des individus, soit pour pouvoir vendre ce "temps de cerveau disponible" à des annonceurs, soit pour écouler ses propres produits. Pour capter cette attention, pour permettre à un internaute de choisir tel site ou tel produit plutôt que tel autre, l'une des techniques majeures consiste à faire remonter de manière prioritaire les conseils ou recommandations de son cercle relationnel, du plus proche au plus éloigné. Exemple : on sera d'autant plus porté à lire tel livre ou à regarder tel film que nos amis proches nous les ont conseillés. L'autre technique consiste à pouvoir, par recoupements, établir des profils de plus en plus ciblés, de plus en plus "segmentés" comme disent les gens du marketing. Facebook, grâce à la mine d'informations personnelles qui nous lui délivrons de notre plein gré ou qu'il collecte malgré nous, est l'un des champions de cette catégorie. Autre exemple, les suggestions d'achat d'Amazon qui reposent à la fois sur l'historique de vos achats précédents (en ce qu'ils indiquent vos "préférences", votre "profil") et sur la statistique globale de l'ensemble des achats sur la plateforme (ce qui explique que vous trouverez systématiquement un best-seller dans ces suggestions, même si vous n'achetez que de la poésie contemporaine).

Nonfiction.fr- Pourquoi ce modèle micro-économique semble-t-il particulièrement pertinent pour expliquer les mutations des industries culturelles ?

Olivier Ertzscheid : L'économie de l'attention (également appelée économie de l'accès) est d'abord un modèle macro-économique. Les industries culturelles ont du faire face à des séries complexes de bouleversements : l'arrivée du numérique bien sûr, mais aussi des logiques de concentration qui bouleversent la structuration de ce secteur. Pour "tirer leur épingle du jeu" et pouvoir profiter de ce marché de la recommandation, elles doivent d'abord apprivoiser et déployer des outils et des stratégies qui leur permettront de faire fructifier le "capital d'attention" qui sous-tend leur économie.
Pour l'ensemble des acteurs du monde économique, l'enjeu est de pouvoir transformer l'attention captée en intention d'achat. La particularité des industries culturelles réside peut-être dans l'équilibre entre la prescription par des pairs (sa famille, ses amis, etc.) et la prescription par des tiers (les professionnels de ces secteurs) : pour transformer l'attention en intention, on n'a rien inventé de mieux que la prescription "professionnelle", reposant sur une parfaite connaissance des produits que l'on vend ou diffuse, à laquelle on peut à part égale adjoindre l'avis de personnes proches de nos centres d'intérêt.

Nonfiction.fr- Pensez-vous que la prescription traditionnelle en matière culturelle, et notamment pour les livres, est dépassée par ce nouveau marché de la recommandation, dont l’exemple typique serait le site de vente en ligne, Amazon.com ?

Olivier Ertzscheid : Non. Je ne crois pas aux modèles binaires. Ceci n'a jamais tué cela. La réalité est heureusement plus complexe. Les recommandations du type de celle d'Amazon rendent un service réel pour pouvoir s'orienter dans une grande masse de données. Elles ont d'abord une valeur "statistique" et c'est la raison pour laquelle elles sont très largement utilisées, mais,au final, pas nécessairement très largement suivies. Aujourd'hui, Amazon tout comme une grande partie de la chaîne du livre actuelle, fonctionne d'abord sur des logiques de stock. Demain il faudra être capable d'inscrire la prescription dans une logique de flux. Le numérique rend cela possible. Dans les débats récurrents qui opposent les tenants et les opposants du numérique, on oublie souvent l'importance de la question de la matérialité du support. Amazon est un entrepôt qui vend du papier et qui se doit d'écouler ses stocks. La tentation est donc grande - et avec elle le soupçon - de mettre la main dans le pot de confiture pour recommander davantage tel ouvrage (best-seller en général) pour lequel on dispose justement de stocks importants...
Pour le dire différemment, le support conditionne pour une large part la nature et les modalités de la prescription que l'on pourra lui appliquer. Ainsi, le livre papier impose pour une large part de penser la recommandation dans une logique de stock. Le livre numérique - dont on n'assiste aujourd'hui qu'aux balbutiements - ne pourra être prescrit ou recommandé que dans une logique de flux. Le faux débat actuel sur ces questions, outre qu'il permet de faire fructifier le métier d'organisateur de colloque sur la crise du livre, est dû en grande partie au fait que l'on est à une étape charnière où l'on essaie de vendre et de prescrire
comme un "flux" ce qui relève encore organiquement du "stock".

Nonfiction.fr- A votre avis, l’économie de l’attention favorise-t-elle la diversité en matière de biens culturels, ou renforce-t-elle la vente de produits déjà visibles ?

Olivier Ertzscheid : En l'occurrence, mon avis importe peu. En revanche on dispose d'études précises sur le sujet. Il existe - en gros - deux écoles concernant cette économie de l'attention : ses promoteurs, qui pensent qu'elle permet de favoriser la diversité (par la découverte de nouveaux produits/biens/service en fond de traîne) et de doper les ventes, et ses détracteurs, pour qui elle ne fait que renforcer la visibilité/diffusion des produits/biens/services déjà les plus « en vue ». Pour répondre précisément à votre question, une étude de 2007 (Fleder, Daniel M. et Hosanagar, Kartik, "Blockbuster Culture's Next Rise or Fall : The Impact of Recommender Systems on Sales Diversity" 18 Septembre 2007, disponible sur SSRN : http://ssrn.com/abstract=955984) a par exemple très bien montré  que l'on observe une augmentation de la diversité des produits proposés ou achetés au niveau de l'individu, mais une diminution de la même diversité dès que l'on passe à une échelle, à un niveau plus global : quelques produits phares, peuvent se retrouver avec un haut niveau de recommandation, mais ce sont "quelques produits" seulement.

Nonfiction.fr- Enfin, pensez-vous que les différents acteurs du monde du livre ont pris la mesure des changements induits par le Web 2.0 dans les pratiques des lecteurs, et leur rapport au livre ?

Olivier Ertzscheid : Difficile de répondre oui ou non ... Selon les secteurs (libraires, éditeurs, bibliothécaires) l'inertie est plus ou moins grande, les réticences culturelles plus ou moins prégnantes. La nouveauté de ce marché et le peu de recul dont disposent les professionnels, auquel on peut adjoindre les perpétuelles innovations en termes de produits ou de pratiques, ne permettent pas vraiment de se forger une opinion "à tête reposée". Pour autant, ces trois secteurs sont tous à un tournant important qui peut aller jusqu'à conditionner leur survie. Il est vital qu'ils mesurent au plus tôt l'ampleur du phénomène et qu'ils ne se déconnectent pas des pratiques de leurs premiers usagers. Il serait même de bon ton qu’ils s’escriment à la devancer ... Mais l'acculturation à ces nouveaux outils et à ces nouvelles pratiques doit se faire de manière accompagnée (la formation joue un rôle essentiel) et pérenne. Enfin, il faut aussi cesser de penser les potentialités du Web 2.0 comme de simples gadgets marketing à destination de technophiles CSP++. Le Web 2.0 n'est pas uniquement la tarte à la crème d'un Web "participatif". Je préfère, et de loin, parler d'un Web contributif. Là réside le principal enjeu pour les acteurs du monde du livre. Inventer non pas la librairie ou l'édition 2.0 (Google, Apple et Amazon s'en sont déjà chargés), mais réfléchir au modèle d'une librairie contributive, à ce que pourrait être une bibliothèque contributive, à ce que la contribution de chacun peut changer dans les modèles éditoriaux actuels : là me semble être le défi de demain

Olivier Ertzscheid est maître de conférences en sciences de l’information, à l'Université de Nantes / IUT de La Roche sur Yon. Voir son blog, affordance.info.

 

* Le dossier de nonfiction.fr sur les nouveaux critiques et prescripteurs de livres comprend aussi : 

- Le point de vue de la rédaction sur la mort du critique culturel

- Les résultats du sondage soumis aux lecteurs de nonfiction.fr à propos des médias les incitant à acheter des livres. 

- Les conclusions de l'enquête de terrain menée auprès des libraires par nonfiction.fr sur l'influence des médias dans la vente de livres.

- Une explication des deux enquêtes que nous avons menées et de leurs limites. 

- Un tour d'horizon des émissions littéraires de la rentrée. 

 - Une analyse par Marie Laforge du rôle de la recommandation dans l'économie de l'attention. 

- Une synthèse d'un travail scientifique sur l'impact de l'économie de l'attention sur la programmation culturelle.

- Une critique du livre de Chris Anderson, La longue traîne. La nouvelle économie est làpar Henri Verdier.