Achille Varzi ouvre la porte sur la grande variété des domaines et des méthodes développées en ontologie.

Est-ce qu’il y a des objets matériels avec des propriétés, ou des tropes qui les constituent ? N’y a-t-il que des individus ou devons-nous intégrer dans notre inventaire des classes, des collections, des catalogues ? Quel est le statut ontologique des entités mathématiques ? Et les entités géopolitiques, que sont-elles ? Comment dire ce qu’est un arc-en-ciel, un reflet dans le miroir, un triangle de Kanizsa ? Et les états mentaux, les valeurs éthiques, les propositions ? Et que dire d’Ulysse ou du monstre du Loch Ness ?

Voilà quelques questions que l’on trouve dans ce nouveau livre ayant pour titre tout simplement Ontologie et qui vient de paraître aux éditions d’Ithaque. Ecrit par le philosophe Achille Varzi, professeur à l’université de Columbia à New York et traduit par J. M. Monnoyer, l’ouvrage est une deuxième balise, après le Traité d’ontologie de Frédéric Nef paru l’hiver dernier, s’allumant dans le paysage français de la métaphysique contemporaine, secteur ontologie. Mais comme dirait Pascal Engel   , il y a métaphysique et métaphysique. Et ici, dans le livre de A. Varzi, comme dans celui de F. Nef, à la question "qu’est-ce qui existe ?", on n’emprunte pas la énième voie de la critique kantienne ni le "ton grand seigneur"   , mais on se saisit de la question à bras-le-corps.

Dès l’introduction, l’auteur précise que l’on cherchera à distinguer dans la réponse à cette question quelles entités font partie, ou au moins quels types d’entités se trouvent dans le "Tout" qui constitue la réponse la plus banale à la question. Si exister c’est faire partie du tout, "qu’est-ce que nous entendons par "tout" – quelles choses doivent être incluses dans "un inventaire complet"? -, voilà qui reste à établir."   .

Le livre se divise en deux parties. Dans la première, composée de deux chapitres-questions, "Qu’est-ce que l’ontologie ?" et "Comment se pratique l’ontologie ?", A. Varzi cherche à savoir si l’ontologie se réduit à l’interrogation "Qu’est-ce qui existe ?" et ouvre la trousse des instruments d’analyse (chapitre 2) qui peuvent nous permettre d’y répondre. La seconde partie (chapitre 3) dresse un panorama des problèmes concrets qui se posent aux ontologistes.


Le premier chapitre    questionne l’objet de l’ontologie. Husserl distinguait et opposait l’ontologie formelle, qui s’intéresse à "l’être en tant qu’être" à l’ontologie matérielle qui se réfère à des secteurs spécifiques de la réalité ou de leur représentation dans certaines théories (physiques, mathématiques, etc.). Le travail en ontologie ne peut se réduire, selon A. Varzi, à n’avoir à établir qu’un inventaire calqué sur sa seule dimension matérielle : "La dimension formelle de l’ontologie – dans la mesure où elle tend à identifier les principes et structures ultimes d’après lesquels l’univers est nécessairement organisé, ou mieux les structures et principes ultimes d’après lesquels est organisé un univers possible quel qu’il soit – constitue actuellement un champ de recherche très fécond"   .

Mais revient-il au philosophe de dire quelles entités existent réellement ? Ne devrait-il pas plutôt se contenter de clarifier les significations des termes qui apparaissent dans l’inventaire du mobilier que dressent les sciences ? Et puis, peut-on vraiment séparer les questions entre ce qui est et qu’est-ce-que c’est ? Lorsque le physicien dit qu’il y a des quarks, il dit aussi quel genre de choses sont les quarks. Mais, réplique Varzi, à l’instar de P. van Inwagen (1998), l’inventaire que doit faire l’ontologie n’est pas un recensement de tous les habitants du monde, mais consiste plutôt à construire une liste des types d’entités. C’est ainsi que les catégories très générales correspondant aux termes comme "objet", "propriété", "événement", "classe", "proposition", plutôt que "quark" focalisent l’attention du philosophe ontologiste.

Le débat qu’ouvre A. Varzi, dans ce premier chapitre, est soutenu par le point de vue que l’ontologie, en cherchant à nous dire si certaines entités existent, est préliminaire à la métaphysique dont le travail consiste, selon lui, à en spécifier la nature. Ainsi, après avoir établi qu’il existe, par exemple, des objets matériels et des propriétés, il faudrait chercher ce que sont ces objets et ces propriétés. Les divergences métaphysiques alors ne manquent pas. Elles concernent les conditions d’identité de ces objets, leur persistance dans le temps ou encore leurs propriétés essentielles. Mais de tels désaccords métaphysiques n’entraînent-ils pas des différences ontologiques ? L’objet est-il un simple porteur de propriétés (Locke) ou un faisceau de propriétés (Castañeda) ? On pourrait aussi soutenir la thèse tridimensionnaliste (Lowe) pour laquelle les objets matériels sont des objets en trois dimensions, des entités durables, qui peuvent certes changer qualitativement tout en restant numériquement identiques. Ou bien soutenir le quadridimensionnalisme (Quine et Lewis) pour lequel les objets s’étendent dans le temps et dans l’espace. Mais l’ontologie peut-elle se limiter à asserter l’existence de certaines entités ? Peut-on parler dans ce cas de disputes purement métaphysiques ?

A l’inverse de la position soutenue par A. Varzi, certains philosophes soutiendront que la recherche ontologique ne peut procéder à l’aveugle (Thomasson). A. Varzi laisse alors entrer toutes les objections à la thèse du préliminaire ontologique, en évalue les arguments et nous montre, alors qu’aujourd’hui on use du terme d’ "ontologie" avec abondance, que le problème présente de nombreuses facettes. Enfin, il réserve un traitement à part à l’usage du terme qu’en fait l’herméneutique héritée de Heidegger et une forme de réalisme héritée de Hartmann. Si l’herméneutique, en intégrant l’ontologie à la phénoménologie, la réduit à une "analyse d’un mode de donation" de l’être à un sujet, rendant ainsi impossible la capture du "sens" profond de l’être, le réalisme de Hartmann, défendant l’hypothèse d’une réalité stratifiée en "niveaux de réalité" marque, quant à lui, une autre impossibilité, celle de pouvoir "rapporter chaque chose dans le monde à un dénominateur commun"   .

Enfin, revenant sur la distinction faite par Husserl d’une ontologie formelle et matérielle, A. Varzi conclut le premier chapitre en distinguant l’ontologie formelle comme algèbre et comme logique. Comme algèbre, l’ontologie se tourne vers l’être dans toutes ses manifestations possibles. L’ontologie formelle, suivant en cela B. Smith (1995), est au monde ce que la logique formelle est aux théories du monde. L’ontologie formelle ferait alors face à la réalité comme la logique formelle fait face à la vérité. Quant à l’ontologie formelle comme logique, citant Łeśniewski et Quine, l’auteur nous présente une convergence des techniques formelles propres à la logique avec l’ontologie classique.


Le second chapitre concerne la pratique de l’ontologie. Quels instruments analytiques peut-on utiliser pour faire de l’ontologie ?

Pour les philosophes de la tradition analytique, qui ont centré leurs recherches sur nos pratiques linguistiques, le langage apparaît, lorsque l’on cherche à répondre à l’interrogation ontologique, comme un outil privilégié. Il est, en effet, raisonnable de penser que ce que nous recherchons lorsque l’on fait de l’ontologie concerne les choses qui rendent vrais nos énoncés. On cherche alors à établir le lien entre vérité et existence   . Cependant, alors que l’on peut se trouver d’accord sur les valeurs de vérité des énoncés, on peut être en complet désaccord sur ce dont nous faisons dépendre nos valeurs de vérité. De plus, si "l’engagement ontologique", selon Quine, est révélé par les conditions de vérité de nos énoncés, lorsqu’il intéresse l’ontologie il se doit d’être effectif (de re). C’est ainsi que dans un premier temps, A. Varzi nous convainc que l’analyse linguistique nous conduit à l’impasse. L’extraction des vérifacteurs (ce qui dans le monde rend vrais nos énoncés), souligne l’auteur, ne peut pas s’effectuer en regardant la seule forme grammaticale de nos énoncés. Faire de l’ontologie s’avérerait alors beaucoup moins facile qu’il pouvait paraître   .

Le second temps de ce chapitre, après avoir dessiné l’impasse de l’analyse linguistique, entreprend de "mettre de l’ordre" dans le panorama des méthodes adoptées ces dernières années. Il oppose tout d’abord la méthode herméneutique qui, au moyen de la paraphrase, ne cherche qu’à préciser le sens "vrai" sous la forme grammaticale, à la méthode stipulative, qui définit les conditions de vérité des énoncés. Il s’agit pour la seconde méthode de "doter le langage d’une ontologie explicite". Mais "comment atteindre les intuitions ontologiques que l’on entend fixer au moyen des paraphrases ?"   .

A. Varzi distingue, suite à P. Strawson (1959), entre deux conceptions. L’une est prescriptive et l’autre descriptive. A la question "qu’est-ce qui existe ?", la première cherche à donner une réponse indépendante de l’image que nous pouvons avoir de la réalité. L’ontologie chercherait alors à "expliciter quelles choses doivent exister afin que nos théories soient déclarées vraies"   . La conception descriptiviste, par contre (plus modeste et kantienne) se fixe l’analyse de notre pensée sur le monde. Il s’agit d’étudier le monde à travers une analyse de notre appareil conceptuel. Manifestement ces deux conceptions tirent dans deux directions opposées. Si pour l’ontologie prescriptive, le langage naturel n’est pas le point de départ, il n’en n’est pas de même pour la descriptive, qui reste la source principale d’inspiration.

Enfin, une troisième opposition entre une conception relative et absolue est portée à notre appréciation. Alors que l’approche prescriptive répond à la question "qu’est-ce qui existe ?" en s’écartant des catégories que nous pouvons avoir dans l’esprit, le descriptiviste, pouvant alors soutenir que l’appareil conceptuel n’est pas le même sous toutes les latitudes pourrait soutenir un certain relativisme. Mais sommes-nous libres de choisir, se demande l’auteur, citant M. Dewitt (1984) ? Si nous l’étions, nos théories ne concerneraient pas le monde, mais l’image du monde que nous formons   .

La première partie se clôt donc sur un constat d’indétermination quant à la signification du terme "ontologie", mais que le regain d’intérêt de la discipline impose justement de clarifier. C’est donc un grand chapitre trois    qui s’ouvre sur les thèmes de recherche et que l’auteur découpe, reprenant la division de Husserl, en ontologie matérielle et formelle.

S’il n’est pas possible d’entrer, ici, dans l’ensemble foisonnant des interrogations que nous ouvre l’auteur dans ce chapitre, la question générique demeure cependant toujours celle des entités que l’on peut postuler comme occupants du monde. La querelle peut paraître ancienne, mais ce serait faire œuvre d’une bien curieuse idée que l’on se fait de la philosophie que de vouloir s’en écarter. Alors, on se demande comment rendre compte des propriétés et des relations et si le vieil affrontement entre réalistes et nominalistes réapparaît et si les clivages nous évoquent le Moyen Age, que l’on ne s’y trompe pas, les philosophes qui éclairent le débat contemporain sont aux prises avec tout un ensemble d’éléments novateurs comme le montre la revue qu’en fait l’auteur. Mais ce que montre également la fécondité en ontologie contemporaine c’est, qu’en la matière, il existe une multitude de perspectives. L’inventaire peut-il s’étendre aux actions et aux événements ((p. 7)8) ou encore aux collections ((p. 82)) ? Quant aux nombres et autres entités mathématiques   sont-ils de simples objets de fiction ? Et la difficile question de l’ontologie des sciences qui voit s’opposer l’image manifeste et l’image scientifique du monde… Laquelle des deux devons-nous considérer ? L’ontologie sous-jacente des modèles théoriques de la physique contemporaine laisse notre langage conceptuel sur place et ne lui donne aucun rôle. Mais la question demeure : "quelles entités doivent exister afin que les thèses d’une théorie physique déterminée soient déclarées vraies ?"   . Et le débat entre le dispositif réaliste (Psillos) et l’antiréalisme (Van Fraassen), s’il reprend parfois les termes de la dispute des temps anciens, s’avère bien ancré au cœur des sciences les plus actuelles. C’est ainsi que pour chacune de ces questions, et bien d’autres (les entités sociales, les œuvres d’art, les personnages et autres entités fictives), l’auteur nous renseigne de l’état de la recherche, dispose les thèses en présence, en mesure les enjeux, et permet au lecteur de découvrir chacun de ces thèmes.

L’ultime section consacrée à l’ontologie formelle s’ouvre sur un thème de l’ontologie au "pedigree tout à fait respectable"   , la méréologie. Après avoir montré que la théorie des relations parties-tout plongeait ses racines chez Platon, puis se prolongeait chez Abélard, Boèce, Thomas d’Aquin, Leibniz et Kant, pour aboutir chez Husserl, dans la Troisième Recherche logique, à jouer le rôle de théorie formelle, A. Varzi dresse le panorama contemporain d’une théorie qui cherche à s’appliquer à quelque domaine que ce soit de l’ontologie matérielle. Mais ce n’est pas la seule notion, qui, s’il était encore besoin de le montrer, révèle l’existence d’un débat riche et fort actif de ce domaine philosophique. En effet, A. Varzi, dans cette section de l’ontologie formelle, nous présente des thèmes aussi variés que l’identité   , la dépendance   , les relations topologiques   .

C’est donc un livre/nomenclature que nous lisons en ouvrant cet ouvrage, mais une nomenclature que l’auteur a voulu des plus complètes et dotée, pour chacun des items, de caractéristiques précises, permettant ainsi une entrée philosophique dans une grande variété de domaines et de méthodes développés en ontologie.

Suivent enfin, en guise de conclusion, quelques conseils pour guider le lecteur dans le labyrinthe des théories en ontologie. On peut ajouter à ces conseils de lecture le Traité d’ontologie de Frédéric Nef qui prolonge parfaitement la lecture du livre d’A. Varzi nous donnant ainsi à apprécier, à quelques mois d’intervalle, le sursaut de bonne santé de la métaphysique contemporaine, secteur ontologie