Dossier : La politique extérieure de l'Union européenne à l'heure du SEAE

 

Spécialiste de la diplomatie européenne, Alain Lempereur a dirigé l’ouvrage Négociations européennes. D’Henri IV à l’Europe des 27. Il est co-auteur, avec Aurélien Colson, de Méthode de négociation, réédité en 2010 et publié en plusieurs langues. Il est titulaire d’un doctorat en philosophie du droit de Harvard, où il a été professeur visitant (Program on Negotiation/PON). En 1993, il propose la création en Europe d’un programme académique et interdisciplinaire sur la négociation, programme qu’il établira à l’ESSEC : l’Institut de Recherche et d'Enseignement sur la Négociation en Europe (IRÉNÉ). 

 

Nonfiction.fr- Existe-t-il une spécificité de la négociation pour la diplomatie ?

Alain Lempereur : La pensée sur la négociation est née de la compréhension du métier d’ambassadeur. Les premiers grands écrits ont été rédigés par des diplomates ou par des observateurs de la vie diplomatique. Callières, conseiller de Louis XIV, écrit ainsi en 1716 l’ouvrage de référence pour les ambassadeurs de son temps, De la Manière de négocier avec les souverains, un classique qui sera traduit en allemand, anglais, italien, russe, dès son époque. Il s’adresse au négociateur, à sa préparation et à sa conduite en mission. En somme, au départ, la négociation se confond avec la diplomatie, même si ce dernier terme ne sera forgé que plus tard.

C’est avec Antoine Pecquet que la négociation prend toute son extension actuelle et où la diplomatie est désormais conçue comme partie d’un tout : "Tout est négociation dans la vie" chez lui. Dans son Discours sur l’art de négocier (1737), Pecquet approfondit les qualités de cœur et d’esprit nécessaires à un négociateur, dans une recherche permanente du juste milieu. Ses pensées s’appliquent au diplomate, mais aussi à toute personne appelée à négocier.
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Nonfiction.fr- Quelles sont les qualités d'un bon diplomate ? Est-il forcément un bon négociateur ?

Alain Lempereur : Diplomate, négociateur ; ces mots sont devenus synonymes. Un bon diplomate remplit deux fonctions. D’une part, il doit rendre compte à l'autorité qui l'a nommé de ce qu’il voit, entend dans le pays où il est envoyé : il doit être un bon analyste – c’est un espion honorable, a-t-on dit. D’autre part, il doit aussi défendre les intérêts de son souverain. C’est en ce sens un intermédiaire, qui ne négocie pas en son nom, mais pour le prince qu'il représente, au terme d’un mandat, d’instructions.  

Nonfiction.fr- En quoi la construction européenne a-t-elle changé la pratique de la diplomatie/négociation ?

Alain Lempereur : La négociation a longtemps servi une logique de guerre ; il s’agissait de la mobiliser pour créer des ligues offensives ou défensives, pour neutraliser un ennemi ou conclure une trêve, le temps de s’adonner aux préparatifs de la prochaine guerre. La négociation en vue d’accords commerciaux, que prônait Talleyrand par exemple, reste mineure.

Après 1945, à travers le projet européen mais aussi onusien, la négociation sert franchement une logique de paix. Ce glissement correspond au passage d’une Europe forcée à une Europe négociée. La construction européenne fondée sur une paix perpétuelle enfin réalisée est obtenue par la négociation continuelle visant l’organisation de relations pacifiées entre Etats membres. La négociation consacre la certitude qu’on ne se fera plus jamais la guerre. Elle procède le plus souvent en coulisse entre experts, avec une transparence limitée. C’était comme si l’Europe se faisait dans le dos des citoyens, sans remise en question des Etats nations, sans s’affirmer dans la relation à la table comme un acteur à part entière, même si de fait la Commission jouit de son droit d’initiative.

Nonfiction.fr- Comment la négociation européenne peut-elle évoluer ?

Alain Lempereur : Il est temps d’opérer un tournant. Si jusqu’à présent, l’Europe était négociée par des élites, passive, presque honteuse ou cachée par elles, c’est-à-dire si elle n’était qu’un "objet" de négociations successives, elle doit devenir pleinement une Europe active, citoyenne, un "sujet" acteur des négociations, ouvertement reconnu dans sa légitimité en tant que telle, en relation acceptée par les négociateurs à la table et non plus contestée en permanence par les un et les autres pour se dédouaner de leurs responsabilités.

Il faut reconnaître l’efficacité et la productivité du premier modèle, d’une Europe négociée plutôt que d’une Europe négociatrice, car de cette façon l’Europe s’est faite "l’air de rien" par les élites à travers des Traités qu’on a cessé de renégocier d’année en année et qui installait l’Europe sans conteste au cœur du dispositif. Mais cette approche montre ses limites, car à force pour l’Europe d’être dénoncée par les Etats nations comme le symbole de la bureaucratie, de l’éloignement, de la rigueur, etc., les citoyens finissent eux aussi par blâmer l’Europe pour tous les maux. Il faut que l’Europe entre plus nettement dans le jeu, à découvert, qu’elle affirme sa place à la table de négociation et qu’en amont de ses décisions, elle implique les citoyens pour que ceux-ci constatent par eux-mêmes son œuvre de légitimité. Les responsables européens doivent être plus visibles sur le terrain, dans les Etats membres, mais aussi sur la scène internationale, en amont et en aval des décisions. Ce sera aussi une façon de combler le déficit démocratique, car la société ne peut plus valider un modèle d'organisation top down, où le sommet tranche dans son coin pour la base ; ses attentes la portent vers un modèle bottom up, qui privilégie la consultation et l’implication de tous les acteurs. Il ne s’agit plus seulement ni de contraindre, ni même de convaincre ; il faut co-construire les décisions avec les trois acteurs clés : les citoyens, les Etats-nations et l’Europe.

Nonfiction.fr- Quel est le sens de la négociation européenne ?

Alain Lempereur : Il faut aussi redonner du souffle à l’Europe. La sortir d’un marchandage de coulisses, c’est la repenser comme projet politique. La paix ne suffit plus pour justifier seule notre Union ; il faut compléter la vision, voire la rebâtir avec des objectifs clairs et ambitieux de politiques intérieure et extérieure. Il faut sortir la négociation d’une ornière purement instrumentale, utilitariste, avec ses petits arrangements, où on négocie pour négocier, tombant dans le travers que j’ai nommé "la négomanie". Un nouveau projet pour l’Europe doit s’appuyer sur des principes et valeurs propres qu’elle doit défendre, le cas échéant au-delà de la négociation qui par les effets d’inertie de la décision unanime est castratrice. En cas d’échec de négociations, sur des préoccupations engageant l’avenir de l’Europe et de ses citoyens, comme sa sécurité économique, sociale, monétaire, militaire, d’autres moyens d’action doivent être considérés. Le dossier du nucléaire iranien est un bon exemple ; mais également celui de la dette publique de certains Etats européens. Une "Europe de la décision responsable" est une Europe qu’on négocie, qui négocie, mais qui s’impose et impose aussi parfois sa volonté. La négociation seule ne peut tout résoudre, c’est un mode efficace d’aide à la décision, mais pas l’unique. Les citoyens européens, les Etats en Europe et hors d’Europe doivent voir émerger cette nouvelle Europe sûre d’elle-même.

Nonfiction.fr- Le Traité de Lisbonne est-il selon vous l'exemple d'une négociation réussie ?

Alain Lempereur : Il fallait sauver l’Europe après l’échec des référendums en France et aux Pays-Bas. Mais les responsables politiques, en renonçant au symbolique, ont-ils sauvé l’essentiel ? Ils n’avaient peut-être pas le choix, mais ne se sont-ils pas résignés à une Europe des élites sans résoudre la question de l’Europe citoyenne qui reste une condition majeure du succès à long terme du projet européen ? 

Nonfiction.fr- Avec le Service européen d'action extérieure, l'Europe met en place un embryon de diplomatie européenne : comment l’envisagez-vous ?

Alain Lempereur : Le système sui generis qui se met en place marche sur des œufs, car il existe de grandes traditions diplomatiques nationales à respecter, des corps diplomatiques multicentenaires : songeons au Quai d’Orsay, au Foreign Office, etc. La logique de corps risque d’entrer en concurrence avec le nouveau service diplomatique européen. Elle peut donner lieu à des échanges à fleurets mouchetés, à des luttes de territoire. Mais par leur métier, les diplomates européens et nationaux sauront composer, s’il y a une volonté politique, pour trouver des solutions légitimes aux conflits d’intérêt majeurs. Entre l’apparente confusion actuelle et la fusion imposée, il faut néanmoins qu’émerge une vision de la diplomatie européenne qui fasse sens pour les citoyens. On a de multiples exemples dans l’histoire de la construction européenne d’ambivalence constructive où chacun retrouve ses petits au bout du compte, où on intègre l’ancien sans heurt, pour autant qu’on lui renouvelle son âme. Songeons à la mise en place de l’euro au-delà des banques nationales, mais souvenons-nous aussi des soubresauts récents en raison d’une intégration imparfaite et de trous dans le dispositif. Il faut que l’établissement d’un corps diplomatique européen s’inscrive dans un projet politique citoyen et s’accompagne de la reconnaissance progressive d’un imperium extérieur supranational, car il en va de notre sécurité et de notre crédibilité dans un monde qui a besoin d’une politique extérieure de l’Europe
 

 

* A l’initiative d’Alain Lempereur, ESSEC IRÉNÉ a monté un curriculum de négociation pour la Commission européenne ; actuellement Francesco Marchi (Chargé de recherche et formation à ESSEC IRENE) travaille à la création d'une plate-forme Internet consacrée exclusivement à la négociation en Europe pour septembre prochain.

 

Plus d’infos :

Nathalie Wagener, leadership@essec.fr

Francesco Marchi, marchi@essec.fr

 

 

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