Portraits croisés de ces déconvertis qui ont refusé l’assignation au passé pour s’inventer une autre vie.

L’histoire des écrivains engagés est l’objet de tous les intérêts, source d’innombrables travaux, inépuisable réservoir de sujets de dissertation… Plus rare en revanche est l’étude des écrivains “dégagés”, aux trajectoires mouvantes, accidentées : après avoir épousé une idéologie, souvent radicale, ils se ravisent, font volte-face, et se réinventent une autre vie. Jean-Pierre Martin retrace la géométrie de ces trajectoires à rebondissements multiples, tournants, virages ou volte-face, à la lumière d’une hypothèse, de son propre aveu quelque peu scandaleuse : examiner l’histoire d’un individu comme on étudie l’histoire des peuples et des nations, en mettant en évidence cycles et périodes, ruptures et révolutions. Le livre met l’accent sur deux temps : le point de rupture où l’individu se déprend d’un groupe, d’une éducation, d’une idéologie, moment vertigineux de désarticulation, de déconversion qu’est l’apostasie, et le temps nouveau qu’elle ouvre : la Vita Nova.

Dans un premier temps, Jean-Pierre Martin dresse une typologie de ces déconvertis. Véritable “roman d’apprentissage collectif” le XXe siècle est pour l’auteur, lui-même ancien militant maoïste, le terrain privilégié d’une réflexion sur la “fragilité de toute idéologie” et l’occasion de dresser le “portrait croisé” de générations marquées par les revirements en série. C’est Koestler, qui entre au Parti communiste en 1931, en sort en 1938 et écrit Le Zéro et l’Infini quelques années plus tard. C’est Gide qui publie, après avoir été compagnon de route du PC, son Retour de l’URSS en 1936. C’est encore Benny Levy, ancien leader de la gauche prolétarienne, qui rompt avec le gauchisme pour se consacrer aux études talmudiques. Si le désenchantement à l’égard de la croyance révolutionnaire est une des lignes de force du livre, Jean-Pierre Martin insiste sur le fait que la rupture peut prendre des formes multiples, amoureuse, intellectuelle, spirituelle, géographique… Voire tout cela à la fois pour ces “artistes du retournement”, que sont des hommes comme Koestler ou Vailland. La réussite du livre tient à l’attention prêtée aux individus et aux itinéraires singuliers. L’apostasie se décline de mille façons, intervient à des périodes différentes de la vie, de l’adolescence à la vieillesse. Elle est tributaire des moments historiques mais aussi des caractères, des mythologies et des fantasmes de chacun : en ce sens elle est point de contact, et de contact parfois brutal, entre la "grande" histoire et l’histoire d’un individu singulier.

Étude, ce livre est aussi et peut-être avant tout éloge, et l’auteur revendique dès le titre de l’ouvrage ce parti pris. Il insiste en effet sur la connotation traditionnellement négative de la rupture, son caractère dérangeant, voire suspect là où l’opinion commune valorise plutôt la fidélité à soi et la constance : l’expression péjorative “retourner sa veste” le dit assez bien. “La déconversion côtoie un imaginaire taxé de tous les vices : celui de la trahison.” En témoigne le ressentiment, voire la violence réservés à celui qui, comme Nizan ou Koestler, a rompu avec le Parti communiste. En témoignent aussi ces “mots couperets” de traître, de parjure, de renégat, utilisés pour désigner l’apostat. Au fond “on lui en veut d’avoir abdiqué son radicalisme”. Le livre vise donc à réparer un manque, à restaurer une figure mal aimée, à en inventorier les ressources intellectuelles. L’auteur se situe dans la tradition de l’éloge paradoxal, reprenant la méthode de son précédent ouvrage, Le Livre des hontes   , dans lequel il retournait les représentations négatives de la honte pour en montrer la fécondité romanesque. Même type de renversement dans cet ouvrage. Il importe d’abord de “combler un vide sémantique”, d’où le choix du terme d’apostat, retenu pour ses résonances politiques et religieuses : l’auteur rappelle ainsi que Khomeiny a réclamé l’exécution de Salman Rushdie pour crime d’apostasie. Dans un deuxième temps, l’acte de rupture est défini comme la capacité “d’opposer à un monde communautariste la force d’une singularité” : l’apostat se forge une pensée libre, attentive à la complexité du monde, capable de souplesse, d’autocritique, qui se méfie désormais du dogmatisme.

La grandeur de l’apostasie tient aussi à la possibilité de s’inventer une vie nouvelle : la Vita Nova, définie comme un désir, susceptible de convertir la crise morale vécue par l’apostat en un élan vital, “l’envers heureux du suicide”. Là encore elle peut prendre des formes diverses : la Vita Nova est tantôt utopie irréalisée chez Barthes, tantôt retour à l’origine chez Rousseau, tantôt art de vivre chez Vailland, dont l’existence est marquée par les mues permanentes. Comme il en fait lui-même le bilan : “Dix ans voués à la passion d’amour, dix ans à l’opium, dix ans à la politique”   . Les symptômes de la Vita Nova sont multiples : changement de nom (Julien Viaud devenu Pierre Loti), de pays (Bernanos), mais aussi de vêtements, comme Rousseau qui renonce au beau linge pour marquer sa volonté d’indépendance et de pauvreté, lorsqu’il tourne le dos au monde pour se retirer à l’Ermitage. La Vita Nova interroge aussi le rapport que chacun entretient avec son passé : ces vies successives, anciennement menées, certains les rejettent comme périodes révolues, mortes, consommées, d’autres les revendiquent comme étape d’un développement, d’une maturation, partie intégrante, bien que dépassée, d’eux-mêmes. Fécond est l’examen des multiples tonalités par lesquelles un écrivain évoque ou refuse d’évoquer un passé disparu : l’assumer, le taire, ou encore le réinventer, lui “injecter du mythe”. Car si les écrivains ne sont pas les seuls à faire acte d’apostasie, leurs textes offrent le témoignage privilégié de ces transformations. Jean-Pierre Martin insiste sur le fait que les tournants esthétiques et stylistiques accompagnent souvent les ruptures idéologiques, en proposant une lecture de ces œuvres de rupture que sont Madame Dodin chez Duras, La Fête chez Vailland, ou La Conspiration chez Nizan, analysée comme “l’amorce d’un détachement, une ébauche de rupture avec la militance”, qui s’accomplira l’année suivante, après la signature du pacte germano-soviétique en 1939.

Cet acte de rupture qu’est l’apostasie signe le triomphe du petit sujet, capable de se réinventer, de secouer les pesanteurs du passé, d’échapper à un déterminisme mécanique qui en ferait un pur produit de son éducation et de son époque. L’optimisme du propos est tempéré par un chapitre qui montre, à travers les exemples de Leiris, Gary et Fitzgerald, le versant sombre de la Vita Nova, “ces formes déceptives, avortées, à rebours”. Faculté de renaître et de se réinventer pour certains, elle est aussi désir, et souvent désir irréalisable, de rompre avec un soi abhorré pour d’autres. De ces “trois antihéros de la vie continûment insatisfaite”, l’étude du parcours de Michel Leiris est particulièrement intéressante : récit d’une existence gouvernée par la haine de soi. Les tentatives de rupture (le voyage en Afrique, l’écriture) achoppent sur l’impossibilité de s’arracher à soi pour devenir autre, réduisant la Vita Nova à une lointaine chimère. La fin du livre apporte ainsi un certain nombre de nuances à la thèse initiale, montrant par exemple la porosité des frontières entre “l’immobile” et “l’apostat” : même chez “un champion des vies successives” comme Vailland, on discerne des permanences, une revendication d’unité, de totalité.

Cela donne une lecture riche, stimulante, qui défend avec vigueur une thèse originale. L’éloge de l’apostat ne tourne pas à la célébration aveugle grâce aux nuances apportées par la dernière partie de l’ouvrage, et aux questions que l’auteur laisse volontairement battantes : quelle marge de manœuvre pour se défaire de soi, de ce “train d’idées”   dont on est coutumier ? Il arrive cependant qu’on s’égare un peu parmi les sinuosités de tous ces parcours, et que l’argumentation perde un peu de sa netteté. Peut-être parce que l’auteur veut embrasser beaucoup de choses : histoire politique et littéraire, analyse de texte, expérience personnelle, réflexion sur les liens entre l’individu et le groupe, sur le fondement de l’identité. Il propose en réalité trois essais en un seul livre : le premier, de nature politique et historique, sur le désenvoûtement vis-à-vis des idéologies radicales au XXe siècle ; le second, littéraire, sur le renouveau esthétique qui accompagne ce désenvoûtement ; le troisième, existentiel, sur la capacité d’un individu à se réinventer, à se défaire de soi, et les liens qu’il entretient avec ses vies successives. Si l’on est parfois frustré par une certaine rapidité à traiter un matériau aussi riche (le parcours de Gide en deux pages), l’articulation de ces trois réflexions est aussi ce qui fait la singularité et la force du livre