Et si le vrai luxe c'était de pouvoir s'enfermer ? Un panorama nuancé et informé des résidences sécurisées à travers le monde

Comment comprendre les effets de la mondialisation actuelle sur la ville ? Parmi les ouvrages qui visent à mieux comprendre ce processus, certains illustrent, à travers la présentation de différentes villes, une théorie préalable de la mondialisation et de ses effets. C’est notamment le cas des Paradis Infernaux, ouvrage dirigé par Mike Davis et Daniel Monk, paru aux éditions de la Prairie Ordinaire en 2008 : si on peut apprendre quelques éléments sur Hong-Kong, Kaboul ou Medellin, les mêmes diatribes contre le néo-libéralisme se répètent de l’introduction à la conclusion. Un autre type d’ouvrages, plus modeste dans ses intentions, mais peut-être plus efficace et plus respectueux de l’intelligence du lecteur, consiste à accumuler patiemment des faits, des analyses et des recherches, pour aider à penser ces processus d’urbanisation qui se retrouvent, de manière étonnante, dans différentes parties du monde. C’est dans cette seconde catégorie que l’on intégrera, sans hésiter, le Ghetto de riches piloté par Thierry Paquot. Mais - et ceci pourra surprendre le lecteur -, si une introduction substantielle précède la vingtaine de contributions, nulle conclusion ne vient clore cet ouvrage. Tout se passe comme si les auteurs, principalement des universitaires, voulaient laisser au lecteur le soin de construire sa propre vision des choses après ce tour du monde des enclaves sécurisées.  Ou peut-être, cet ouvrage collectif n’est-il que le premier élément d’une série d’ouvrages qui viendraient éclairer ces récurrences frappantes des villes mondialisées : ghettos dorés, mais aussi marges urbaines, centres commerciaux, lacis d’infrastructures, centres d’affaires…

Que sont ces “ghettos de riches” ? Le terme de “ghetto”  est aujourd’hui fréquemment mobilisé par la recherche urbaine, tout en étant largement mis en débat. Parmi les ouvrages français marquants utilisant ce mot, citons l’ouvrage de l’économiste Eric Maurin, Le Ghetto Français, paru au Seuil en 2004 ou Le Ghetto urbain de Didier Lapeyronnie, paru en 2008 chez Fayard. Mais, dans l’ouvrage dirigé par Thierry Paquot, il ne s’agit pas ici d’un emploi métaphorique du mot, comme dans le cas des deux ouvrages précédemment cités. Utilisé dans la formule de “ghettos de riche”, il apparaît comme “un figuré du figuré”. En quelque sorte, “il s’agit bien d’une “ségrégation territoriale”, mais d’une séparation ségrégative souhaitée, voulue et non pas contrainte, imposée”. Cette ségrégation volontaire se matérialise par la répartition d’un nouveau type de produit immobilier constitué non seulement d’un logement bien confortable et d’un emplacement pour les voitures mais également de services communs pour la famille ou les enfants, et surtout d’un sentiment, celui de la sécurité. Car ce qui distingue l’enclave résidentielle est bien sûr la présence de murs, de portails et d’un personnel de gardiennage.



Hacène Belmessous nous rappelle que ce processus n’est pas entièrement nouveau avec, dès le XIXe siècle, le développement d’ensembles résidentiels comme le parc de Maisons –Lafitte. Mais la nouveauté est bien la multiplication de ce type de produits et sa diffusion planétaire à partir du modèle étatsunien. C’est donc par l’Amérique du Nord que commence ce tour du monde, avec deux articles de Renaud Le Goix et Céline Loudier-Malgouyres. Aujourd’hui, à Los Angeles, les gated communities constituent une part importante du marché immobilier neuf, près de 13 % des nouveaux produits immobiliers. A partir des années 1970, ceux-ci deviennent un produit immobilier commun et répandu. Mais, ces produits ne s’adressent pas exclusivement aux plus riches : un tiers des programmes de gated communities est conçu pour les “riches”, mais une majeure partie est destinée aux classes moyennes et moyennes supérieures en quête d’un mode de vie associant résidence individuelle, loisirs (golfs, piscines, etc.) et production de l’environnement immobilier. Un peu moins d’un cinquième s’adresse aux clientèles plus modestes des minorités asiatique, hispanique ou encore noire de l’agglomération. Dans les autres parties du monde, la généralisation de la forme des “gated communities” apparaît plus tardive. Elle se répand au cours des années 1990, à la faveur certainement des mesures très libérales en matière de droit de l’urbanisme, adoptées par de nombreux pays. Dans une Amérique latine, ce développement apparaît particulièrement puissant et Marie-France Prévôt-Schapira montre comment les différents pays assouplissent leurs législations d’urbanisme, permettant ainsi l’éclosion d’un nouveau segment de la promotion immobilière spécialisée dans les résidences fermées. À Lima, présenté par Raoul Matta, un nouveau “paradis immobilier”, à plus de 100 kilomètres du centre apparaît, à proximité du littoral, mélange étonnant d’architecture du tourisme de masse et d’exclusion résidentielle.

Ces formes se répètent, à Istanbul (Jean-François Pérouse), à Delhi (Isabelle Milbert) ou encore à Varsovie (Georg Glasz et Robert Pütz) et le lecteur est entraîné dans un tourbillon de murs, de golfs, de clôtures. Faute d’un nombre suffisant de cartes, il est parfois difficile pour le lecteur de se repérer dans les villes présentées. Le monde des villes apparaît alors comme une répétition frénétique du même. Mais l’urbain s’est-il à ce point aseptisé ? Quelques éléments semblent contrarier cette idée d’une uniformité planétaire.  Au Japon, pour Marc Dilet, la “société de crainte” n’a pas encore donné lieu à la création de villes isolées par des murs. “La paranoïa collective se dresse plutôt contre les désastres naturels, dont la dimension destructrice relativise les autres évènements de la vie”. De plus, si les formes se répètent, leurs effets sociaux ne peuvent s’extraire des civilisations dans lesquelles elles prennent place : la prégnance de l’héritage confucéen en Chine, présenté par Guillaume Giroir, rend les choses bien sûr différentes d’une Australie dans laquelle ces résidences marquent un effritement de la cohésion sociale, selon Gérard Billard et François Madoré. Autre élément notable, certains auteurs montrent que ces résidences ne traduisent pas un enfermement étanche des classes aisées. A Mexico, pour Marc Guerrien, tout se passe “comme si l’apartheid demeurait bel et bien impossible dans une société qui s’est construire par le métissage et qui s’est façonné une identité originale pendant cinq siècles”.



Mais si les recherches nuancent un tableau par trop apocalyptique de l’avenir urbain, il n’en reste pas moins que ces gated communities fascinent et font peur. Ces résidences fermées sont marquées par deux pôles presque antagoniques dans notre imaginaire : celui de la publicité qui en fait des lieux de rêves, des paradis artificiels, celui des œuvres de l’esprit, principalement de la science fiction, qui en font les cadres des situations les plus cauchemardesques, notamment chez James Graham Ballard ou dans le film mexicain Zona de Rodrigo Pla. Le principal regret à la lecture de l'ouvrage est qu'on aimerait en savoir plus sur les effets psychosociologiques de la vie en résidence fermée. Cette question n'est abordée, d'une manière détournée, que dans la dernière contribution, de Stéphane Degoutin. Elle porte sur les gated communities au cinéma et dans la littérature. Ces œuvres dénoncent les risques de la fermeture, de l’entre-soi, de la peur de l’autre. Elles pointent le risque, sinon d’une disparition de la ville, du moins de cette forme de vie dans l’agglomération urbaine, qui selon Jean Giraudoux  “ doit faire naître chez ces habitants, ce respect d’autrui et de soi-même qui s’appelle à juste titre, l’urbanité”