Un essai d'histoire sociale qui fera date.

Ce livre dense et épais, tiré d’un travail universitaire (une "habilitation à diriger des recherches" soutenue en 2006), porte sur le procès de canonisation de Nicolas de Tolentino, qui se déroule durant l’été 1325. Mais il ne s’agit nullement d’une forme moderne de vita de ce frère augustin italien mort en 1305, ni même d’un travail relevant de l’histoire de la sainteté au sens classique : la vedette de cet "essai d’histoire sociale", de cette enquête faite "au ras des sources"   , comme on prônait il y a peu une histoire "au ras du sol", ce n’est pas le saint, mais bien le corpus, que l’auteur appelle plaisamment, entre guillemets, "notre source". Pour établir la sainteté de Nicolas, le pape avignonnais Jean XXII (1316-1334) lance une enquête, qui relève de la procédure inquisitoire. La commission travaille dans cinq villes de la Marche d’Ancône, une province assez autonome de l’État pontifical, trois mois durant ; elle recueille et consigne 371 témoignages dans un procès-verbal dont on conserve deux manuscrits, à quoi s’ajoutent les six manuscrits de l’abbreviatio, résumé du procès, achevé avant 1330.

Des miracles même (alors même qu’ils occupent les trois-quarts du manuscrit), du culte, de l’issue du procès (Nicolas est canonisé seulement en 1446), de la personnalité du saint, on ne saura pas grand-chose. Le livre prend ses distances, sur le plan historiographique, avec bien des idées fausses mais étonnamment répandues dans l’historiographie de la sainteté : l’auteur doit ainsi déclarer "infondée" "l’opposition majoritairement admise par les historiens de la sainteté entre sainteté réelle et sainteté construite"   ! L’auteur décide aussi de ne pas reprendre à son compte diverses notions et conceptions chrétiennes couramment admises – sur les miracles, le "peuple chrétien", etc. Le grand dessein de ce travail est de défendre que la source ne donne nullement accès à des "voix vives"   et ne résulte pas de la sainteté supposée de Nicolas : au contraire, elle permet un contrôle des témoignages dans le but de produire la sainteté même.

Le plan retenu, original, envisage d’abord, en amont de la source, les efforts consentis par des groupes de pression (essentiellement les augustins, en quête d’un saint parmi leurs membres, et les notables guelfes qui attendent de la canonisation des profits symboliques) pour "obtenir une bulle" permettant l’ouverture du procès. L’un des points les plus fermement établis par l’auteur est que rien dans les sources n’évoque Nicolas avant le procès ; il n’apparaît dans la documentation qu’en 1324. Manière d’anticiper la réponse à la question, un peu rhétorique, consistant à demander si c’est la popularité de Nicolas qui déclenche l’enquête ou si c’est le procès qui invente le saint   . Car il s’agit bien de "Fabriquer un saint" : Nicolas accomplit des miracles, stéréotypés, et présente des qualités adaptées à l’époque : favorable au parti guelfe et hostile aux rebelles, témoignant de compassion pour les pauvres mais faisant preuve lui-même (à la différence des radicaux franciscains et des fraticelles) d’une pauvreté mesurée, résistant aux attaques du démon, il s’aligne, en somme, sur les positions du pape et du temps. Le livre s’interroge ensuite sur la façon dont fut produite la documentation : d’abord la mise en place de l’enquête (mai-juillet 1325), avec la préparation des articles de l’interrogatoire, qui permettent "de contrôler étroitement l’image que les postulateurs veulent donner du saint"   ; ensuite les interrogatoires, et le processus de sélection des témoins – on constate une déperdition de 35 %, socialement inégale, entre témoins cités et témoins réellement interrogés ou entre témoins interrogés et témoins enregistrés –, qui révèle l’effet d’un filtre entre réalité et documentation, comme toujours s’agissant des sources inquisitoriales. Ces témoins sont au cœur de l’enquête, dans leur diversité – de sexe, d’âge et de milieu social. Une analyse plus fine révèle que l’équilibre apparent entre hommes et femmes et la répartition des âges des témoins – de 17 à 94 ans – sont un leurre : les témoins d’un haut niveau social sont surreprésentés et, surtout – grand apport de l’outil quantitatif, abondamment utilisé ici –, ils parlent davantage.

Le témoignage est recueilli : comme on le sait désormais, la mise à l’écrit en latin de déclarations en vulgaire, la ressemblance entre les témoignages, "si ressemblants que cela tient du miracle"   , l’effort de produire une mémoire collective concordante plutôt que des souvenirs individuels sont autant d’indice du travail de reconstruction de la mémoire accompli par la commission ; travail plus net encore à la lecture du récit de l’abbreviatio, présenté comme objectif et unifié. La commission opère dans "un circuit et un espace guelfes"   dont Tolentino est l’épicentre ; dans les cinq villes où elle siège, affluent des témoins capables d’une forte mobilité ; on voit la forte polarisation autour de Tolentino et l’on note l’exclusion des villes gibelines. Le procès fut pour les élites le moyen d’imposer une domination sociale : l’effet d’égalité qu’entend produire le procès, par la grande diversité sociale et sexuée des témoins, doit être démonté, car les temps de paroles, le traitement de la parole ou le nombre de miracles révèlent en fait des différences sociales. Un traitement quantitatif fin de la source révèle cet écart – à l’extrême, comparons les 27 mots du témoignage d’une jeune femme et les 5891 mots de celui ce Berardus Appillaterre, dont le témoignage et l’itinéraire sont exceptionnels. Femmes, nobles et humbles sont moins diserts qu’augustins, hommes de loi et notables popolani de Tolentino. C’est bien l’élite de Tolentino qui récolte les bénéfices symboliques de la narration.

Il est des limites attenantes au genre même auquel appartient le livre : certaines parties auraient pu être plus développées (la présentation de l’historiographie paraît finalement, par choix sans doute, rapide : il n’y a pas d’"état de la question" général) ; a contrario, il est des passages un peu généralistes, voire anhistoriques – sur l’acquisition du souvenir ou le fonctionnement de la mémoire –, qui ne sont pas des plus convaincants. Le refus d’une partie contextuelle traditionnelle fait que les observations sur le contexte sont un peu disséminées au fil du livre. Enfin, certains cas auraient peut-être pu être plus fouillés, comme celui des nonnes de Santa Lucia   , qui ne fait pas ici l’objet d’une interprétation plus poussée. Mais il est sûr que cet essai d’histoire sociale, toujours clair, est une très grande réussite. La source, au centre de la réflexion, est abondamment citée, analysée, interprétée et déconstruite. Grâce à l’usage combiné de plusieurs outils – lexicographique notamment –, l’auteur établit qu’elle révèle une stratégie et une société. On doit parler du "type de vérité" qu’elle crée   plutôt que du fragment de vérité qu’elle révèlerait telle la pièce d’un puzzle prédécoupée, pour emprunter à la conclusion de l’ouvrage une bonne métaphore qui peut faire penser à l’usage des sources fait par Arsenio Frugoni dans son livre sur Arnaud de Brescia. Premièrement, la sainteté est produite par le procès, non l’inverse ; deuxièmement, la source résultant de ce procès révèle la façon dont fonctionne la domination sociale. Ce sont les points essentiels de ce livre remarquable, auquel le jeu sur les échelles d’analyse permet de parler d’un cas précis tout en étant d’une lecture passionnante

 

*À lire également sur nonfiction.fr :

- Joachim Bouflet, Une histoire des miracles. Du Moyen Âge à nos jours (Seuil), par Martin Roch.