Quel statut et quelles méthodes pour l'histoire culturelle ? L'essai de Pascal Ory apporte réponses et questions.

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Depuis une bonne dizaine d’années une veine éditoriale s’est appliquée à défendre haut et fort les vertus de l’histoire culturelle. Une association et des colloques tirent dans le même sens. Thèses et mémoires suivent en nombre la même inspiration, parfois sous l’empire de l’idée que c’est en ce lieu que réside le renouvellement historiographique et qu’il suffit de parler d’histoire culturelle pour être clair avec sa méthode.


Le dernier ouvrage de Pascal Ory – qui rassemble plusieurs articles déjà publiés, complétés par trois textes inédits – revient sur le sujet et tente une nouvelle fois de faire la lumière sur cette dévorante histoire culturelle. Virevoltant, allègre, mais aussi épicé contre un adversaire que l’on ne reconnaît pas toujours très bien, Pascal Ory mêle réflexion à caractère épistémologique et études empiriques où sont ouvertes des pistes alléchantes. L’auteur est connu pour sa grande curiosité intellectuelle et un goût séduisant pour le gai savoir. La "culture" telle que l’entend Pascal Ory dans cet ouvrage, comme dans la plupart de ses travaux, est en rupture avec l’académisme. Ce qui explique sans doute son obsession pour les questions de légitimité. On y perçoit comme abandonnées les traces des années Lang où tout soudain devint culturel : de la bande dessinée à la gastronomie, de la fête au moindre flon-flon. Pourquoi pas d’ailleurs ? Alain Finkielkraut et quelques esprits chagrins en guerre contre leur temps voient dans cette dissipation de la notion le signe d’un déclin. On peut plus simplement y déceler une nouvelle conception de la culture.


Ce n’est pas à ce niveau moral qu’il convient de discuter le livre de Pascal Ory qui a, selon la formule consacrée, les défauts de ses qualités. On peut s’irriter d’un foisonnement qui délaisse parfois le patient travail de l’analyse pour la suggestion voire le jeu de mots. Pascal Ory est un styliste qui ne sait pas toujours résister aux tentations du style. Il aime les mots et leurs associations. Joueur, il se passionne pour les rapprochements en tout genre qu’on aimerait parfois voir mieux fondés. Mais de ces derniers jaillissent parfois des idées excitantes pour l’esprit. Tel était il est vrai le but visé.

Ce qui prête davantage à discussion sont le statut et la méthode de l’histoire culturelle vantés par l’auteur. Il serait d’abord injuste, comme le rappelle Ory lui-même dans une vaillante rétrospective historiographique, de considérer que l’histoire culturelle constitue un volet parfaitement inédit de l’activité des historiens. On n’en finirait pas d’égrener les noms de tous ceux qui enrichirent le répertoire traditionnel de l’histoire politique et sociale d’une sensibilité à l’instance culturelle. Davantage sans doute l’histoire sociale que l’histoire politique qui fonctionna longtemps comme un étouffoir de l’imagination historiographique.

Il n’est que de citer l’équipe des Annales première manière, l’histoire sociale du mouvement ouvrier qui, sous la houlette de Madeleine Rebérioux, intégra la culture à son horizon, pour ne rien dire de la "nouvelle histoire" ou de la grande tradition de l’histoire du XIXe siècle que représentent des auteurs aussi différents que Maurice Agulhon ou Alain Corbin, pour se convaincre que la question de savoir si l’on est pour ou contre l’histoire culturelle n’a plus vraiment de sens. Encore ne s’en tient-on ici qu’à l’histoire contemporaine…


Il est en revanche un autre débat que Pascal Ory se hâte peut-être trop rapidement de trancher. L’histoire culturelle est-elle une "méthode" nouvelle ou recouvre-t-elle un "territoire" jusqu’à ce jour plus ou moins délaissé ? En dépit d’une vive introduction, la réponse à ces deux questions ne s’affiche pas clairement. On comprend néanmoins que pour Pascal Ory l’histoire culturelle constitue un segment historiographique articulé à d’autres. Pas d’histoire culturelle sans histoire politique ni même sans histoire sociale. Les illustres devanciers déjà cités en étaient si convaincus qu’ils s’étaient d’ailleurs refusé à faire de l’histoire culturelle un drapeau. À la lecture de bien des études publiées dans ce volume, on s’interroge pourtant sur le degré d’autonomie de la "culture". La virtuosité de Pascal Ory s’apprécie surtout dans l’interprétation des signes : textes surtout, images un peu, sons pas du tout. Si les infrastructures politiques, sociales et économiques sont évoquées, elles le sont comme on le fait d’un décor lointain. À une exception près : l’un des textes les plus intéressants du recueil s’efforce de démentir l’analyse classique des engagements durant l’affaire Dreyfus en termes sociologiques. Ory s’en prend en particulier à l’idée, défendue jadis par l’historien Christophe Charle, selon laquelle le dreyfusisme serait affaire de dominés quand l’antidreyfusisme rallierait les dominants. Avec efficacité, Ory met en évidence les limites d’une telle interprétation, préconisant moins un renoncement à l’approche par le social (encore est-il un tant soit peu incertain sur la notion) qu’à une compréhension moins rigide de celui-ci, dégagée de la dictature des catégories socio-professionnelle. En général, cependant, l’histoire culturelle renonce à se préoccuper sérieusement de cet aspect. Les composants sociaux, politiques ou économiques sont abandonnés à leur triste sort. C’est d’ailleurs sans doute ici que réside la nouveauté des approches de l’histoire culturelle : considérer la culture comme une instance quasi autonome.


Le présupposé peut d’ailleurs se défendre. Il exige alors une radicalité épistémologique et des méthodes qu’on voit à l’œuvre chez certains historiens, plutôt aux États-Unis, d’ailleurs, qu’en France. L’histoire culturelle "à la française", dont Pascal Ory est l’un des meilleurs représentants, demeure encore prise dans une "mauvaise conscience" – qu’Ory tente sans doute de combattre à sa manière – qui fait d’elle une instance "de dernière instance". Elle ne se présente pas comme une alternative à l’histoire sociale, c’est-à-dire comme une autre histoire sociale, pour suivre l’un des historiens français qui a su le mieux mettre en forme théorique cette "autre" histoire culturelle : Roger Chartier. On déplace ici celle-ci du côté du "programme fort". Elle n’est plus seulement une histoire qui part à la conquête de nouveaux objets, démarche au demeurant tout à fait nécessaire, elle est mieux encore une "aventure" intellectuelle qui mobilise une nouvelle boîte à outils.


En ce sens, on pourra donner raison à Pascal Ory : oui, l’histoire culturelle est audacieuse. Mais elle prête alors à débat et ouvre une controverse considérable qui a trait à la définition même de l’approche en sciences sociales. Qu’observent-elles en effet ? La "réalité" ou des "reflets" de celle-ci, la "nature" ou la "construction sociale" de celle-ci ? On ne peut tout à fait prendre à la légère ces questions d’ordre épistémologique, de la plus grande actualité aujourd’hui, au moment même où se négocient, ici et là, de nouveaux contrats entre naturalisme et constructivisme.


C’est en embrassant ce type d’interrogations fondamentales ayant trait à la "nature de la culture" que la culture peut être en effet conçu comme une "aventure". Pascal Ory, on l’a dit, ne boude pas le plaisir de manipuler poétiquement les mots. Prenons-nous à son jeu, avec philosophie. On pourra ainsi répondre avec quelques arguments à la définition narquoise de Chomsky : ""La culture" ? C’est quelque chose que je mettrais dans la catégorie des licornes !"