Vie et mort d'un fleuron industriel français racontées avec brio. Un roman tout simplement indispensable. 

Sous la plage les pavés ? S’il n’est pas malvenu de fourbir ses armes intellectuelles et d’entretenir le débat d’idées durant les vacances estivales, surtout après une année riche en "évolutions" sociales et idéologiques, la lecture d’un énième pamphlet sur la mondialisation perverse, d’un nouvel essai sur le capitalisme du désastre n’est pas forcément ce que les aoûtiens recherchent pour manifester leur haute culture sur leur serviette de bain ; la période estivale, ne nous mentons pas, est davantage propice au repos cérébral. Alors que faire, comme dirait l’autre ?

Pourquoi ne pas considérer que le roman est parfois plus à même de rendre intelligible la complexité sociohistorique de notre société qu’une rigoureuse étude scientifique ? C’est cette interrogation qui justifie la présence dans les colonnes virtuelles de Nonfiction du dernier ouvrage de Sylvain Rossignol, écrivain, militant et spécialiste des questions de santé publique. Notre usine est un roman est un coup de cœur et un coup de maître, malgré un synopsis peu glamour et peu favorable à l’étalage de la confiture culturelle : relater l’épopée tragique d’un des fleurons de l’industrie pharmaceutique française, l’usine Roussel-Uclaf de Romainville fermée en 2004.

Roman social et patrimonial dans lequel l’auteur s’appuie sur les nombreux témoignages de ces salariés qui ont refusé que leur mémoire disparaisse avec leur outil de travail. Malgré le principe narratif "Colombo" ou "Titanic" qui veut que l’on connaisse déjà le fin mot de l’histoire, l’auteur nous tient en haleine tout au long de ces 400 pages grâce à une plume érudite et captivante, à la trame narrative complexe mais jamais compliquée où s’enchevêtrent les histoires singulières de personnages dont les caractéristiques sociales et psychologiques sont très élaborées. Bref un roman réaliste mais bien loin d’un pathos misérabiliste zolien.

Débutant en 1967 avec l’arrivée dans l’usine de jeunes techniciens, incarnations de la génération des baby-boomers qui considèrent alors que progrès rime avec futur, Notre usine est un roman nous fait percevoir les transformations sociales et culturelles de la société française par le prisme de ce microcosme. Bien sûr, au niveau macroéconomique ce sont les transformations du capitalisme qui sont les plus manifestes : d’une logique paternaliste, qui n’a jamais été un âge d’or, comme le souligne un personnage syndicaliste, mais qui acceptait un certain compromis social et faisait la fierté des salariés, l’usine est contaminée par la prédation virale d’un capitalisme mondialisé et financier. Disloquée, purgée, perdant toute initiative et devenant un instrument d’actionnaires qui n’hésitent pas à ruiner la recherche et donc la production de nouveaux médicaments sur l’autel du saint taux de profit, l’usine disparaît. La recomposition du paysage industriel français et les nouvelles donnes dans le monde du travail, notamment l’arrivée massive d’intérimaires dans les années 1980, se lisent aussi dans ce formidable roman. Au niveau culturel, les années 1968 et les conséquences des évènements de mai constituent peut être l’un des passages les plus passionnants. Comment se vivent ces années-charnières dans cette entreprise ? Amour, "lendemains qui chantent", expériences autogestionnaires, ou tout simplement aspiration à une reconnaissance de ses supérieurs par l’usage d’un "Monsieur" avant que votre nom vous soit jeté au visage, en bref un panel de vécus, de perceptions propres à chaque individu. Et c’est justement cette multiplicité des points de vue qui fait la richesse de ce roman : l’usine n’est pas composée de seuls "prolétaires", et le rôle des techniciens syndiqués dans les mobilisations, les réactions des cadres et de la direction de l’usine sont finement soulignés, conférant à cette usine une complexité rarement mise en évidence. Et que dire des tensions, des désillusions qui traversent les groupes sociaux et les individus ? Deux exemples sont riches d’enseignement : le passage grinçant d’un Marchais, alors quasi-inconnu, à contre-courant des aspirations féministes, prônant la natalité ouvrière ; ou encore l’élection de Mitterrand et son cortège de craintes et d’espoirs.



À cette perspective historique des plus intéressantes, l’ouvrage possède un autre atout : une véritable analyse socio-anthropologique de cet univers industriel. On reconnaît chez l’auteur une connaissance pointue des rapports sociaux qui s’y tissent, et leur mise en récit est des plus habiles. La "valeur travail" pour reprendre un subtil slogan publicitaire de l’an précédent, recoupe en réalité une multiplicité de notions, en constante évolution. Ainsi, aux conflits autour du salaire par exemple se substituent ceux relevant des conditions de travail. Mais surtout les personnages soulignent l’importance du "sens" à donner à leur emploi : la fierté de travailler dans le domaine de la santé en est un, ébranlée lors du phagocytage de l’usine par les actionnaires. L’auteur souligne la diversité au sein de chaque échelon de l’entreprise, et l’importance des trajectoires sociales dans la construction de soi (pourquoi Chantal est-elle plus conservatrice alors que Marie Laure est très impliquée dans la lutte syndicale ?). En résultent de nombreuses tensions, jusqu’au cœur même des syndicats (entre "anciens" et "nouveaux"). Mais le lieu de travail n’est pas réductible au seul poste occupé, il est aussi un puissant facteur de socialisation, au travers de lieux de vie commune (le local CGT, le bar…). Le rôle des rites de passage, la transmission du savoir manuel, ou encore l’éthos ouvrier (ce rapport au corps si peu distancié, véritable conservatisme culturel doublé d’une constante solidarité) sont autant de données anthropologiques traitées en filigrane subtilement et intelligemment par un jeune écrivain à l’écriture exceptionnelle, alerte et didactique, jamais misérabiliste ni populiste. Un auteur fier de ses personnages.

Un roman indispensable et salutaire donc, à l’heure où les conséquences funestes de la mondialisation se renforcent jour après jour, où la casse des services publics de santé est bien avancée, où la propagande médiatique a réussi à faire croire au bien fondé de la fusion GdF-Suez. À tous ces éléments contemporains, Notre usine est un roman, vous fournira des outils pour comprendre et s’interroger.