Le premier ouvrage entièrement consacré à la figure de Jean Rouch, chantre de l’anthropologie filmique de 1947 à sa mort, en 2004.

Dans la préface qu’il donne à l’ouvrage de Maxime Scheinfeigel, Michel Marie qualifie cette dernière de “rouchienne de la première heure”. Elle avait en effet fait sa thèse sur Moi, un noir et signe aujourd’hui un ouvrage complet sur son réalisateur. Précisant de façon programmatique que “l’on a sans doute trop souvent jusqu’ici évalué l’importance de son œuvre seulement à l’aune de l’anthropologie filmique et [que] l’on a éventuellement négligé de voir en elle ce qui la désigne comme une œuvre de cinéma à part entière”   , l’auteur n’a de cesse de démontrer, au fil du livre, que Jean Rouch est un véritable cinéaste. Ethnologue et cinéaste, une histoire de double... duplicité que vient renforcer un second questionnement : dans l’œuvre de Rouch, quelle est la part échue du document et quelle est celle de la fable ?

En analysant la carrière du cinéaste et ses films de manière précise et détaillée, Maxime Scheinfeigel fait pénétrer le lecteur dans l’univers de Jean Rouch, à la découverte d’une œuvre cinématographique cohérente et de l’accomplissement d’un cinéaste ethnologue.


L’initiation

Fils d’un officier de marine, Jean Rouch fait de nombreux voyages dès l’enfance, formant ainsi son imaginaire. Son père, qui lui donne ce goût des voyages, l’initie également au documentaire en l’emmenant au cinéma voir le Nanouk de Robert Flaherty alors qu’il n’est âgé que de 6 ou 7 ans.

Ingénieur des ponts et chaussées converti à l’anthropologie africaine, Jean Rouch devient l’élève de Marcel Griaule. En 1945, il part pour sa première expédition avec ses amis Pierre Ponty et Jean Savy   . Les trois jeunes-gens, qui doivent descendre le fleuve Niger en pirogue, emportent avec eux une caméra 16mm achetée aux puces dont ils ne savent pas se servir... Qu’à cela ne tienne, Rouch apprendra les rudiments durant une escale du voyage en avion.

Cette anecdote originelle est assez révélatrice du fait que Rouch deviendra cinéaste au fur et à mesure de ses tournages. L’apprentissage se fera par des expérimentations dont Au Pays des mages noirs (1946) constitue la leçon inaugurale. Tout le cinéma de Rouch est déjà là : il conçoit le montage au moment de la réalisation de ses films, il enregistre les sons que la réalité produit et donne sa voix au commentaire.

Maxime Scheinfeigel souligne que le cinéaste revendique la double influence de Flaherty et de Vertov : Flaherty, le cinéaste voyageur qui fait de petits arrangements avec la réalité : Vertov car Jean Rouch se réclame avec son “cinéma vérité”   du cinéaste russe et de son kinopravda. En effet, Rouch prône la transformation du cinéaste lors des prises de vues. L’ethnologue cinéaste, avec son “oeil mécanique” et son “oreille électronique”   , se transforme, possédé par son objet d’observation et entre dans un état de “ciné-transe”, l’intéraction entre la caméra et l’opérateur permettant d’accéder à l’autre, sinon à la vérité. Et l’auteur de souligner une caractéristique fondamentale du cinéma de Rouch : celle de l’altérité, que le motif du double déjà évoqué viendra amplifier au fil des réalisations.


Je est un autre  

Dans un souci de recontextualisation historique du “cinéma direct”   , Maxime Scheinfeigel replace le courant dans l’histoire du cinéma mondial. D’une part, elle précise que si Jean Rouch est le fer de lance du courant français que l’on appelle “cinéma direct”, on voit émerger, à la même époque et à travers le monde, des mouvements qui lui sont proches : qu’il s’agisse du “Candid Eye” en Grande-Bretagne du “Free Cinema” aux États-Unis   ou encore des auteurs de l’“Office National du film” au Canada (Brault, Perrault). C’est avec le Canada que Rouch nourrira la relation la plus durable et intéressante. D’autre part et à une échelle plus européenne, l’auteur place ce courant entre le néo-réalisme italien et la Nouvelle Vague française. Le “cinéma direct”, contemporain de la Nouvelle Vague, est aussi un cinéma de la modernité : l’équipe technique est réduite au minimum (bien souvent un chef opérateur et un preneur de son), la caméra est immergée dans un environnement réel, le son est synchrone direct et le tournage est pensé dans une approche ethno-sociologique.   À cet égard et relativement au rapprochement opéré par l’auteur avec la Nouvelle Vague, on mentionnera aussi le très beau Gare du Nord (1964)   .

Maxime Scheinfeigel rappelle que l’on a attribué au “cinéma direct” une vocation sociologique, politique et souvent militante. Jean Rouch est, dans ces années, le chef de fil de ce courant, et il entraîne dans son sillage des cinéastes de fiction comme Jean-Luc Godard, qui apprécie son travail, mais aussi des cinéastes venus du documentaire comme Chris Marker. Ce dernier cependant, tout en s’inscrivant dans le mouvement, manifestera une vocation plus militante. Comme le note si justement Guy Gauthier dans son ouvrage Le Documentaire un autre cinéma   , Marker utilise ce dispositif léger, cette “caméra de terrain” lorsqu’il confie sa caméra aux ouvriers en grève de la Rhodiaceta et réalise le film À bientôt j’espère en 1967.

Cependant, malgré la proximité de pratique avec la Nouvelle Vague, malgré le fait que c’est cette dernière qui lui a permis de produire ses films, Maxime Scheinfeigel note bien que Rouch fait partie de ces auteurs “que la Nouvelle Vague a rencontrés mais pas totalement absorbés”.   Et l’auteur de citer en exemple Alain Resnais, Chris Marker, Agnès Varda.

Jean Rouch n’en reste pas moins un véritable auteur qui impose sa voix dans tous ses films, qui occupe son rôle de réalisateur du début à la fin, qui travaille en “bricoleur” en marge de l’industrie du cinéma et qui construit une œuvre dans la cohérence et la permanence du style.

Un auteur qui par ailleurs rassemble autour de lui une véritable “tribu de cinéma”   . Initié par les dogons et adopté par eux, il les avait également intégrés à sa tribu de cinéma, les faisant passer du statut de personnage à celui d’acteur, les conduisant derrière et devant la caméra.

Comme le rappelle l’auteur, l’Afrique a donné son identité au cinéma de Rouch. Son équipe est constituée de Français et d’Africains. Jean Rouch produit ses films avec ceux qu’il appelle ses “copains” africains, créant ainsi un phénomène d’“énonciation collective” (terme que Maxime Schleinfeigel emprunte pour l’occasion à Gilles Deleuze) : la langue vernaculaire de chaque tribu vient s’ajouter au français (ou à l’anglais), la sphère sonore s’adaptant, dans les films, à l’espace visible.  

Le cinéaste accorde une grande importance à la langue tribale, cette langue qui renvoie au fonctionnement pré-colonial, lorsque les populations avaient une tradition orale. Cette “texture orale” dont parlait l’ethnographe Marcel Griaule est importante y compris lors de la post-synchronisation des films. Ce “feedback” est une nouveauté dans la pratique documentaire, et c’est aussi ce qui fait la saveur des films de Jean Rouch : le cinéaste projetait le film monté à ses participants et enregistrait les commentaires que la projection suscitait (parfois 6 ou 7 ans après le tournage) afin d’enrichir la post-synchronisation. L’effet de distanciation en était des plus intéressants et redoublait l’observation ethnofilmique.

Si Maxime Scheinfeigel souligne bien les liens presques familiaux de Jean Rouch avec l’Afrique, elle ne s’étend pas sur la question épineuse qui surgit forcément lorsqu’on commente l’ethnographie des années 50 en Afrique : celle du colonialisme   . À la même époque et bravant la censure, René Vautier avec Afrique 50, Alain Resnais et Chris Marker avec Les Statues meurent aussi (1952) ou Jean Rouch avec Les Maîtres fous (1954), ont montré et analysé la relation colonisateur-colonisé. L’auteur ne développe pas autant que Guy Gauthier   le malaise qu’ont suscités certains films de Rouch, Les Maîtres fous et Moi, un noir entre autres. À cette époque, Rouch est attaqué par ses propres amis mais également par de jeunes Africains. Le cinéaste Ousmane Sembène dira : “Je n’aime pas les films de Rouch. Rouch fait des films pour les Européens, non pour les Africains... d’ailleurs, c’est un ethnographe et vous savez que le colonialisme, d’une certaine manière, s’est appuyé sur l’ethnographie.” ((“Le cinéma en Afrique noire”, Image et son, n°173, Mai 1964, p. 29.)

Cela étant, et comme argue Margaret Mead pour la défense de Jean Rouch, les films du cinéaste sont de formidables moyens d’accéder à l’autre (qu’il soit Africain comme dans La Chasse au lion à l’arc (1965) ou européen dans Chronique d’un été (1960) ).


Quand Rouch fait école

Jean Rouch a renouvelé le genre documentaire non seulement par ses trouvailles techniques mais aussi par l’incursion de la dimension imaginaire dans le récit documentaire. Maxime Scheinfeigel reprend les mots d’André Labarthe pour expliquer le phénomène : “Moi, un noir n’est ni un film de fiction ni un documentaire, il est l’un et l’autre, mieux : il est l’un multiplié par l’autre”. ((André Labarthe, Essai sur le jeune cinéma français, Paris, Le Terrain Vague, 1960, p. 29.)). Et cette réversibilité formelle se double d’une réversibilité méthodologique qui permet à l’homme africain d’observer ses semblables (Les Maîtres fous) ou encore des Européens (Petit à petit), passant ainsi d’observé à observeur, prenant même la place de l’ethnologue.

L’influence de Jean Rouch est encore bien réelle. Chaque année, le bilan du film ethnographique clôture le Festival du Cinéma du réel à Paris   . Bien qu’ils ne soient plus là, les figures de Germaine Dieterlen et de Jean Rouch continuent de marquer cette manifestation.

De même, l’Université de Paris X Nanterre continue de former des chercheurs à la spécialité audiovisuelle, dans la lignée du diplôme de recherche en ethnologie créé sous l’égide de Jean Rouch en 1971.

Maxime Scheinfeigel a raison lorsqu’elle qualifie Jean Rouch de passeur. Il transmet une pensée scientifique qui s’exprime sous forme poétique. Il est également passeur d’une technique de filmage dont on observe l’héritage dans le travail de Raymond Depardon (comme le note l’auteur), mais également dans le courant du cinéma belge qui a donné naissance aux réalisations de la série documentaire Strip-Tease. Série dans laquelle on retrouve l’immersion totale en milieu “naturel” et l’observation socologique de nos contemporains (que seules permettent les avancées techniques du cinéma direct).


Cinéaste ethnologue

Maxime Scheinfeigel propose un ouvrage documenté, nourri de témoignages, qui replace le courant du “cinéma direct” dans son contexte   , qui définit en creux de la démarche ethnographique et analyse en quoi Jean Rouch l’ethnologue est aussi un vrai cinéaste. Pas d’idôlatrie cependant pour notre auteur qui reconnaît ça et là les faiblesses du maître : elle précise par exemple que Dyonisos (1984) est un film maladroit, ou que le cinéaste n’est pas attaché à la belle forme.

L’auteur nous montre bien que le cinéaste ancre ses pratiques (l’ethnologie et le cinéma) dans un temps cyclique. Les rituels sont filmés par un outil qui devient lui-même rituel (le cinéma) : le cinéaste met son dispositif en adéquation avec son objet d’observation. Le corps et la voix de Jean Rouch s’inscrivent dans une tradition orale de récit et guident le spectateur dans le film, fable documentaire ou conte documenté.

Maxime Scheinfeigel emmène le lecteur à la rencontre d’une œuvre de cinéma singulière, qui navigue entre le documentaire classique et la Nouvelle Vague, entre le documentaire et la fiction, entre l’Europe et l’Afrique, en gardant le cap de l’ethnologue, du conteur, du cinéaste. L’auteur nous révèle toutes les dimensions qui font qu’un film de Jean Rouch est immédiatement reconnaissable comme tel et invite à “une découverte poétique des choses”.


Liens

- Le comité du film ethnographique organise du 14 au 20 novembre 2009 un colloque Jean Rouch.

- Chronique très complète de l’anthologie des films de Jean Rouch en dvd.


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