Un livre majeur qui dénonce ceux qui cherchent encore, contre l’évidence de la totale compromission de Heidegger au nazisme, à éviter le naufrage du « prophète »

Ce livre de François Rastier fait partie des ouvrages de salubrité publique. Dans une époque où de nombreux intellectuels, et parmi eux des philosophes de grande notoriété, compromettent l’exercice de la pensée par leurs concessions à l’identitarisme ou au relativisme, l’auteur nous fournit les armes pour ne pas être dupe des faux-semblants. On éprouve, en le lisant, une allégresse constante que son érudition non seulement ne contrarie pas mais renforce. Car si F. Rastier a tout lu et tout maîtrisé, le soin mis à nous renvoyer aux sources de ses analyses fait du lecteur le complice joyeux de sa dénonciation.

 

L’inanité d’une séparation

 

Car c’est bien de dénonciation qu’il s’agit : celle des diverses catégories d’heideggériens qui cherchent encore, contre l’évidence de sa totale compromission au nazisme, à éviter le naufrage du « prophète ». L’un des principaux objectifs de F. Rastier est de montrer, sans pour autant se livrer à l’exercice fastidieux d’une introduction à la pensée du Maître (il le nomme ainsi, comme pour se moquer de ceux qui ne voient dans l’éthique qu’une préoccupation des faibles), que la séparation entre le recteur nazi et le philosophe du Dasein est au mieux un non-sens mais plus certainement une faute morale d’une extrême gravité. Or c’est cette faute qui fait l’objet d’un invraisemblable déni.

Ce dernier touche des philosophes aux engagements politiques extrêmement divers : certes François Fédier et Jean Beaufret, thuriféraires patentés que rien ne saurait troubler, mais également, dans une sorte d’inventaire à la Prévert, Badiou, Vattimo, Trawny, Finkielkraut, B.-H. Lévy, Agamben, Cassin, Derrida, Nancy, Lacoue-Labarthe, Negri, Zizek, Blanchot, Lyotard, Rorty, Safranski, Salanskis, France-Lanord, Romano… Cette liste, aussi hétérogène paraisse-t-elle, indique précieusement ce qui est visé dans l’étude de F. Rastier : le « déconstructionnisme » et, plus généralement, la philosophie non argumentative. Car ce que pratiquent les heideggériens, quelle que soit leur obédience, c’est « l’art de ne pas lire ». Comment sinon expliquer qu’il ait fallu attendre la publication des Cahiers noirs pour voir quelques apologistes troublés admettre enfin (pour certains d’entre eux) l’antisémitisme du Maître qu’ils n’avaient pas perçu dans les 93 volumes précédents     ? La thèse de l’erreur de jugement temporaire (celle également invoquée pour sauver Carl Schmitt de l’opprobre), qui justifiait l’intenable séparation entre, d’une part, les cours et discours militants et, d’autre part, les textes fondateurs, a désormais vécu.

 

Il faut dire que les ayants droit n’ont pas ménagé leurs efforts pour éviter de publier une édition critique, laquelle aurait permis de repérer les réécritures, les tentatives d’effacer les traces, et présenter un auteur « idéalisé, poétisé, romantisé » (p. 70). Mais, soyons honnête, ils ne font que respecter le désir de Heidegger, ce dernier incitant à une lecture ésotérique et déclarant « ne rien pouvoir pour ceux qui ne comprenaient pas l’intention première malgré les réécritures » (p. 71). Il ajoutait que « le plus grand danger pour la Pensée est la tentative de se faire comprendre » (cité par F. Rastier, p. 75). Programme exaltant qui est celui d’un prophète : F. Rastier souligne que si Sein und Zeit (1927) évoque des thèmes traditionnels en philosophie (ontologie grecque ou phénoménologie de la quotidienneté), Heidegger, membre actif d’une société ésotérique catholique, la Ligue du Graal, emploie des mots cryptés, des néologismes jamais définis et agissant comme des symboles inexpliqués, et utilise des procédés de dissémination et d’équivoque. Et ce discours prophétique (à l’image de celui d’Hitler) se présente comme une réaction contre le prophétisme juif : « La prophétie est la technique du rejet du destinal dans l’histoire. Elle est un instrument de la volonté de puissance. Que les grands prophètes soient Juifs est un fait dont le secret n’a pas encore été pensé » (Heidegger cité par Rastier, p. 31). La légitimité, voire la nécessité, de ce « pathos prophétique » se fonde sur la transformation d’événements politiques, tels la venue du IIIe Reich et l’extermination des juifs, en événements théologiques : « Dans son catastrophisme, Heidegger prophétise ce qui vient d’advenir, en recodant les événements dans l’Histoire de l’Être – ou en agitant des menaces : ainsi la technique (enjuivée) qui menace de faire “partir la terre en fumée” (selon Trawny) » (p. 33). Ainsi le changement purificateur aura lieu, l’humanité actuelle, dans un grand mouvement de restauration apocalyptique, sera remplacée par une humanité nouvelle. On songe ici à l’expression fortement suggestive de Saul Friedländer parlant d’« antisémitisme rédempteur » pour qualifier l’antisémitisme nazi. Le Führer, pour Heidegger, est celui qui libère de la dépossession, qui permet la « restitution de l’Étant » et inaugure un « autre commencement » où « la force de l’essence non encore purifiée des Allemands est capable de préparer dans ses fondements une nouvelle vérité de l’Être »   .

 

La promesse prophétique

 

Le corpus canonique ne peut donc plus être lu sans les textes qui leur sont contemporains (de 1930 à 1970) et qui « utilisent le même langage, exploitent les mêmes thèmes, mais en ajoutant ce qu’ils taisent ou en reformulant plus clairement ce qu’ils voilaient » (p. 71). Les Cahiers noirs ne font que révéler la promesse prophétique, laquelle n’était jusqu’alors que suggérée. F. Rastier insiste justement sur l’aspect délirant du prophétisme heideggérien, celui-ci prêtant une puissance surnaturelle aux noms débutant par la lettre H, et annonçant le caractère historique de l’année 2327 (400e anniversaire de la publication de Sein und Zeit). Ce nostradamisme, qui est « la rançon d’une vision du monde qui refuse le principe de réalité pour s’ériger en critère de toute vérité » (p. 47) décourage tout débat philosophique. Au-delà, il légitime le complotisme dont la « logique délirante de métonymie généralisée voit partout le même ennemi, sous des guises diverses » (ibid.). Il entre en congruence avec l’idée que le lecteur de Heidegger doit être pénétré, c’est-à-dire intimidé et soumis :         « La lecture n’est pas appropriation critique mais contemplation » (p. 77). Et en effet interprétation et prophétie ne sauraient s’accommoder l’une de l’autre. C’est pourquoi tout est permis, notamment la transformation des bourreaux en victimes. Le premier moment de cette transformation, c’est l’idée que celui qui ne meurt pas de la mort des héros ne meurt pas vraiment   .

 

Comme le souligne F. Rastier, Heidegger « brouille le fait historique de l’extermination en concluant que l’homme n’est pas encore le mortel » (p. 96). Ce négationnisme ontologique (selon l’expression d’Emmanuel Faye) renvoie à l’idée que « les Juifs, purs étants erratiques, sont dépourvus de monde propre car privés de racines et cosmopolites, ils restent sans rapport à l’Être » (ibid.). Le second moment, clairement manifeste dans les deux conférences de 1949 (parues en allemand en 1994 mais inédites en français), permet de confondre l’extermination nazie avec la politique américaine (ou russe), thème central chez de nombreux philosophes « radicaux ». Heidegger écrit : « L’agriculture est à présent une industrie alimentaire motorisée ; dans son essence c’est la même chose que le blocus de régions afin de les affamer   , la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène » (cité par Rastier, p. 97). Dès lors, la signification historique de l’extermination est détournée, puisque s’accomplissant dans les malheurs présents des Allemands, « la culpabilité est transmuée en victimisation » (p. 99). Au lieu donc de distinguer, comme l’exige la pensée analytique, « il s’agit ici de confondre tant les formes que les fonds sémantiques et les moments, par l’intervention providentielle d’une identité métaphysique qui réside dans l’Essence » (p. 100). Confusion à laquelle succombe Marcel Conche lorsqu’il écrit : « Le national-socialisme lui-même n’a, comme tel, pas grand-chose à voir avec Auschwitz »   . Conclusion : « Il ne sera jamais dit que l’introduction du nazisme dans la philosophie la ravale à la servitude idéologique ; comme il serait discourtois d’insinuer que des collègues aient pu, de bonne foi ou non, faire carrière sur un auteur à tout le moins douteux en s’inspirant de lui pour récuser toute déontologie argumentative » (p. 101).

 

L’égarement des apologistes

 

Nous l’écrivions dans les premières lignes de cette recension, la cible principale de F. Rastier est ici clairement désignée : ceux qui méprisent l’argumentation au profit de la recherche du « grand style », ceux qui se proposent de réunifier poésie et philosophie (« au détriment de l’une et de l’autre », note F. Rastier), de célébrer le pathos oratoire dans le but principal de délégitimer la rationalité et, plus spécifiquement, de « fonder le mythe identitaire dans l’ontologie » (p. 117). Nombreux sont ceux (voir la liste non exhaustive supra) qui se sont prêtés à cette entreprise : Alain Badiou, notamment, qui fustige les « herméneutes moraux » (catégorie à laquelle je revendique mon adhésion) ; Gianni Vattimo qui, parlant de Cassirer, lie rationalisme et appartenance à une riche bourgeoisie hambourgeoise, n’hésite pas à parler de procès de Nuremberg pour évoquer celui intenté à Heidegger, fait de la vérité le mensonge oppresseur d’autorités illégitimes (lieu commun, ainsi que le remarque F. Rastier, de la « pensée » déconstructionniste) et enfin voit Heidegger comme un « antisémite indispensable »   ; Peter Trawny qui, bien que reconnaissant une portée philosophique à l’antisémitisme de Heidegger, s’acharne, comme la plupart des apologistes, à montrer qu’il n’a rien de commun avec le racisme biologique des nazis   ). D’une façon générale, l’apologiste utilise un procédé que F. Rastier nomme opportunément « la lustration par les Juifs », autrement dit cherche à cautionner la pensée du Maître par la référence à des auteurs juifs plus ou moins consentants   : « Toute énormité apologétique en faveur du nazisme doit s’appuyer sur au moins un élève juif de Heidegger » (p. 174, note 1).

Il faut avouer que vouloir repérer chez Heidegger une influence juive a été, au mépris du sens commun, défendu par quelques auteurs. Ainsi Marlène Zarader a-t-elle intitulé l’un des ses ouvrages, La Dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque (cette idée de l’impensé de la dette figure d’ailleurs dans l’argumentaire du récent colloque de la BNF), et Pascal David, dans Essai sur Heidegger et le judaïsme, « estime que Heidegger est requis pour la “sanctification du nom” » (p. 151). Comment, note F. Rastier, peut-on oser opérer pareil rapprochement, alors que le judaïsme se veut une religion de l’éthique et que l’œuvre de Heidegger en est spectaculairement dépourvue ?

 

On voit que la défense de Heidegger se heurte à des apories, lesquelles, avec la publication des Cahiers noirs,  précipitent la crise des apologies. On est certes passés du négationnisme à une banalisation de l’antisémitisme heideggérien, le déni absolu étant désormais impossible. Mais ce n’est pas rassurant pour autant, au vu des stratégies discursives utilisées pour « noyer le poisson » (p. 170). Ainsi Barbara Cassin considère qu’après la publication des Cahiers noirs, « la philosophie doit se débrouiller avec ça » (cité par Rastier, p. 172) : la philosophie ou les philosophes heideggériens ? Pour elle, « les philosophes aiment les tyrans, c’est une déformation professionnelle »   .

Comme le résume F. Rastier, il s’agit, dans ce propos, de compromettre la philosophie pour protéger Heidegger. Un autre exemple effarant est fourni par Jean-Luc Nancy pour qui le jugement moral était une vengeance des vainqueurs de l’hitlérisme : « Nous avons vu se reformer un esprit de croisade où le désir de vengeance se flatte d’agir au nom de la démocratie, du droit et de l’humanisme »   .

 

Conséquences mortifères du déconstructionnisme

 

Se déploie ici un thème majeur du « renoncement relativiste » (p. 177) qui fait de la tradition une source de sagesse pratique et, dès lors, nie la spécificité de la science moderne, le plus souvent présentée comme une conception du monde parmi d'autres   . Dans une telle approche accordant à la subjectivité un privilège définitif, le but de l'observateur est, à partir de la perspective qui lui est propre, d'interpréter le réel et, en aucune façon, de l'expliquer. Cette herméneutique sans critères expose au risque de l'interprétation infinie. Elle limite, en outre, singulièrement l'ambition des sciences de l'homme. D'une façon générale, c'est le projet scientifique qui est remis en question, son privilège dans l'explication du réel et son attachement à l’objectivité et à la vérité, lesquelles se trouvent, dans le déconstructionnisme, diluées dans l’historique et le social. Ainsi « la catégorie même de crime disparaît dès lors que le criminel n’en a pas la notion : c’est le sentiment de culpabilité et la reconnaissance du crime par le meurtrier qui détermine s’il y a crime ou non » (p. 178).

En conséquence, toutes les confusions et tous les retournements sont possibles. Aussi l’idée exprimée par Donatella Di Cesare est-elle proprement stupéfiante : nous avons besoin, écrit-elle, de Heidegger pour penser la Shoah (p. 185) ! Nous passons ainsi de la négation à l’affirmation. F. Rastier parle d’affirmationnisme pour traduire ce passage qui signifie : « Non seulement en dépit des critiques, mais en toute connaissance de cause » (p. 224, note 4). C’est Heidegger qui doit désormais permettre « de reconsidérer l’histoire du Reich et définir les tâches de la philosophie aujourd’hui » (p. 224). Aussi Jean-Michel Salanskis n’hésite-t-il pas à suggérer à son lecteur de lire Dépassement de la métaphysique (de Heidegger) : « Il y a quelque chance à mon avis qu’en fermant les yeux il ait la chance d’entendre le porte-voix de la révolution ultime ».   Révolution ultime ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’unir droite et gauche heideggériennes dans un projet identitaire, celui de la communauté du peuple, contre l’Occident libéral, symbolisé par l’Europe supranationale et cosmopolite ? C’est explicitement ce que souhaite Jean-Luc Nancy : l’antisémitisme étant un produit de l’Occident, il faut en finir avec celui-ci : « À nous maintenant de dérouter, voire d’égarer le destin occidental. Et d’en finir ainsi avec l’antisémitisme ».  

Redisons-le : en finir avec l’Occident, c’est sacrifier la notion de vérité. Dès lors, si la théorie de la connaissance est bien sûr concernée, l’éthique et la politique ne le sont pas moins, « car la vérité partagée est au fondement du vivre-ensemble » (p. 243). L’indifférenciation des valeurs que promeut l’heideggérianisme sacrifie les vérités morales et, au-delà, est incapable de « reconstruire la notion de responsabilité éthique générale » (p. 254). C’est à cette reconstruction qu‘appelle le livre majeur de F. Rastier