► COUP DE COEUR NONFICTION : 'Gomorra' de Roberto Saviano est sans aucun doute l’un des livres les plus importants jamais écrits sur la mafia napolitaine.

Certains iront jusqu’à parler d’un sacrifice. Pour avoir réalisé un travail remarquable, Robert Saviano, 28 ans, a été condamné à mort. Journaliste free-lance, très actif dans la presse italienne et sur internet, il a collaboré par le passé à des journaux comme Il Corriere del Mezzogiorno ou Il Mattino. Il travaille aujourd’hui à l’hebdomadaire L’Espresso. Jamais, jusqu’alors, il ne s’était essayé à l’écriture d’un livre. C’est, depuis l’an passé, chose faite. Avec pour résultat l'un des plus gros succès de librairie de ces dernières décennies en Italie: plus d’un million d'exemplaires vendus à ce jour. Un ouvrage devenu à son tour un best-seller en Espagne (150 000) et en Allemagne (200 000). Son adaptation cinématographique, sortie en France le 13 août 2008, a fait partie de la sélection du festival de Cannes où elle a reçue le Grand Prix. Un triomphe donc… qui n’a fait qu’amplifier les menaces de mort à son encontre. La "faute" de Roberto Saviano s’intitule Gomorra. Dans l’empire de la camorra. L’ouvrage relate l’action de la mafia napolitaine au cours de ces dernières décennies, dont il a été en partie témoin en enquêtant sur le terrain. Ce récit est fait sans autocensure, c’est-à-dire en donnant les noms de tous les parrains. Tous les noms. Une avalanche de détails, repris en boucle dans les médias, qui a ulcéré un Système habitué à l’omerta. L’auteur s’est attelé à une description minutieuse de ce monde. Tout y est dit, dans un style à fleur de peau. Ce cri "affaiblit" certes un livre tenant plus de la dénonciation d’un Napolitain ayant vu son propre père être victime de la camorra que du récit neutre d’un journaliste. L’ouvrage n’en reste pas moins exceptionnel, comme le montre l’ensemble des réactions en Italie. La mobilisation pour soutenir R. Saviano, après sa condamnation à mort par la camorra, a cependant mis un certain temps à s’opérer. Il aura fallu attendre l’intervention de grands intellectuels italiens, à commencer par celle d’Umberto Eco: "Après le cas Rushdie et celui de Robert Redeker, il semble qu'on ne puisse plus exprimer ses idées. Et si, pour Rushdie et Redeker, l'assassin pouvait venir de n'importe où, on sait qui menace Saviano. Il ne faut surtout pas l'abandonner", a déclaré l’écrivain. Les politiques ont suivi cet appel. Le journaliste, qui réside aujourd’hui à Rome, est désormais protégé, comme le sont d’ordinaire les juges anti-mafia. Tout en sachant que "la camorra a une mémoire d’éléphant et une patience illimitée"   .


A la tête du Système: les femmes

Outre cette narration exhaustive des événements, R. Saviano cherche également, d’une manière brutale, à responsabiliser son lecteur. Ce dernier est mis face à la réalité des faits: les activités de la camorra touchent chacun de nous. Selon l’écrivain, qui se base sur des enquêtes judiciaires récentes, la grande majorité des vêtements de marque italienne (à commencer par les contrefaits, plus vrais que nature, de la haute-couture) passe entre les mains du Système qui "aliment[e] le marché international de l’habillement"   . A Paris, notamment sur les Champs Elysées, à Nice ou à Lyon, de grandes boutiques de vêtements sont tenues par des mafieux napolitains. Même chose pour l’Allemagne, l’Espagne, le Royaume-Uni (où certains mafieux ont été protégés), le Canada, les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite, le Maghreb ou l’Amérique latine. En résumé: nous avons tous, un jour, donné de l’argent et consolidé la mafia napolitaine. "Chaque recoin de la planète [peut] être atteint par les entreprises, les hommes et les produits du Système", insiste Roberto Saviano   . Cette "mondialisation" ne touche pas seulement les consommateurs: elle concerne également les victimes. Ainsi, ceux qui déchargent les vêtements sur le port de Naples pour le compte de la camorra "viennent de tous les coins: Ghanéens, Ivoiriens, Chinois, Albanais, et aussi Napolitains, Calabrais et Lucaniens". C’est le libéralisme, honni par l’auteur tout au long de l’ouvrage, poussé à son paroxysme. Face à la contrefaçon, les marques auraient pu réagir promptement. C’était oublier que ces activités "favorisaient leur diffusion […] Le Système avait d’une certaine façon aidé la mode "officielle" à se développer. […] Porter plainte aurait fait perdre des milliers de débouchés commerciaux, puisque les clans géraient directement de très nombreux points de vente"   . La camorra est donc avant tout un système économique: "Les règles sont dictées et imposées par les affaires, par l’obligation de faire du profit et de vaincre la concurrence"   . Pour celle que R. Saviano décrit comme "l’organisation criminelle la plus importante d’Europe"   , la politique n’est ainsi pas primordiale car elle n’est pas le "vrai pouvoir". Elle ne rapporte rien, donc elle ne fascine pas. Ceux qui souhaitaient une description des relations de la camorra avec les élus seront dès lors déçus: s’ils concernent autant des hommes de gauche que de droite, tant les hautes sphères que les entités locales, ces liens ne sont abordés qu’épisodiquement. R. Saviano préfère s’attarder sur les différents piliers sur lesquels repose le système: outre l’habillement, la drogue, le bâtiment, les déchets, et les armes. Chacun d’entre eux permet d’accumuler des sommes colossales d’argent. Tous, dans leur fonctionnement, effraient et rendent compte de cette "vérité qui reste sur l’estomac"   .

Les femmes ont une place centrale dans cette organisation. C’est sans doute l’une des aspects les plus surprenants du livre: "Avec la transformation de la camorra au cours des dernières années, le rôle des femmes a lui aussi changé et, de simples mères ou compagnes de fortune et d’infortune, elles sont devenues de véritables cadres dirigeants, se concentrant presque exclusivement sur les activités économiques"   . Mais elles ont également pris les armes: "de chefs d’entreprise, [elles] devaient se transformer en tueuses"   . Et les assassinats de femmes ont commencé, alors qu’elles avaient été jusqu’alors toujours plus ou moins préservées des violences mafieuses. Aujourd’hui, il n’y a "plus aucune différence entre les hommes et les femmes. Plus aucun code de l’honneur"   . La camorra ne fait donc pas que s’étendre géographiquement: plus aucune catégorie sociale n’est désormais épargnée. R. Saviano affirme que si "le vrai visage du pouvoir absolu qu’exerce la camorra a des traits de plus en plus féminins, (…) les victimes de ce pouvoir, écrasées et broyées par ses chenilles, sont elles aussi des femmes"   , citant en exemple cette jeune fille de 14 ans utilisée comme bouclier par un camorriste lors d’une fusillade. Elle "était coupable d’être née à Naples"   .

La ville de Campanie est revenue au cœur de l’actualité ces derniers jours avec le lourd problème du traitement des déchets. Dans Gomorra, Roberto Saviano en parle comme d’"un cancer"   . Le Système s’est emparé du marché grâce auquel "les clans et leurs intermédiaires ont encaissé 44 milliards d’euros en quatre ans. […] Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les familles de la camorra sont devenues les leaders du traitement des déchets en Europe"   . Résultat: "Les campagnes autour de Naples et de Caserte sont une cartographie des ordures, le révélateur de la production industrielle italienne. En visitant décharges et carrières, on peut connaître le destin des décennies entières de bien produits en Italie"   . Les monceaux de déchets (souvent toxiques) accumulés réservent parfois des surprises: "Un de mes amis, dentiste, de son état, m’a raconté que des gamins lui avaient apporté des crânes"   . Et l’écrivain de décrire ces décharges devant lesquelles désormais la population passe en se signant, tandis que des marchés d’os humains voient le jour. Comme l’explique remarquablement bien Roberto Saviano, le traitement des déchets symbolise "la décharge sauvage"   que  le Mezzogiorno est devenu pour l’Italie du Nord. Et peu importe si la population napolitaine n’a plus d’endroit pour entasser ses propres détritus: "Tandis que les clans trouvent un peu partout de l’espace pour écouler les déchets, l’administration de la région Campanie […] n’arrive plus à se débarrasser des siens. Des déchets venus de toute l’Italie échouent illégalement en Campanie alors que les ordures qui y sont produites doivent être expédiées vers l’Allemagne en urgence, à un coût cinquante fois supérieur à celui que les clans proposent"   . Le monopole de la camorra est à l’origine des crises auxquelles l’on assiste actuellement. Et la situation semble insoluble: "pour éliminer [les déchets] qui ont été accumulés jusqu’à aujourd’hui, il faudrait cinquante-six ans". Pendant ce temps, les maladies liées à la toxicité des lieux sont en très nette augmentation, et l’agriculture sombre, ce dont profitent les mafieux en rachetant les terrains pour faire de nouvelles décharges. Quand ces dernières seront pleines, elles seront fermées et l’on y construira des logements. Le profit, toujours le profit. Et la nausée pour le lecteur devant cet hallucinant récit.


"Nous sommes là, nous serons toujours là"

Lire Gomorra, c’est donc voir le drame humain que vit la région de Naples. Les jeunes occupent à ce propos une place centrale. Tous sont fascinés par ce monde qui leur rappelle le cinéma américain, fantasme partagé par les camorristes eux-mêmes qui font construire des villas ressemblant à celle de Scarface (Mussolini ou Napoléon sont aussi pris comme exemples). Faire partie de la camorra devient dès lors le rêve absolu. Le Système en profite, "les enrôle dès qu’ils sont assez âgés pour être fidèles au clan. Ils ont de 12 à 17 ans, beaucoup sont fils ou frères d’affiliés, d’autres viennent de familles en situation difficile"   . Vient ensuite "l’éducation": "Pour les habituer à ne pas avoir peur des armes à feu, on faisait porter un gilet pare-balles à ces gamins puis on leur tirait dessus"   . Pour les clans, l’adolescent ne représente que des avantages puisqu’ "il est prêt à passer tout son temps dans la rue"   . Et ce en sachant que les jeunes "ne deviendront jamais des camorristes. Les clans ne veulent pas d’eux, ils ne veulent pas qu’ils intègrent la structure criminelle. Ils exploitent une main-d’œuvre abondante et la font travailler"   . R. Saviano nous fait ainsi la description d’une génération perdue qui fait dire à un policier: "Plus il en meurt, mieux ça vaut pour tout le monde… "   .

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le livre du journaliste italien: les attitudes ambivalentes des médias ou des forces de l’ordre face aux actions du Système; la description des luttes intestines qui ne cessent de faire couler du sang (les épisodes relatés par l’auteur sont atroces); le fonctionnement du Système concernant la drogue ou les armes. La richesse de Gomorra semble sans fin, pour le plus grand malheur de la Campanie et de l’Italie. Le 17 septembre 2007, Roberto Saviano est retourné chez lui, à Casal di Principe, "capitale du pouvoir économique de la camorra"   , afin d’inaugurer, avec les officiels politiques, le début de l’année scolaire. En réaction à cette venue, les commerçants avaient baissé leur rideau, les balcons et les fenêtres des immeubles étaient clos. "La ville était morte" a, à cette occasion, déclaré l’écrivain. La camorra faisait ainsi sentir sa présence. Pourtant, une foule importante s’était rassemblée sur la place où il intervenait, confortant R. Saviano lorsqu’il affirme que les résistants au Système existent (comme le montre le chapitre poignant sur Don Peppino Diana, religieux assassiné pour avoir tenu tête aux clans). "Nous avons, vous avez, droit au bonheur. La force pour s’opposer au pouvoir des clans sur ce sol vient du talent de ses propres habitants: vous devez choisir de quel côté vous êtes", déclarait, ému, R. Saviano devant ces personnes présentes pour le soutenir. Pourtant, pendant ce temps, au fond de la place, une dizaine de personnes qui se définissaient comme de "jeunes entrepreneurs" applaudissaient ironiquement les discours qui se succédaient ce jour-là, répétant aux journalistes: "La camorra n’existe pas. Saviano n’a jamais reçu de menaces. Il veut seulement être élu député". Pour un reporter de La Repubblica témoin de la scène, cette présence signifiait surtout une mise au point: "Nous sommes là, nous serons toujours là".