Par Christine Rosen, chercheuse. Traduit de l'anglais par Laura Pynson, coordinatrice du pôle numérique à nonfiction.fr.
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Pendant des siècles, les riches et les puissants ont illustré leur existence et leur rang à travers des portraits peints. Marque de richesse et gage d’immortalité, les portraits offrent d’intrigantes allusions à la vie quotidienne de leurs sujets – professions, ambitions, attitudes, et, surtout, statut social. De tels portraits, comme le soutient l’historien de l’art allemand Hans Belting, peuvent être compris comme de "l’anthropologie peinte", susceptible de nous apprendre beaucoup, intentionnellement ou non, de la culture dans laquelle ils ont été créés.
Les autoportraits peuvent être particulièrement instructifs. En montrant l’artiste à la fois comme il se voit sincèrement et comme il aimerait être vu, ils peuvent simultanément exposer et masquer, éclairer et distordre. Ils sont une opportunité d’expression autant que de recherche de soi. Ils peuvent déployer l’égotisme comme la modestie, l’auto-promotion comme l’auto-dérision.

Aujourd’hui, nos autoportraits sont démocratiques et digitaux ; ils sont faits de pixels plutôt que de pigments. Sur des sites de réseaux sociaux comme MySpace et Facebook, nos autoportraits modernes s’agrémentent de musiques d’ambiance, de photos soigneusement retouchées, de flux de pensées en continu, et de listes de nos hobbies et de nos amis. Ils sont interactifs, invitant les visiteurs non seulement à regarder, mais aussi à contribuer à cette vie représentée en ligne. Nous les créons pour trouver l’amitié, l’amour, et cette ambiguïté moderne nommée "contact". A l’instar des peintres reprenant sans cesse leur œuvre, nous modifions, actualisons et peaufinons nos autoportraits en ligne; mais ces objets digitaux sont bien plus éphémères que les huiles sur toile. Statistiques essentielles, chair à vif entraperçue, inventaire de musiciens et de poèmes favoris  réclament notre attention – et c’est cet éternel et humain désir d’attention qui émerge, thème dominant de ces vastes galeries virtuelles.

Bien que les sites de réseaux sociaux n’en soient encore qu’à leurs débuts, on constate leur impact culturel : dans nos langues (les amis "s’ajoutent" désormais), chez nos politiques (il est maintenant de rigueur pour un candidat de cataloguer ses vertus sur MySpace), sur les campus universitaires (où ne pas être sur Facebook est un handicap social). Mais nous commençons à peine à saisir les conséquences que nos pratiques sur ces sites ont sur nos relations, et sur nos conceptions de la vie privée, de l’authenticité, de la communauté, de l’identité. Comme devant toute avancée technologique, nous devons prendre en considération le type de comportement social que les réseaux sociaux sur internet encouragent. Cette technologie et son incessante injonction à la collection (d’amis et de prestige), à la performance (par le "marketing" de soi-même) ne va-t-elle pas d’une certaine façon à l’encontre de ce qu’elle nous promet : un sentiment plus solide d’identité et d’appartenance ? L’oracle de Delphes nous disait "connais-toi toi-même". Aujourd’hui, dans le monde des réseaux en ligne, son conseil pourrait être "fais-toi connaître toi-même".


Se faire des contacts

Le premier réseau social en ligne fut sans doute le dispositif les Bulletin Board Systems des années 1980, qui permettaient aux utilisateurs de déposer des messages publics, d’envoyer et de recevoir des messages privés, de jouer et d’échanger des logiciels. Certains de ces BBS, comme The WELL (Whole Earth 'Lectronic Link) que le technologicien Larry Brilliant et le futuriste Stewart Brand lancèrent en 1985, ont fait la transition vers le World Wide Web au milieu des années 1990. (Aujourd’hui possédé par Salon.com, The WELL se vante d’avoir été "le microcosme primordial où est né le mouvement communautaire en ligne"). D’autres sites web pensés pour la communauté et les contacts ont émergé dans les années 1990, dont Classmates.com (1995) où les usagers s’enregistraient selon leur établissement et leur promotion, Company of Friends, un site à orientation commerciale fondé en 1997, et Epinions, fondé en 1999 afin de permettre aux utilisateurs de donner leur opinion sur divers produits de consommation.

Une nouvelle génération de sites de réseaux sociaux a fait son apparition en 2002 avec le lancement de Friendster , le fondateur Jonathan Abrams avait, selon ses propres aveux, comme intention première de rencontrer par ce biais de belles jeunes femmes. A la différence des communautés en ligne antérieures, qui rassemblaient des étrangers anonymes autour de centres d’intérêt, Friendster utilise le modèle de réseautage social du "cercle d’amis" (développé par l’informaticien britannique Jonathan Bishop), dans lequel les utilisateurs invitent des amis et des connaissances – c’est-à-dire des gens qu’ils connaissent et qu’ils apprécient – à rejoindre leur réseau.

Friendster fut un succès immédiat, avec des millions d’inscriptions à la mi-2003. Mais des faiblesses technologiques et managériales ont laissé un nouveau réseau, MySpace (fr.myspace.com), lancé en 2003, le surpasser rapidement. Créé à l’origine par des musiciens, MySpace est devenu la place majeure pour l’échange de musique ainsi que de vidéos et de photos. C’est désormais le monstre du réseau social en ligne, avec plus de 100 millions d’utilisateurs. Le contact est devenu un gros business : en 2005, la News Corporation de Rupert Murdoch a racheté MySpace pour 580 millions de dollars.

A côté de MySpace et Friendster, le réseau social le plus connu est Facebook, lancé en 2004. D’abord restreint aux étudiants de fac, Facebook - qui tire son nom du trombinoscope que les universités donnaient aux nouveaux arrivants pour faciliter la découverte de tant de nouvelles têtes – s’est vite étendu aux lycéens, et est aujourd’hui ouvert à tous. Le site est encore surtout populaire parmi les étudiants et nouveaux diplômés, qui l’utilisent comme premier outil de communication entre eux. Des millions d’étudiants regardent leurs pages Facebook plusieurs fois par jour et passent des heures à envoyer et recevoir des messages, à fixer des rendez-vous, à se tenir au courant des activités de leurs amis, à en apprendre plus sur les gens qu’ils ont rencontrés récemment ou dont ils ont entendu parler.


Il y a des dizaines d’autres réseaux, comme Orkut, Bebo, Yahoo 360º. Microsoft a récemment annoncé ses propres projets d’un réseau nommé Wallop ; la compagnie prétend que son site offrira "une toute nouvelle façon pour les consommateurs d’exprimer leur individualité en ligne" (on remarquera que Microsoft désigne les membres du réseau par "consommateurs" et non par "usagers" ou disons "individus"). Les réseaux sociaux de niche fleurissent également : il y a des sites offrant forums et copinage aux photographes, aux accrocs de musique, aux fans de sport. Il y a des réseaux professionnels, tels que LinkedIn, qui permettent de rester connectés avec ses collègues actuels ou anciens ou tout autre contact de bureau. Il y a des sites dédiés aux plus jeunes, comme Club Penguin, où les enfants deviennent des pingouins potelés et colorés qui se dandinent en discutant, en jouant, en gagnant de la monnaie virtuelle et en achetant des vêtements virtuels. D’autres sites de niche connectent des esprits frères en quête de perfectionnement de soi ; le site 43things.com encourage ses membres à partager leurs objectifs personnels. Cliquez sur "Moins regarder la télé", un des objectifs listés, et vous pourrez voir les profils des 1300 autres membres du réseau qui souhaitent aussi l’atteindre. Et pour ceux qui veulent faire partie d’un réseau mais qui ne savent pas quelle niche leur correspond, il y a aussi des sites qui aident les internautes à établir leur propre communauté en ligne pour leurs intérêts plus ou moins particuliers.

Les sites de réseaux sociaux sont également un terrain fertile pour tous ceux qui vivent de votre attention – à savoir, les spammers, les marketeurs, les politiques. Les cas de spamming et de spyware sur MySpace et autres sont légion. Des annonceurs plus légitimes comme les labels de musique et les studios de cinéma ont construit des pages pour leurs produits. Dans certains cas, des personnages de fiction issus de livres ou de films se voient attribuer un profil officiel MySpace. Quelques mascottes sportives et icones de marque ont aussi le leur. Procter & Gamble a créé pour un dentifrice une page Crest toothpaste sur MySpace avec en vedette une mannequin sulfureux nommée "Miss Irresistible".  L’été dernier, elle avait 50.000 "amis", qu’elle incitait à "mettre un peu de piment en envoyant une e-card coquine (ou gentille) ". Les e-cards en question portaient évidemment le logo Crest ou Scope et des messages comme I wanna get fresh with you (je veux me rafraîchir avec toi)". Un directeur marketing de P&G a récemment déclaré au Wall Street Journal que d’un point de vue business, les sites communautaires allaient "devenir une énorme expérience en direct d’apprentissage dynamique du consommateur".

Quant aux politiques, avec la primaire des présidentielles en route, les candidats ont embrassé la stratégie "aucun site web n’est négligeable". La sénatrice Hillary Clinton a des pages officielles sur MySpace, Flickr, LiveJournal, Facebook, Friendster et Orkut. Au premier juillet 2007, elle n’avait que la bagatelle de 52,472amis (un peu plus que Miss Irresistible); son concurrent démocrate Barack Obama rassemblait le nombre conséquent de 128,859 supporters. L’ancien sénateur John Edwards a des profils sur vingt-trois sites différents. Les candidats républicains à la Maison Blanche ne sont pas aussi doués pour le communautaire que leurs adversaires démocrates ; au moment où cet article est écrit, aucun des candidats du GOP n’a autant d’amis sur MySpace qu’Hillary, et certains des leaders républicains n’ont aucune présence sur les réseaux sociaux.

En dépit de la diversité croissante des sites communautaires, les plus populaires ont des traits communs. Sur MySpace et Facebook par exemple, il est très simple de définir son identité en ligne : fournissez vos noms, adresse, e-mail et quelques autres détails et vous voilà parti pour créer votre vous virtuel. MySpace inclut une section "A propos de moi" où vous pouvez afficher nom, âge, lieu de vie, et d’autres informations personnelles comme votre signe astrologique, votre religion, vos préférences sexuelles, votre situation sentimentale. Il y a aussi une section "Qui j’aimerais rencontrer", souvent remplie d’images de célébrités. Les utilisateurs peuvent encore lister les musiques, les films, les programmes télé, les héros qu’ils préfèrent, ou encore bloguer sur leur page. Un membre "ajoute des amis" - c’est-à-dire qu’il les invite par e-mail à apparaître dans la rubrique "Mes amis", où ils sont catalogués, reliés, classés. Sous cette rubrique, un espace de commentaire permet aux amis d’afficher des petits mots. MySpace permet de personnaliser son profil en téléchargeant images, musiques et vidéos ; en effet, une des caractéristiques de la majorité des pages MySpace est l’omniprésence d’un certain fouillis audiovisuel. Tapissées de stupides néons graphiques clignotants et de clip-arts de chatons et de dessins-animés, les pages MySpace ressemblent bien souvent à une chambre d’ado surchargée.

Par contraste, Facebook limite les possibilités de personnalisation de profil. A côté des informations personnelles générales, les usagers ont un "Mur" pour laisser des mots, une messagerie qui fonctionne comme un compte e-mail interne. Ils listent également leurs amis mais, alors que sur MySpace il s’agit souvent de parfaits étrangers (ou de spammers), sur Facebook on recrée généralement son cercle social "réel" (ce qui pourrait bien changer depuis que Facebook a cessé de restreindre son accès aux étudiants pour s’ouvrir à tous). Facebook (et MySpace) permettent aux usagers de former des groupes basés sur des intérêts communs. Les membres de Facebook peuvent aussi envoyer des "pokes" (« coup de coude ») à leurs amis, ou d’autres petits signes pour dire qu’ils pensent à eux. Mais ils peuvent aussi être interprétés comme de grossiers accostages ; plus de 200.000 personnes ont ainsi rejoint le groupe "Enough with the Poking, Let's Just Have Sex." (Marre du poking. Couchons juste ensemble)


Degrés de Séparation/Degrees of Separation

Cela vaut la peine de s’arrêter un moment pour réfléchir à l’utilisation du mot réseau pour décrire ces nouvelles formes d’interaction humaine. Les sites de réseaux sociaux "connectent" les usagers à travers un réseau – littéralement, un réseau informatique. Mais l’action de se créer un réseau a longtemps recouvert la démarche intentionnelle de connexion sociale, en particulier pour les professionnels cherchant des contacts susceptibles de faire avancer leur carrière. Quand le mot fit son apparition dans les années 1970, les réseaux informatiques étaient rares et mystérieux. A cette époque, "réseau" désignait habituellement la télévision. Mais les scientifiques du social utilisaient déjà la notion de réseaux et de points nodaux pour cartographier les relations humaines et calculer l’étroitesse de nos connexions.

En 1967, Stanley Milgram, sociologue et psychologue à Harvard, connu surtout pour ses expériences à Yale sur l’obéissance à l’autorité, publiait les résultats d’une étude sur la connexion sociale qu’il appelle "l’expérience du petit monde". "Prenons deux personnes X et Z sur terre, n’importe lesquelles", demande-t-il, "combien de connaissances intermédiaires sont nécessaires pour que X et Z soient connectées ?". Les recherches de Milgram, basées sur l’envoi d’une lettre et sur le suivi de son acheminement à une personne cible, aboutirent à un nombre moyen de 5,5 connexions. L’idée selon laquelle nous sommes tous connectés par "six degrés de séparation" (une expression plus tard rendue célèbre par le dramaturge John Guare) relève désormais de la sagesse populaire.

Mais est-ce vrai ? Duncan J. Watts, professeur à Columbia et auteur de Six Degrees: The Science of a Connected Age (Six degrés : la science de l’Age connecté), s’est embarqué  dans un nouveau petit projet mondial pour tester la théorie de Milgram. Dans l’esprit des travaux de Milgram, il se repose sur la chaîne d’un e-mail pour déterminer si "deux personnes n’importe où dans le monde peuvent être connectées via six degrés de séparation". A la différence de l’expérience de Milgram, qui se limitait aux Etats-Unis, le projet de Watt est global ; comme il le rapporte avec ses collègues dans Science, "les cibles comprennent un enseignant universitaire de la Ivy League, un inspecteur des archives en Estonie, un consultant en technologie en Inde, un policier en Australie, et un vétérinaire de l’armée norvégienne". Les premiers résultats tendent à suggérer que Milgram avait raison : les messages atteignirent leur cible en cinq à sept étapes en moyenne. D’autres théoriciens du réseau social sont tout aussi optimistes sur l’exiguïté de notre monde sans fil. Dans Linked: The New Science of Networks (Rélié : la nouvelle science des réseaux), Albert-László Barabási s’enthousiasme: "le monde rétrécit parce que les liens sociaux qui se seraient brisés il y a cent ans sont maintenus et peuvent être facilement réactivés aujourd’hui. Le nombre de liens qu’un individu maintient à incroyablement augmenté, réduisant les degrés de séparation. Milgram les estimaient à six", écrit Barabási, "nous sommes peut-être plus près de trois aujourd’hui".

Mais de quel type de "liens" parle-t-on? Dans un essai datant de 1973, The Strength of Weak Ties (La force des liens faibles), le sociologue Mark Granovetter avance que les relations plus lâches, comme celles créées avec des collègues ou de vagues connaissances, sont plus utiles pour la diffusion de certaines informations que le réseau de proches. Watts a découvert un phénomène similaire dans son expérience de "petit monde" en ligne : les liens lâches (globalement les liens professionnels) sont plus utiles que les liens serrés pour localiser des individus éloignés, par exemple.

Les réseaux sociaux d’aujourd’hui sont des agrégations de liens majoritairement lâches – personne ne considère les milliers d’amis qu’il a listés sur MySpace de la même façon que ses connaissances de chair et d’os, par exemple. Ce n’est surement pas une coïncidence, donc, si les activités promues par les sites de réseaux sociaux sont précisément celles que les liens lâches suscitent : alimenter des rumeurs, des potins, trouver des gens et suivre les mouvements incessants de la culture et des fantaisies populaires. Si c’est là notre petit monde, c’est un monde qui accorde la plus grande part de son attention aux petites choses.
Encore plus intriguant que les résultats finaux de l’expérience de Milgram – l’étroitesse supposée de nos connexions – furent la rapidité et la crédibilité du public à embrasser ses résultats. Mais comme le remarqua la psychologue Judith Kleinfeld quand elle fouilla les travaux de Milgram (dont la majeure partie était méthodologiquement imparfaite et jamais adéquatement répliquée), les barrières raciales et sociales enracinées détruisent l’idée selon laquelle notre monde est petit. Les réseaux informatiques n’ont pas supprimé ces barrières-là. Comme le concèdent Watts et ses collègues en décrivant leur propre expérience digitale, "plus de la moitié des participants habitaient en Amérique du Nord et étaient de classe moyenne, actifs, diplômés et chrétiens".

Néanmoins, notre besoin de croire que le monde est petit et au pouvoir du contact est fort, comme le prouve la popularité et la prolifération des réseaux sociaux en ligne actuels. Peut-être devrions-nous nous interroger non pas sur la l’étroitesse de nos connexions, mais sur les genres de communautés et d’amitiés que nous créons.


Voulez-vous être mon voisin digital?

Selon une étude récente conduit par le Pew Internet and American Life Project, plus de la moitié des Américains entre douze et dix-sept ans utilisent des sites de réseaux sociaux. En effet, ces derniers sont souvent décrits dans les médias comme de vastes terrains de jeux (ou terrains vagues, selon les points de vue) pour adolescents. Le point central de cette histoire est le fossé générationnel quasi infranchissable entre des jeunes rompus à la technologie redéfinissant l’amitié pendant que leurs aînés observent avec perplexité et une anxiété croissante. Au niveau de l’anecdote, cela semble vérifié : je ne compte plus les fois où j’ai mentionné les réseaux sociaux en ligne à un individu de plus de quarante ans et où l’on m’a répondu "ah oui, j’ai entendu parler de ce MyFace ! Tous les gamins sont dessus en ce moment. Très intéressant ! ". De nombreux articles ont chroniqué les tentatives d’adultes voulant naviguer les mers des sites communautaires, comme l’essai récent du New York Times où la journaliste Michelle Slatalla raconte la gêne incroyable ressentie par sa fille adolescente lorsqu’elle rejoignit Facebook : "le monde entier trouve ça super flippant quand des adultes sont sur Facebook" déclara la fille par messagerie instantanée ; "enlève moi de tes amis tout de suite. Sérieusement… je serais tellement énervée si tu ne le fais pas. Franchement. "
En fait, les réseaux en ligne ne sont pas réservés aux jeunes. Plus de la moitié des visiteurs de MySpace déclarent avoir plus de 35 ans. Et maintenant que la première génération étudiante d’utilisateurs de Facebook est rentrée dans la vie active et que le site est ouvert à tous, plus de la moitié des membres ne sont plus des étudiants. De plus, la prolifération des réseaux de niche, incluant ceux ciblant des adultes, suggère qu’il n’y aura pas à l’avenir que des adolescents pour entretenir des relations dans l’espace virtuel.

Qu’est-ce qui caractérise ces communautés en ligne dans lesquelles de plus en plus d’entre nous passent leur temps ? Les réseaux sociaux en ligne ont une psychogéographie particulière. Comme les chercheurs de Pew l’ont constaté, les sites de réseaux proto-sociaux d’il y a dix ans utilisaient des métaphores de l’espace pour organiser leurs membres : les gens étaient rassemblés en villes virtuelles, en communautés, en pages d’accueil. En 1997, GeoCities se vantaient des trente "quartiers" virtuels dans lesquels les habitants ou "GéoCitoyens" pouvaient se rassembler – "Heartland" pour les parents en quête de conseils famille, "SouthBeach" pour la socialisation, "Vienna" pour les passionnés de musique classique, "Broadway" pour les férus de théâtres, etc. Les sites sociaux d’aujourd’hui s’organisent au contraire autour de métaphores de la personne, avec des profils individuels qui listent des passe-temps et des passions. Résultat, l’entrée dans ce monde ne se fait généralement pas à travers un quartier virtuel ou une communauté mais par la révélation d’informations personnelles. Et à la différence du quartier, où l’on a généralement une idée globale de ceux qui vivent autour, les sites sociaux sont des rassemblements d’individus déracinés, dont les exploits ou rêveries déclarées ne sont jamais nécessairement fiables. Ici, les vieux repères de la communauté – situation géographique, famille, rôle, occupation – ont peu d’effets sur les relations.

De même, dans le monde "hors ligne", les communautés ont pour responsabilité de faire respecter des normes d’intimité et de bonnes manières. En ligne, où les limites des communautés "réelles" sont levées, les défis d’un nouvel art de vivre abondent. Par exemple, que faire avec un ami qui dépose un commentaire inapproprié sur votre "Mur" ? Quel recours si quelqu’un met une photo compromettante de vous sur sa page MySpace ? Qu’est-ce qui se passe si un ami met fin à sa relation – faut-il supprimer l’ex de sa liste d’amis ? Si quelqu’un veux vous ajouter à son réseau mais que vous refusez, est-ce grave ? Certains de ces scenarii peuvent être résolus d’un jugement sec et rapide, d’autres peuvent provoquer de terribles dilemmes.

Ceux que les réseaux sociaux enthousiasment déclarent que ces sites ne sont pas seulement divertissants ; ils sont aussi édifiants, en ce qu’ils nous enseignent les règles de l’espace social. Comme le fit remarquer Danah Boyd, une étudiante de 3ème cycle travaillant sur les réseaux sociaux à l’Université de Berkeley, Californie, aux auteurs de Unraveled (MySpaceMyspace décrypté), le réseau social promeut "un apprentissage informel… c’est là qu’on apprend les normes et règles sociales, les façons d’interagir avec autrui, les schémas narratifs, personnels et collectifs, et le b-a-ba de la médiation".  Néanmoins, il s’agit plus d’une assertion optimiste que d’une vérité prouvée. La question qu’on ne pose pas est celle-ci : comment la technologie en soi – la façon dont elle nous encourage à la représentation de soi et à l’interaction- limite-t-elle ou impose-t-elle les conditions de cet apprentissage informel ?  Toutes les communautés attendent de leurs membres qu’ils intériorisent certaines normes. Même les individus pris dans ces communautés éphémères qui se forment dans les lieux publics respectent ces règles, pour la plupart ; par exemple, on ne fait pas de bruit dans une bibliothèque. Les nouvelles technologies mettent au défi ces normes – les portables sonnent pendant les sermons à l’église, les télés qui braillent dans les salles d’attente des médecins empêchent de discuter tranquillement- et de nouvelles normes doivent se développer pour remplacer les anciennes. Quelles indications sur l’espace social les jeunes avides de réseaux sociaux reçoivent-ils ? Quelles règles tacites et quelles normes communes les millions de participants à ces réseaux en ligne ont-ils intériorisées, et comment ont-elles influencé leur comportement dans le monde réel ?


J’EN SUIS LA…

Les règles et les normes sociales ne sont pas seulement les vanités surfaites (strait-laced conceits ) d’une ère dépassée ; elles ont fonction de protection. Je connais une jeune femme – séduisante, intelligente, distinguée – qui, comme beaucoup d’autres à vingt ans, s’est inscrite sur Facebook comme étudiante à l’ouverture du site. Quand elle s’est fiancée, elle et son compagnon ont mis à jour leur profil pour annoncer la nouvelle et leurs amis ont déposé des messages de félicitation sur leurs "Murs". Mais par la suite ils ont rompu leurs fiançailles. Et une drôle de chose arriva. Bien qu’elle ait déjà prévenu quelques amis et parents, son ex décida d’officialiser la nouvelle d’une façon très contemporaine : il changea son statut sur son profil Facebook de  « Fiancé » à « Célibataire ». Facebook généra immédiatement un flux d’actualité visible par tous les membres de leurs réseaux annonçant que "Mr.X et Mlle.Y ne sont plus en couple", accompagné d’une petite icône de cœur brisé. Quand j’ai demandé à la jeune fille comment elle avait vécu cet évènement, elle avoua que bien qu’elle se soit faite à l’idée que ses proches finissent par apprendre la nouvelle, elle avait été assez déconcertée par le fait que tout le monde soit instantanément au courant ; et comme le message venait de Facebook et non d’un échange en face-à-face à son initiative, la rupture était coupée de son contexte – dont il ne restait qu’une utilitaire mention de la date et ce petit cœur brisé ridicule.


Indecent Exposure

Les enthousiastes louent les réseaux sociaux pour les opportunités qu’ils donnent de mettre en scène son identité ; ils y voient la chance pour tous de devenir des Van Gogh ou des Warhol en herbe, interprétant des versions chimériques et mouvantes de nous-mêmes pour le bonheur des autres. A la place d’une palette d’huile, nous usons de services comme PimpMySpace.org, qui offre des "mises en page, graphiques, arrière-plans et bien plus ! " pour sublimer des présentation de soi en ligne, quoique dans un esprit décidément paillard : parmi les graphiques les plus utilisés par les clients de PimpMySpace en juin 2007, le clip vidéo de deux femmes qui s’embrassent ou un autre d’un homme copulant avec une obèse, la photo d’un revolver rose luisant ou l’image du personnage de dessin animé SpongeBob SquarePants (Bob l’éponge) à l’air alarmé et blasphémant.

Ce genre de grossièretés et de vulgarités est un lieu commun des réseaux sociaux pour une simple raison : c’est une façon de se différencier. Les pharaons et les rois jadis se célébraient en érigeant de hautes statues ou, comme Auguste, en faisant graver leur propre profil sur les pièces de monnaie. Mais aujourd’hui, comme l’écrit le perspicace observateur des technologies Jaron Lanier, "comme il n’y a que quelques archétypes, idéaux ou icônes pour qui se battre par rapport à la pléthore d’exemples de tout et n’importe quoi en ligne, les bizarreries et les idiosyncrasies se remarquent plus que la grandeur dans ce nouveau domaine. J’imagine que le profil MySpace d’Auguste l’aurait montré le doigt dans le nez." Et il n’aurait pas été le seul. En effet, c’est là l’un des aspects les plus frappants pour quiconque passe quelques heures à se promener sur ces millions de pages : c’est un vaste et sombre océan d’originalité monotone, d’individualité conventionnelle, de ressemblance distinctive.

Le monde des réseaux sociaux en ligne est presque homogène en un autre sens, tout divers qu’il puisse d’abord apparaître : ses usagers s’engagent à l’exhibition. La création et la consommation ostentatoires d’images et de détails intimes de sa propre vie ou de celle des autres est la principale activité. Il n’y a pas de place pour la réticence : il n’y a que la révélation. Examinez rapidement un profil et vous en saurez plus en un instant sur une potentielle connaissance que vous n’en auriez appris en un mois sur un ami en chair et en os. Comme le racontait récemment un étudiant dans le the New York Times Magazine : "Tu peux tomber sur des gens à une fête, et regarder ensuite sur Facebook quels sont leurs intérêts, est-ce qu’ils sont religieux intégristes et quelle est leur citation biblique préférée… Tout le monde se donne beaucoup de mal à se décrire, c’est comme une incarnation de ta personnalité".

Il semblerait qu’en plongeant tête la première dans les sites communautaires, beaucoup d’entre nous aient renoncé à l’un des charmes supposés d’Internet : l’anonymat. Comme le note Michael Kinsley dans Slate, afin de "reprendre leurs droits d’individus uniques", les utilisateurs énumèrent leurs informations personnelles: "voici une liste de mes amis, voici tous les CDs de ma collection, une photo de mon chien…". Kinsley ne s’étonne pas : il juge ces sites comme de  "vastes célébrations du solipsisme". Les membres des réseaux, notamment les jeunes, sont souvent naïfs ou mal informés sur la somme d’information qu’ils rendent publiques. "On ne peut que s’émerveiller de la quantité, de la précision, et de la nature des informations personnelles que certains utilisateurs fournissent, et réfléchir à la qualité de renseignement que peut atteindre cet échange d’informations", écrivaient en 2006 les chercheurs Alessandro Acquisti et Ralph Gross. Dans une enquête sur les utilisateurs de Facebook dans leur université, ils "ne détectèrent que peu ou pas du tout de relation entre les exigences déclarées et les comportements probables de protection de la vie privée des participants" concernant la mise en ligne d’informations personnelles. Même parmi les étudiants qui dans l’enquête déclaraient être les plus inquiets du caractère privé de leur vie –ceux qui s’alarmaient du "scénario selon lequel un étranger puisse connaître leur emploi du temps et savoir où ils habitent" - environ 40% publient leur emploi du temps sur Facebook, 22% leur adresse et près de 16% les deux.

Cette sorte d’insouciance a nourri de nombreuses histoires à sensations. Pour n’en citer qu’une : en 2006, l’émission Dateline sur NBC montrait un officier de police se faisant passer pour un jeune de 19 ans nouveau en ville. Sans s’être intégré à une quelconque communauté locale, l’imposteur collecta rapidement une centaine d’amis sur MySpace et commença à correspondre avec quelques adolescentes. Quelle ne fut pas la surprise des jeunes filles, qui déclaraient être prudentes quant aux informations qu’elles publiaient, lorsque Dateline  leur révéla que leur nouvel ami était en fait un homme adulte qui avait trouvé leur nom et leur adresse! Le danger posé par des inconnus utilisant les réseaux sociaux pour s’attaquer aux enfants est réel : il y a eu plusieurs cas de la sorte. Ce danger fut souligné en juillet 2007 quand MySpace expulsa de son système 29,000 délinquants sexuels qui avaient ouvert leur compte sous une fausse identité.

Il y a aussi des risques professionnels à mettre trop d’information sur ces sites, de même que depuis quelques années des carrières ont souffert à cause de pages persos ou de blogs. Une enquête conduite en 2006 par des chercheurs de Dayton montre que "40% des employeurs considèrent le profil Facebook d’un employé potentiel comme un élément de décision d’emploi, et plusieurs déclarent avoir refusé des demandes après avoir consulté Facebook". Pourtant, les réactions des étudiants suggèrent une autre compréhension de la vie privée : "42% considèrent que l’examen de leur profil est une violation de la part de l’employeur, et 64% trouvent que les employeurs ne devraient pas utiliser les profils Facebook pour recruter".

Ceci est une conception étrangement victorienne de la vie privée, l’idée selon laquelle les individus pourraient compartimenter et parcelliser leur personnalité avec différents réglages. Cela semble signifier que même des comportements discutables ou hypocrites (le patriarche victorien qui s’acoquine avec des prostituées, par exemple, ou le major sérieux d’école de commerce qui poste une photo de lui buvant de la bière à l’entonnoir sur MySpace) devraient être tolérés si relevant de sphères différentes et clairement distinguées. Mais lorsque le côté obscur de quelqu’un prend la parole dans le virtuel, l’intimité est menacée et une vraie compartimentation presque impossible ; sur Internet, les écarts privés deviennent des scandales publics.

Très souvent, les mœurs et manières qui se sont déjà développés dans le monde des réseaux sociaux en ligne indiquent que ces sites encouragent des rassemblements de ce que le psychiatre Robert Jay Lifton appelait des "soi protéiformes". Ainsi nommés d’après Protéus, le dieu grec des mers aux formes multiples, le soi protéiforme évince "la dérision et l’auto-dérision, l’ironie, l’absurde, et l’humour". En effet, l’enquête de l’université de Dayton montra que "23% des étudiants disent qu’ils déforment intentionnellement leur image sur Facebook pour être drôle ou faire une blague". Lifton ajoute aussi que "les émotions du soi protéiforme tendent à flotter librement, sans être clairement attachées à une cause ou une cible". Il en est de même des communautés protéiformes : "non seulement les émotions des individus mais aussi les communautés peuvent flotter librement", écrit Lifton, "déracinées géographiquement et plébiscitées temporairement comme une sélection possible, sans promesse de permanence". C’est précisément l’attrait des réseaux sociaux en ligne. Ces sites rendent plus faciles certaines relations, mais parce qu’elles sont gouvernées non par des mœurs locales ou communautaires mais par des caprices personnels, ils libèrent les utilisateurs de la responsabilité qui accompagne habituellement l’adhésion à une communauté. Ceci change fondamentalement la teneur des relations qui se forment, un phénomène qui s’observe au mieux dans la façon dont les réseaux sociaux traitent l’amitié.

The New Taxonomy of Friendship
La nouvelle taxinomie de l’amitié

Il est un proverbe espagnol qui met en garde: "une vie sans ami est une mort sans témoin". Dans le monde des réseaux en ligne, l’avertissement pourrait être plus simple : "une vie sans des centaines d’amis en ligne est une mort virtuelle". Sur ces sites, l’amitié est la raison d’être officielle. A place for friends (un endroit pour les amis), tel est le slogan de MySpace. Facebook est une "commodité sociale qui connectent les gens à leurs amis". Orkut se décrit comme "une communauté en ligne qui connecte les gens à travers un réseau d’amis fiables". Le nom de Friendster parle de lui-même.
Mais "l’amitié" dans ces espaces virtuels est profondément différente de l’amitié du monde réel. Traditionnellement, l’amitié est une relation qui, en gros, implique le partage d’intérêts communs, la réciprocité, la confiance, et la révélation de secrets sur le long terme et dans un contexte social (et culturel) spécifique. Parce que l’amitié repose sur des révélations mutuelles inconnues du reste du monde, elle ne peut naître que dans l’intimité ; l’idée d’une amitié publique est un oxymore.

Le lien hypertexte affichant "amitié" sur les sites communautaires lui donne un autre sens: publique, fluide, dissolue, mais étrangement bureaucratisée. L’amitié sur ces sites consiste surtout à accumuler, gérer et classer ses connaissances. Tout sur MySpace par exemple vous encourage à rassembler autant d’amis que possible – à collectionner les amitiés comme on collectionne les timbres. Si vous avez le malheur de n’avoir qu’un ami sur MySpace par exemple, on lit sur votre page : "vous avez 1 amis", s’ensuit une colonne tristement vide où devraient apparaître des douzaines de photos de contacts.

Ceci fait le jeu d’une quête frénétique d’amis. Comme le confesse le jeune utilisateur aux 800 amis de Facebook à John Cassidy dans The New Yorker : "je ressens toujours un esprit de compétition lorsque je veux augmenter mon chiffre". Un doyen associé à l’université de Purdue se vantait récemment auprès de Christian Science Monitor que depuis l’ouverture de son compte Facebook, il avait collecté plus de 700 amis. La phrase récurrente sur MySpace est "Merci pour l’ajout ! " - expression de la reconnaissance d’un membre à un autre qui l’a ajouté à sa liste d’amis. Il y a même des services comme FriendFlood.com qui sont comme des maquereaux du réseau social : contre rémunération, ils déposeront sur votre profil des messages sous l’identité d’une séduisante personne se conduisant comme votre "ami". Comme le dit en février 2007 au New York Times le fondateur de l’un de ces services, l’idée est de "transformer les cyberminables en aimants sociaux".

La structure des sites des réseaux sociaux encourage aussi à la bureaucratisation de l’amitié. Chaque site a sa propre terminologie, mais parmi les mots que les utilisateurs emploient le plus souvent se trouve "gérer". L’enquête de Pew mentionnée plus haut rapporte que "les adolescents trouvent que les sites de réseaux sociaux les aident à gérer leurs amitiés". Un management à la Orwell pourrait-on dire : "Changer mes meilleurs amis", "voir tous mes amis" et, pour les temps où nos Staline intérieurs ressentiront le besoin d’une purge virtuelle, "Modifier mes amis". En quelques clics on peut faire monter ou descendre (ou éliminer) une relation. Evidemment, nous hiérarchisons tous nos amis, tacitement et intuitivement. L’un peut être un bon compagnon pour aller au cinéma, l’autre un collègue avec lequel on sympathise au bureau ; un autre encore l’être pour lequel vous lâcheriez tout s’il avait besoin d’aide. Mais sur ces sites le classement est public. Et non seulement est-il possible d’afficher ses propres préférences, mais aussi d’aller voir celles des autres. Nous pouvons tout savoir des amis de nos amis – souvent sans même les rencontrer en personne.

Status-Seekers
A la recherche d’un statut

Bien sûr, il serait idiot de signifier que les gens ne savent pas faire la différence entre les amis de leurs réseaux virtuels et les amis qu’ils fréquentent physiquement. L’emploi du mot "ami" sur ces sites est détourné, et il est probable que personne ne confonde ses centaines d’amis sur MySpace ou Facebook avec de vraies relations. L’impulsion de collection n’est pas l’expression du besoin humain de compagnie, mais d’un autre besoin non moins profond et pressant : le besoin de statut. A la différence des portraits peints que les membres de la classe moyenne d’autrefois chargeaient de signifier leur position d’élite lorsqu’ils grimpaient les échelons, les sites de réseaux nous permettent de créer du statut – et non seulement de le commémorer une fois acquis. C’est pourquoi la plupart des profils de stars sur MySpace sont faux, souvent créés par des fans : les célébrités n’ont pas besoin de légions d’amis pour prouver leur importance. C’est le reste de la population, en quête d’une célébrité paroissiale, qui en a besoin.

Mais la quête de statut a un incontournable partenaire: l’angoisse. Là où le portrait, une fois fini et encadré, restait accroché sagement au mur pour signaler ce statut, l’entretien de ce dernier sur MySpace ou Facebook demande une vigilance permanente. Comme l’écrivait un jeune de 24 ans dans le New York Times : "je suis obsédé par les témoignages et j’en réclame constamment. C’est la monnaie sociale ultime : les déclarations publiques d’une relation intime… Chaque profil est une campagne média soigneusement montée".

Les sites eux-mêmes ont été pensés pour ça. Décrivant le travail de B.J. Fogg de l’université de Stanford, qui étudie les "stratégies de persuasion" utilisées par les sites sociaux pour encourager la participation, The New Scientist explique : "le secret est de lier l’acquisition d’amis, de compliments et de statut – des gâteries pour lesquelles les humains travaillent dur- aux activités qui mettent en valeur le site". Comme le racontait Fogg au magazine, "vous offrez aux gens un contexte où acquérir un statut, et ils vont travailler pour ce statut". Le théoricien des réseaux Albert-László Barabási note que les connections en ligne suivent la règle de "l’attachement préférentiel", c'est-à-dire que "si l’on prend deux pages, dont l’une a deux fois plus de liens que l’autre, à peu près deux fois plus de gens choisiront de se relier à la page la plus connectée". Résultat, "alors que nos choix individuels sont très imprévisibles, en tant que groupe nous suivons des figures strictes". En poursuivant comme des lemmings le statut en ligne via la collection de centaines d’ "amis", nous respectons clairement cette règle.

Que signifie finalement cette poursuite de statut en ligne pour la communauté et l’amitié ? En écrivant dans les années 1980 les Habitudes du cœur, le sociologiste Robert Bellah et ses collègues montrèrent le passage des communautés traditionnelles, localement tricotées, à des "enclaves de style de vie" largement définies par "les loisirs et la consommation". Peut-être aujourd’hui avons-nous migrés au-delà même de ces enclaves de style de vie vers des "enclaves de personnalité" - des places virtuelles isolées au sein desquelles nous pouvons devenir des personnages différents (et parfois contradictoires), avec des groupes différents d’amis alter-ego quoique intermittents.


Au-delà du réseau

Au printemps dernier, Len Harmon, directeur de l’Institut Culturel et politique Fischer Fischer Policy and Cultural Institute de l’université Nichols de Dudley, Massachusetts, proposa un nouvel enseignement autour des réseaux sociaux. Nichols est une petite école dont les étudiants viennent principalement du Connecticut et du Massachussets ; beaucoup d’entre eux sont les premiers membres de la famille à recevoir un enseignement supérieur. "J’avais remarqué beaucoup de problèmes en lien avec les sites de réseaux sociaux" me dit Harmon lorsque je l’interrogeai sur les raisons de cette ouverture. Comment ces sites ont-ils profité aux étudiants de Nichols ? "Cela les a soulagés du stress de la transition", dit-il. "Quand on a affaire à des départs abrupts – leur famille s’éloigne ou ils doivent laisser des amis derrière eux- rester en contact plus facilement les aide à s’en sortir".
Peut-être devrait-on alors plébisciter les sites sociaux pour faciliter l’entretien des amitiés, de même que l’email a facilité la correspondance. Au XIXème siècle, Emerson observait que "l’amitié demande plus de temps que de pauvres travailleurs peuvent généralement en trouver". Maintenant, la technologie nous a donné la liberté d’exploiter notre réseau d’amis quand ça nous arrange. "C’est une façon de maintenir l’amitié sans avoir à fournir un quelconque effort", expliquait un nouveau diplômé de Harvard au The New Yorker. Et cette facilité permettrait de rester en contact avec un cercle plus large de connaissances qu’il n’aurait été possible à l’ère pré-Facebook. Les copains dont vous n’avez pas entendu parler pendant des années, les camarades d’école primaire, tous ces gens avec qui vous auriez pu (dû ?) perdre contact … il est désormais plus facile que jamais de les retrouver.

Mais de quel bois sont faits ces contacts? Dans son excellent ouvrage Friendship: An Exposé (Amitié : un exposé), Joseph Epstein fait l’éloge du téléphone et de l’email comme de technologies qui ont grandement facilité l’amitié. Il écrit "Proust dit un jour qu’il n’accordait guère de crédit à l’analogie livre-ami. Il pensait qu’un livre était mieux qu’un ami, car vous pouvez le fermer – et vous fermer à lui- à votre guise, ce qui n’est pas toujours possible avec un ami". Avec l’email, s’égaie Epstein, c’est possible. Mais les sites de réseaux sociaux (dont Epstein dit qu’ils "parlent à la vaste solitude du monde") ont un tout autre effet : ils empêchent de "se fermer à" autrui. Au contraire, ils incitent les utilisateurs à jeter un œil souvent, à faire un petit signe à leurs amis, à poster des commentaires. Ils favorisent une interaction qui gagne en quantité ce qu’elle perd en qualité.

Cette connexion constante inquiète Len Harmon. "Il y a un sentiment de "si je ne suis pas online ou en train d’écrire des texto ou des commentaires en permanence, je rate quelque chose" " dit-il de ses étudiants. "C’est là pour moi le plus grand impact générationnel – non pas le fait d’user de la technologie, mais d’en abuser". On ne sait pas encore clairement comment l’usage régulier de ces sites affectera les comportements sur le long terme, notamment celui des enfants et des jeunes qui ont grandi avec. Presqu’aucune recherche n’a encore exploré comment la socialisation virtuelle affectait le développement des enfants. Qu’est-ce qu’un petit lancé sur Club Penguin apprend des interactions sociales ? Un adolescent qui passe ses soirées à éditer sa page MySpace est-il différent d’un adolescent qui passe les siennes à papoter au téléphone ? Sachant que "les gens veulent vivre leur vie en ligne", comme l’affirmait récemment le fondateur d’un des sites auprès du magazine Fast Company, et qu’ils commencent à vouloir le faire de plus en plus jeunes, ces questions valent la peine d’être posées.