Alain Badiou nous propose un livre à mi-chemin entre le pamphlet et l'essai politique, dans la droite ligne de ses précédentes 'Circonstances'.

Alors nous voilà au pied du mur – des murs, devrais-je dire, si je lis bien Alain Badiou qui dans son dernier essai De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes, 2007), rappelle à quel point ils sont nombreux à s’ériger partout dans le monde ; un maire italien proposerait même d’en construire un entre la ville et la banlieue.  Nous voilà donc, les cent jours de l’état de grâce passés, toujours abasourdis par ce qui s’est passé, à hésiter entre la gueule de bois et la désaffection…

Mais que s’est-il donc passé ? "Un président a été élu". Seulement, rétorquera le philosophe, "ce n’est pas parce qu’un président est élu que, pour des gens d’expérience comme nous, il se passe quelque chose". Alain Badiou sort ici de sa réserve pour décrypter le sentiment de malaise actuel : c’est vrai qu’entre les soirées au Fouquet’s, les journées sur les yachts, les déclarations sur l’ADN, la politique à petites foulées, la nausée est en train de monter… Les références à Sartre sont d’ailleurs multiples dans le texte. À lire le philosophe, le nom de cette déprime porte un nom bien présidentiel : "La fameuse escapade de Sarkozy sur un yacht de milliardaire – juste après les beuveries mondaines au Fouquet’s le soir de sa victoire –, n’est pas du tout une faute, un impair, comme on l’a présentée. Certes, il est allé voir et remercier ses commanditaires, ses parrains, les gens de la haute finance dont il est le vassal. Mais il a surtout déclaré à tout le monde que ce serait désormais comme ça : il n’y a rien de mieux que le gain personnel, tout est désormais sous la règle du service des biens. […] Sarkozy a symboliquement montré qu’il se servait en servant […] ". Et Alain Badiou de conclure : "la gauche ne fait plus peur, vive les riches, à bas les pauvres".

Reconnaissons-le, les Français étaient déprimés bien avant l’arrivée de "Napoléon-très-petit" à la présidence. Devant la provincialisation de la France et l’inaptitude de tous à inventer la politique qui "soustrairait le pays à son insignifiance", ils étaient nombreux en effet à désespérer. Chacun avait – semble-t-il – rendu les armes et les idées devant l’enjeu d’une véritable politique d’émancipation à construire. Contre cela, Alain Badiou s’exaspère, abandonne un instant l’essai pour un texte mi-pamphlétaire mi-manifeste. Qui sait s’il ne faut pas s’exaspérer parfois pour à nouveau penser et agir ?

Vieille de quelques décennies déjà, la déprime a néanmoins atteint une sorte de climax lors des dernières élections. Circonstances I révélaient un Alain Badiou particulièrement sceptique à l’égard du vote électoral. Circonstances IV enfoncent le clou, en faisant du scrutin l’opération démocratique la plus vide de sens. La preuve ? L’indécision massive dans laquelle la plupart des gens se trouve juste avant d’aller voter. Alain Badiou pose alors la question, bien légitime : dans une démocratie digne de ce nom, est-il possible de passer plus longtemps outre le hiatus entre l’impératif d’aller voter et le fait que l’on ne sache absolument pas pour qui aller voter ? Visiblement, la "convocation est truquée" : d’une part, entre droite et gauche, il n’y a pas de réelle différence. La première s’appuie sur des "peurs primitives" lorsque la seconde a "peur de la peur". Entre ces deux peurs, le choix est tout sauf "politique". Le vote bascule du seul côté de l’affect (d’autres diront de la morale).

En fait, analyse le philosophe, "ce qui vient à défaillir dans le vote n’est autre que le réel". S’agissant du réel, écrit Alain Badiou, on dira que "la peur seconde, qu’on peut nommer d’opposition, en est, encore plus éloignée que la peur primitive, qu’on peut dire de réaction. Car on réagit, y compris de façon terrorisée, délatrice, voire criminelle, à quelque situation effective. Tandis que l’opposition ne redoute que l’amplitude de la réaction, distante ainsi d’un cran de plus de tout ce qui existe effectivement". Pour résumer, le vote est inopérant : les pensées de droite veulent instrumentaliser les peurs ; les pensées de gauche veulent les ignorer ; résultat, elles échouent toutes deux à penser le réel. Voter devient alors un acte sans fondement ni impact politiques.

Contre l’attisement droitier des peurs – la peur des "étrangers, des ouvriers, du peuple, des jeunes de banlieues, des musulmans, des noirs venus d’Afrique" –, Alain Badiou en appelle au "courage", à l’alliance des sans peur. Car, en effet, il ne sert à rien de crier – comme la gauche – des cris d’orfraie face à ces peurs conservatrices et crépusculaires. Il ne sert à rien d’avoir peur de la peur. Seule solution : arpenter le réel, être "rendu au sol" et étreindre, comme écrit le poète, la "réalité rugueuse". Après Sartre, la référence rimbaldienne… On y reviendra d’ailleurs avec le "point dit de Rimbaud", point 4 du manifeste de Badiou.

Reprenons la démonstration. En premier lieu, si l’élection du président Sarkozy ratifie la déprime ambiante, c’est parce qu’elle "aggrave la désorientation", en tant qu’elle révèle "le caractère intrinsèquement obsolète de tout le repérage issu de la dernière guerre mondiale, le repérage droite/gauche". Deuxièmement, si l’élection de Sarkozy est si détestable, c’est parce qu’elle nous réinscrit dans un "transcendantal" que nous connaissons bien, le pétainisme. Certes 2007 n’est pas 1940 et Sarkozy n’est pas Pétain…, mais "la subjectivité de masse qui porte Sarkozy au pouvoir, et soutient son action, trouve ses racines inconscientes, historico-nationales, dans le pétainisme". Et selon Badiou, le contenu de ce néo-pétainisme n’est autre que "l’obéissance sans réserves aux exigences des potentats du capitalisme mondialisé". Vous l’aurez compris, pour le philosophe, la politique de la "rupture" n’est en réalité qu’une politique de la courbette. On nous vend la réforme, le redressement moral, la reconquête du succès, mais la réalité est plus triviale : nous avons capitulé. Et le pétainisme analogique d’aujourd’hui consiste à soutenir que "les Français n’ont qu’à accepter les lois du monde, le modèle yankee, la servilité envers les puissants, la domination des riches, le dur travail des pauvres, la surveillance de tous, la suspicion envers les étrangers, l’homme français […] versus l’homme africain […]".

D’autre part, si Alain Badiou fait référence au pétainisme, c’est parce que la période actuelle, à l’instar de son précédent historique, se fait l’écho de la valeur paradigmatique des expériences étrangères. Nous ne parlons pas ici des étrangers qu’on pourchasse hors de nos frontières… Nous parlons des étrangers qui sont des modèles, ceux qui se sont confrontés à la question de la dette, ont réussi à réaliser les réformes budgétaires, ont réformé les régimes spéciaux, ont allongé la durée des cotisations… C’est de ceux-là dont nous parlons, ceux que notre immigration choisirait bien. Pétain aussi avait ses "bons étrangers", "ceux qui ont mis au pas de façon radicale les fauteurs de crise morale et de décadence – Juifs, communistes, métèques, intellectuels, progressistes". "L’Allemagne de Hitler s’est redressée, l’Italie de Mussolini et l’Espagne de Franco se sont redressées, et nous, à l’exemple de ces grands modèles, il nous faut nous redresser". Et Alain Badiou d’en appeler à Lacoue-Labarthe, disparu il y a quelques mois, et dont l’absence se fait "cruellement sentir en ces temps difficiles". Celui-ci avait en effet bien vu derrière la "théorie du modèle et de l’imitation" la fausse vertu, la "reconfiguration passive qui n’en appelle nullement à l’énergie de ses acteurs". "C’est bien tout le rôle des constantes invocations, par nos nouveaux réactionnaires, des remarquables mérites des universités et de l’économie sous Bush, des magnifiques réformes de Blair, voire de l’abnégation des ouvriers chinois, qui travaillent douze heures par jour pour presque rien".

Enfin, clou de l’argumentation du transcendantal pétainiste qui nous englue l’esprit : la salve contre Mai 68. Toute propagande pétainiste a, en effet, son responsable de la crise morale, son coupable désigné… Dans le cas des pétainistes de la Restauration (1815), c’était évidemment la Révolution, la Terreur, le Régicide… Dans le cas du pétainisme de Pétain, c’était évidemment le Front populaire… Dans le cas du pétainisme sarkozien, c’est évidemment Mai 68 ou la décadence accélérée de la France.

Contre ce courant puissamment réactif, Alain Badiou en appelle à la refondation de l’hypothèse communiste. Attention, il ne s’agit nullement de s’en remettre à la définition actuelle ou historique du communisme, entièrement usée et pervertie. Il s’agit de se rappeler que l’hypothèse communiste est le fond de toute orientation émancipatrice, qu’elle reste en quelque sorte la "bonne hypothèse", la seule opérante, la seule "générique", autrement dit la seule qui vaille pour l’humanité. En somme, aurait dit Kant, le communisme non pas comme programme mais comme idée régulatrice. Le communisme comme "schème intellectuel" toujours à réactualiser. Rappelons qu’Alain Badiou, dès 1976, avec son complice François Balmès, lui aussi disparu, avait cherché à définir les "invariants communistes", comme par exemple la "révolte des esclaves sous Spartacus" ou encore celle des "paysans allemands sous Thomas Münzer". Et Alain Badiou de citer à nouveau Jean-Paul Sartre : "tout anti-communiste est un chien". En d’autres termes, refuser l’hypothèse communiste ou la dénoncer comme étant "impraticable" équivaut à définir l’humanité comme une chose qui n’est finalement pas très différente des "fourmis ou des termites".

Voilà donc à quoi le philosophe doit s’employer. Et les citoyens. Et la gauche : permettre la réémergence des conditions d’existence de l’hypothèse communiste. "Faire exister l’hypothèse", tel est le travail des révolutionnaires. Et Alain Badiou, pour l’anticiper, de proposer un manifeste en 8 points, comme une nouvelle "table des possibles" :

(1) Respecter les "ouvriers", les considérer égalitairement, les honorer comme tels, "et singulièrement les ouvriers de provenance étrangère". Sachant qu’il faut interpréter le terme d’ouvrier comme "le nom générique de tout ce qui peut se soustraire à l’hégémonie du capital".

(2) Réhabiliter l’Art contre la culture de consommation, notamment dans les médias et l’école.

(3) Ne jamais inféoder la science à la technique, refuser qu’elle soit "commensurable à la profitabilité technique", lutter contre le réquisit de la rentabilité et l’ontologie du profit. Sarkozy veut que "l’argent des contribuables" aille à l’informatique et à l’économie…, alors il faut s’empresser de redonner raison à Auguste Comte qui considérait que le devenir de l’humanité exigeait une alliance entre "les prolétaires et les scientifiques".

(4) Réinventer l’amour (point de Rimbaud). Rappelons que Théodore Zeldin affirme lui aussi que l’aventure du XXIe siècle, l’objet même de l’Histoire, sera le dialogue entre l’homme et la femme, dialogue aimant si possible, amical nécessairement… Or, l’amour est menacé de toutes parts : sur sa droite par les libertins ; sur sa gauche par les libéraux. Oui, l’amour n’est pas qu’un "contrat entre deux individus libres et égaux". Oui, rappelle Alain Badiou, "c’est ce qui commence au-delà du désir et de la demande". En somme, l’amour ou la nouvelle cause du peuple.

(5) Soigner les malades (point d’Hippocrate) sans restriction aucune. Tout malade a en effet le droit d’être soigné dans les meilleures conditions possibles, hors de toute considération économique, sociale, ethnique, etc… "C’est la définition même de la médecine qui est en jeu".

(6) Ne jamais inféoder l’émancipation à la gestion. Gare en effet à "la modernisation", l’autre nom de la "définition stricte et servile du possible".

(7) Ne jamais lire un journal qui appartient à de "riches managers", à "des rois du béton", des "princes du luxe", des "empereurs des avions de guerre". "Désintéressons-nous des intérêts que leur intérêt souhaite voir devenir les nôtres".

(8)  Enfin, poser comme maxime centrale : il y a un seul monde. Cette phrase est "performative". Elle doit faire tomber les murs. "Affirmer le principe d’un seul monde ne contredit pas le jeu des multiples identités et différences". Dire qu’il y a un seul monde, c’est poser un "opérateur du commun", un "axiome de l’action collective", "subordonner la dimension négative (l’opposition aux autres) à la dimension affirmative (le développement du même)", "développer les virtualités universelles des identités". Pour Alain Badiou, c’est sans nul doute le point central de la politique d’aujourd’hui, ce qui viendra régénérer cette longue histoire blanche qui s’achève.

Pour résumer l’enjeu des huit points, Alain Badiou s’en remet une nouvelle fois à un pair : après Sartre, Rimbaud, Freud…, il nous renvoie à Lacan, et à sa devise remaniée d’"élever l’impuissance à l’impossible". Pour cela, c’est bien de courage dont nous avons besoin. De courage et de "temps", ou plutôt d’une autre perception du temps : "le courage c’est se tenir dans une durée différente de la durée imposée par la loi du monde".

Le style pamphlétaire d’Alain Badiou énervera sans doute. Pour certains, il délégitimera l’argumentation. Pour d’autres, il saura réveiller les intellectuels et déceler quelques capitulations insoupçonnées. Le mélange des genres est toujours difficile à manier. Forcément polémique. Mais il y a fort à parier qu’à la lecture de ce texte certains se sentiront le "courage" d’ouvrir la troisième séquence de l’hypothèse communiste, celle qui instituera un "nouveau rapport entre le mouvement politique réel et l’idéologie".


À lire également :

- notre revue de presse à propos des articles parus dans les pages "Rebonds" de Libération du 10/01/08 sur Alain Badiou, et la réponse d'Alain Badiou dans Libération daté du 14/01/08